La question de la liberté des peuples dans le cadre d’une économie largement globalisée est posée à tout instant. Les problèmes qu’il faut chercher à résoudre, des négociations commerciales aux questions de pollution, et en passant par les conséquences de catastrophes naturelles dépassent, du moins en apparence, le cadre des frontières et la compétence des nations. Dès lors surgit une interrogation : les nations sont-elles un instrument ou un obstacle pour la résolution de ces problèmes ? Les solutions seraient-elles plus rapides, et plus efficace, avec l’émergence d’un pouvoir supranational ?
Telle est la logique des négociations internationales sur les traités dits de libre-échange, et dont le dernier avatar est le TAFTA. De ces traités est issue une « idéologie » du libre-échange moderne, qui ne résiste pas à une analyse sérieuse. Mais, ceci impose de définir ce qu’est une solution « efficace ». Sauf à prétendre que ces solutions sont susceptibles de jugement dans un seul espace, qu’elles ne soulèvent pas de conflit, la notion d’efficacité est en réalité politique. Or, la notion d’efficacité politique implique la mobilisation de la notion de légitimité, et donc celle de la liberté des acteurs. Nous sommes ici renvoyés à la construction des cadres d’expression et d’organisation de la démocratie que sont les États.
Globalisation et démocratie
Une décision récente de la cours de Karlsruhe indique, par exemple, que la démocratie, en Europe, s’exprime dans le cadre des États, et qu’il n’y a pas de « peuple européen ». L’arrêt du 30 juin 2009 stipule en effet qu’en raison des limites du processus démocratique en Europe, seuls les États-nations sont dépositaires de la légitimité démocratique. Le point est d’importance car il était alors question des règles budgétaires que l’on devait adopter dans le cadre de l’Euro. Nous sommes ici en présence du type même d’institution à-priori supranationale dont le mode de gestion semble impliquer un abandon de souveraineté de la part des États. Pourtant, la décision du tribunal constitutionnel allemand fut de considérer, dans cet arrêt de 2009 que seule une décision prise dans le cadre de la nation était légitime, et par là efficace.
Or, il n’est pas sans signification, ni sans conséquences, que la nation et l’État se soient construits historiquement en France, mais aussi ailleurs en Europe, à la fois dans la lutte contre les féodalités locales et contre les prétentions supranationales (déjà…) de la papauté. Cela impose de penser l’existence de ces deux formes simultanément. Or, la question de la nation soulève alors celle du peuple. La formation de l’État comme principe indépendant de la propriété du Prince se fit dans un double mouvement de formation de la nation, comme entité politique, séparée de la propriété du Prince, et du Peuple comme acteur collectif. La souveraineté nationale est, en dernière instance, celle du peuple. Mais, on ne peut penser de « peuple » sans penser dans le même mouvement la « nation ». Et, la liberté du « peuple » dans le cadre de la « nation » s’appelle justement la souveraineté. C’est pourquoi elle est essentielle à l’existence de la démocratie. La souveraineté est une et elle ne se divise pas, n’en déplaise à d’aucuns, même si ses usages sont à l’évidence multiples.
Or, si une communauté politique n’est plus maîtresse de son destin, et c’est le cas quand on est face à des pouvoirs supranationaux, il ne peut plus y avoir de démocratie en son sein. Et, en conséquence, on ne peut y déterminer un « bien commun ». On est alors immanquablement conduit à rechercher un autre ciment à cette communauté, et c’est ici que l’on retrouve la religion. On peut constater que le développement actuel du fondamentalisme religieux n’est en réalité que la traduction des effets de ce que l’on appelle la mondialisation. Mais constater un phénomène ne signifie pas l’accepter, et encore moins s’en réjouir. Que tous ceux qui entonnent des discours béats sur les prétendues beautés d’une mondialisation qu’ils voudraient heureuse sachent que c’est cette dernière qui produit, de manière naturelle et permanente, la montée des fondamentalismes religieux.
Certes, il est des nations souveraines qui ne sont pas démocratiques, mais nulle démocratie n’a pu naître là ou l’on est privé de souveraineté. Toute tentative pour constituer un espace de démocratie institue en réalité un espace de souveraineté. Ces deux notions sont ici indissolublement liées.
Le stade actuel de la globalisation
Cette confiscation de la liberté et de la démocratie est désormais bien réelle. Elle prend la forme des divers traités qui nous lient à l’Union européenne et qui soumettent la représentation démocratique à un pouvoir non élu. Ces traités ont été « justifiés » par des argumentations économiques qui se sont avérées être largement invalidées avec le temps. Lors de la préparation du sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de Cancún en 2003, on pouvait lire et entendre des estimations des gains de la libéralisation du commerce mondial qui montaient à plusieurs centaines de milliards de dollars. Les deux principaux modèles utilisés pour estimer les « gains » étaient Linkage, développé au sein de la Banque mondiale, et GTAP (pour Global Trade Analysis Project) de l’université Purdue. Il s’agit dans les deux cas de modèles appliquant aux données réelles le cadre théorique du modèle d’équilibre général. Les modèles de ce type sont très largement utilisés par les chercheurs qui veulent estimer les effets de la libéralisation du commerce international. Pourtant, les limites et les défauts de ces modèles sont bien connus. Le modèle Linkage, utilisé par la Banque mondiale, annonçait ainsi un gain total de 832 milliards de dollars, dont 539 uniquement pour les pays en voie de développement (PVD). De tels chiffres justifiaient les politiques de libéralisation du commerce mondial, renforçaient la crédibilité de l’OMC dans son rôle de « garant » d’une gouvernance internationale de la globalisation et ont accrédité l’idée que le libre-échange était une nécessité pour le développement de ces pays. Mais cette euphorie issue des statistiques et des modèles n’a pas duré. Dans le cas de Linkage, les gains engendrés par la libéralisation du commerce sont tombés de plus de 800 milliards de dollars à près de 290, dont 90 seulement pour les PVD. En fait, si l’on retirait la Chine de ce groupe de pays, le gain serait était nul. Une telle variation dans les estimations, en si peu de temps, laisse rêveur.
Cette confiscation est aussi le fait des firmes multinationales, qui imposent des règles leur permettant de dire le droit. Tel est, en effet, l’enjeu du projet de traité de libre-échange entre l’Amérique du Nord et l’Union Européenne, le TAFTA ou Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement.