Le vendredi 22 avril, parlant à Londres, le Président des États-Unis, M. Barack Obama, a lancé un vibrant appel aux électeurs du Royaume-Uni pour qu’ils rejettent la sortie de l’Union européenne, ce que l’on appelle le « Brexit », au référendum qui doit se tenir au mois de juin. Il a assorti son appel de menaces à peine voilées au cas où les électeurs britanniques choisiraient l’option de la sortie.
Cette intervention est étonnante, mais elle est aussi extrêmement révélatrice. On ne peut en effet être qu’étonné du fait qu’un Président des États-Unis vole ainsi au secours des institutions européennes. Notons, en passant, que cela dément à l’évidence toutes les fariboles et les niaiseries que l’on a pu entendre sur le fait que la constitution de l’UE permettrait de faire naître un rival global aux États-Unis. Mais, cette intervention est aussi très révélatrice. Elle montre de manière spectaculaire que les États-Unis ont un intérêt évident et majeur dans l’existence de l’UE, et ce pour une bonne raison : l’UE est leur créature.
Non seulement l’UE, mais aussi dans une large mesure la construction européennes dans son ensemble, résulte des pressions et des initiatives des États-Unis, mais elle joue aujourd’hui un rôle essentiel dans la politique étrangère de ce pays assurant dans le même temps la garantie d’une domination sur le continent européen au moindre coût, car depuis maintenant plusieurs décennies l’UE joue le rôle de relais de cette politique ET la garantie que les européens ne pourront agir de manière indépendante ou s’organiser d’eux-mêmes et créer ce qui est le pire cauchemar pour la politique européenne : la « forteresse Europe ».
Cette domination de fait de l’UE par les États-Unis, domination que l’on retrouve à la fois dans les ordres du jour de la Commission, dans la politique étrangère européenne « commune » comme dans le cas de la crise ukrainienne, ou dans les projets de traités asservissant les pays européens aux conceptions des États-Unis comme le TAFTA (ou TTIP) est mise à nue par le discours d’Obama. Cette situation de fait est l’une des causes du désenchantement, désormais massif, des peuples européens pour la construction européenne. Il constitue la pire menace pour cette dernière.
Les États-Unis et les origines de la construction européenne
Il est souvent affirmé que la construction européenne résulterait du double traumatisme de la Première et de la Deuxième guerre mondiale. Que ces événements tragiques, et surtout la guerre de 1914-1918, aient fait prendre aux contemporains conscience de la nécessité d’organiser la coopération entre les États européens est une évidence. Mais d’une part l’idée de la construction européenne était antérieure à 1914, dès 1870 Victor Hugo et d’autres intellectuels faisaient campagne pour ce qu’ils appelaient les « États-Unis d’Europe » et d’autre part rien n’impliquait, dans cette prise de conscience, la construction d’institutions telles que celles qui furent construites dans le cadre de la Communauté Économique Européenne (le « marché commun ») puis dans le cadre de l’Union européenne.
En fait, ceux que l’on considère comme les « pères fondateurs » du projet européen, et en particulier Jean Monnet professaient une vision très pessimiste de l’avenir des États. Ils étaient, que l’on pardonne cet anachronisme, des « déclinistes » avant l’heure. Ainsi Jean Monnet écrivait dans ses mémoires : « Les nations souveraines du passé ne peuvent plus résoudre les problèmes du présent : elles sont incapables d’organiser leur propre développement ou de contrôler leur propre futur. ET la Communauté elle-même n’est qu’une étape sur la route de l’organisation qui prévaudra pour le monde de demain ». Mais un autre de ces « pères fondateurs », certes moins connu mais non moins important, l’intellectuel et antifasciste italien Altiero Spinelli écrivait aussi depuis sa prison : « Le problème qui doit être résolu est l’abolition finale de la division de l’Europe en États nations souverains. Si cette condition n’est pas remplie, toute apparence de progrès demeurera illusoire ».
Cette méfiance profonde envers les États, et pour certains (et Monnet en particulier) envers la démocratie allait imprégner la construction européenne. Mais, celle-ci n’aurait sans doute pas pu se mettre en marche sans l’aide décisive que lui apportèrent les États-Unis à partir de 1946-1947. Pour ce dernier pays, la question essentielle était celle de l’hégémonie mondiale et de son rapport avec l’URSS. Dans ce cadre, il fallait trouver une solution qui lui permette à la fois d’être rassuré quant à l’avenir du continent européen, mais qui assure aussi l’ouverture de ce continent, ou du moins d’une large partie de ce dernier, aux produits de son industrie et de son agriculture.
