Ma spécialité d’ingénieur étant les systèmes radars, j’ai été embauché en 1985 par la Thompson-CSF, qui m’expatria à Orlando (Floride) pour travailler sur les systèmes de reconnaissance des formes [1] de missiles intercontinentaux, dans le cadre d’un programme ultra-top-secret dont je n’ai jamais rien su.
Avec mon premier salaire, je me suis acheté une Harley-Davidson (le petit modèle, la Sportster). J’avais une fascination pour ces machines. Malheureusement, ma Harley m’a entraîné vers de mauvaises fréquentations. J’ai quitté mon job au bout de trois mois, et ai vaqué à diverses inoccupations qui ont vite épuisé mon petit pactole.
C’est alors que j’ai découvert les merveilles du système de santé américain. Savez-vous que, si vous avez mal aux dents aux États-Unis, vous pouvez vous rendre dans un centre de soins gratuits ? Mais attention, la gamme de soins est limitée : en général, on vous arrache la dent douloureuse (ou celle d’à côté). À l’époque, j’avais beaucoup de dents, et en perdre trois ne m’a pas inquiété. Mais trente années plus tard, je paie le prix de mon manque d’hygiène dentaire, et il ne me reste que deux molaires antagonistes. C’est peu pour mâcher, ce qui fait qu’à table, je dois parfois choisir entre manger et parler.
Le dilemme a été cruel dimanche dernier, lorsque j’ai eu le plaisir de déjeuner avec une quinzaine de militants d’Égalité & Réconciliation, que je salue chaleureusement au passage. Occupé à mastiquer mon croque-monsieur, j’ai un peu bâclé ma réponse à la question que m’a posée notre hôte :
« Que penses-tu de la gnose ? »
Sur le chemin du retour, je me suis dit que la question méritait peut-être un article.
Après cette introduction indispensable – ne serait-ce que pour comprendre que le rapport entre gnosticisme et Harley-Davidson est ténu – passons au cœur du sujet. À la question « qu’est-ce que la gnose ? », la réponse est simple : tout et n’importe quoi. Gnose vient du grec gnosis que l’on traduit par « connaissance ». C’est un mot cool. Dans le domaine religieux, gnosis est souvent associé à l’expérience mystique, et les Pères de l’Église l’ont parfois employé dans ce sens. Mais le terme est aussi associé à un courant combattu par ces mêmes Pères de l’Église : les gnostiques (gnostikoi). En raison de son antagonisme historique au dogme et à l’institution catholiques, ce courant a depuis très longtemps une image positive dans les milieux spiritualistes anticléricaux ou ésotérisants. On pourrait s’amuser à chercher les points communs entre tous les mouvements qui se réfèrent à la « gnose », mais ça n’apporterait pas grand-chose.
Je vais plutôt résumer ce que j’ai appris d’intéressant sur les premiers gnostiques, par quelques lectures récentes qui ont corrigé certaines de mes conceptions dépassées. J’ai en effet découvert que la connaissance des gnostiques avait beaucoup progressé depuis trois décennies.
Les gnostiques et le rejet du monde
Jusqu’au milieu du XXe siècle, les gnostiques étaient connus principalement par leurs détracteurs, notamment Irénée de Lyon [2], qui leur consacra un livre à la fin du IIe siècle : Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur [3]. Les historiens disposaient de très peu d’écrits gnostiques authentiques. Mais le corpus disponible s’est considérablement enrichi depuis la découverte en 1945 d’une bibliothèque enfouie au IVe siècle dans un cimetière à Nag Hammadi [4], en Égypte, comprenant une cinquantaine de textes répartis en 13 codex de papyrus reliés en cuir.
Une hypothèse plausible sur l’origine de la bibliothèque de Nag Hammadi est qu’elle provient du plus ancien monastère chrétien connu, fondé par saint Pacôme [5]. Lorsque les moines reçurent en 367 ap. J.-C. la Lettre festale 39 d’Athanase d’Alexandrie [6] (première attestation connue du canon du Nouveau Testament), ils décidèrent de cacher leurs chers évangiles gnostiques avant qu’ils ne tombent entre les mains des censeurs.
Le caractère gnostique de certains textes de Nag Hammadi, comme l’Évangile de Thomas (déjà connu par ailleurs), est discutable, mais la grande majorité est indiscutablement gnostique. Il a fallu quelques décennies pour que ces textes soient déchiffrés, édités, traduits, interprétés, discutés.
Il est admis que le courant gnostique coexiste depuis les débuts du christianisme avec le courant qui l’emportera finalement en le refoulant dans l’hérésie. C’est d’ailleurs l’image que donnent les pères de l’Église, puisque Irénée attribue la paternité de l’hérésie gnostique à Simon le Mage [7] (ou le Magicien) personnage qui entre en conflit avec Pierre dans les Actes des Apôtres (chapitre 8).
L’un des traits communs les plus marquants des gnostiques est leur rejet de l’Ancien Testament et de son Dieu. Irénée écrit sur Marcion [8], qui au IIe siècle avait établi une église structurée :
« [Cerdon] eut pour successeur Marcion, originaire du Pont, qui développa son école en blasphémant avec impudence le Dieu annoncé par la Loi et les prophètes : d’après lui, ce Dieu est un être malfaisant, aimant les guerres, inconstant dans ses résolutions et se contredisant lui-même. Quant à Jésus, envoyé par le Père qui est au-dessus du Dieu Auteur du monde, […] il s’est manifesté sous la forme d’un homme aux habitants de la Judée, abolissant les prophètes, la Loi et toutes les œuvres du Dieu qui a fait le monde et que Marcion appelle aussi le Cosmocrator. »
Le Marcionisme se répandit dans toutes les provinces de l’Empire, et particulièrement en Afrique du Nord. Vers 208, le Carthaginois Tertullien se plaignit que « la tradition hérétique de Marcion remplissait l’univers » (Contre Marcion). Il nous dit aussi qu’à la même époque, un autre maître gnostique nommé Valentin [9] devint presque évêque de Rome.
Avec des nuances, les gnostiques considèrent que le monde matériel a été créé par un mauvais démiurge, généralement assimilé à Yahvé, tandis que le Christ a été envoyé par le vrai Dieu pour nous libérer de ce monde. La procréation est considérée comme relevant du monde mauvais et perpétuant l’aliénation de l’homme dans la matière. Les textes gnostiques élaborent une cosmogonie complexe impliquant des puissances angéliques pour expliquer comment le plan divin initial a été contrarié. L’Apocryphon de Jean, daté du IIe siècle, est le plus représentatif de ce courant. C’est une révélation sur la création du Cosmos. La Monade, principe divin supérieur, produit d’abord la « première pensée », qui est aussi le premier éon et « le premier homme ». Le dernier des éons créés, Sophia, perturbe le processus créateur et produit un monstre, Yaltabaoth, première d’une série d’entités démoniaques appelées archontes. Yaltabaoth