L’intérêt des États-Unis provint initialement de la crainte de la prise de contrôle par les communistes de l’Italie et de la France. Dans ces deux pays les communistes étaient devenus brièvement le parti le plus puissant. Ce risque provenait de la dislocation économique causée par l’hiver inhabituellement rigoureux de 1946-1947, un hiver qui sapa l’optimisme initial d’Après-Guerre quant au potentiel de remise en état des économiques d’Europe de l’Ouest. Le Secrétaire d’État américain George Marshall organisa au début de l’année 1947 une équipe de hauts fonctionnaires, dirigée par l’un de ses conseillers les plus chevronnés, George Kennan (qui avait été en poste à Moscou pendant la Guerre et avait été l’auteur – sous pseudonyme – d’un article important prenant acte du début de la guerre froide en 1946 dans le revue Foreign Affairs). Son but était de concevoir une nouvelle stratégie pour soutenir l’économie européenne. Les trois des figures clefs qui y travaillèrent étaient Dean Acheson, Will Clayton et George Kennan.
Clayton et Kennan eurent notamment des consultations extrêmement poussées avec Jean Monnet. Le Plan de Renaissance Européenne naquit de leurs efforts combinés, même s’il rentra dans la postérité sous le nom de « Plan Marshall » et fut annoncé par Marshall le 5 juin 1947, lors d’un discours à l’université d’Harvard resté fameux. Le Plan Marshall est généralement considéré comme un acte altruiste des États-Unis afin d’aider ses alliés occidentaux appauvris au moment où ils en avaient le plus besoin. Néanmoins des intérêts commerciaux puissants le sous-tendaient. L’Europe représentait pour l’Amérique un « marché énorme de plusieurs centaines de millions de personnes » que les États-Unis ne pouvaient se permettre de perdre ». En réponse au discours de Marshall, 16 nations européennes se mirent d’accord pour participer à une conférence à Paris le 12 juillet 1947 afin de constituer ce qui est connu sous le nom de Comité Européen pour la Coopération Économique (CECE). Mais, l’instrument principal retenu par Washington pour promouvoir la politique d’intégration européenne fut une nouvelle organisation, fondée le 16 avril 1948, pour gérer la distribution des fonds du plan Marshall. Il s’agissait de l’Organisation Européenne de Coopération Économique (OECE), ancêtre de l’OCDE. Le gouvernement français, fortement influencé par Monnet, poussa afin que cette nouvelle institution soit dotée d’un conseil exécutif disposant de pouvoirs supranationaux et d’un secrétariat permanent. L’intégrationniste fervent Paul-Henri Spaak, qui était à nouveau le Premier Ministre de la Belgique en fut nommé le directeur général.
Dans le même temps, une nouvelle organisation fut mise en place, Le Comité Américain pour l’Europe Unie (ACUE) résultant des contacts entre des politiciens européens partisan de l’intégration et de deux figures clefs du renseignement américain, William J. « Wild Bill » Donovan, ancien responsable de l’OSS durant la guerre et l’un des fondateurs en 1947 de la CIA et son collègue Allen Dulles qui devait devenir plus tard le chef de la CIA sous le président Eisenhower. A partir de ce moment, comme les recherches universitaires récentes l’ont prouvé, l’ACUE fut utilisée comme couverture pour transférer des fonds de la CIA, qui étaient augmentées par les contributions de fondations privées telles la fondation Ford ou l’institut Rockefeller afin de promouvoir l’obsession du Département d’État d’en arriver à une Europe unie, ce qu’un historien devait appeler la « conspiration libérale ».
Dans le même temps fut signé à Washington le 4 avril 1949 du Traité de l’Atlantique Nord, engageant les États-Unis, le Canada, l’Angleterre, la France, l’Italie, les pays du Benelux et quatre autre nations européennes occidentales (la Norvège, le Danemark, le Portugal et l’Islande) à mettre en place une organisation militaire intégrée pour la défense de l’Europe non-communiste. La construction de l’intégration économique, politique et militaire de l’Europe a donc toujours été un projet intégré, et un projet largement soutenu, et même souvent inspiré, par les États-Unis en relation avec les « déclinistes » européens.
La politique étrangère des États-Unis entre agression et colonialisme humanitaire
Les États-Unis, qu’ils en soient conscients ou non, sont en train de gérer leur déclin. Ils ne sont plus l’hyperpuissance qu’ils étaient à la fin des années 1980 et dans les années 1990. Cela permet de comprendre la virulence de l’engagement de Barack Obama pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE. Il faut donc ici revenir sur l’évolution de la politique étrangère des États-Unis.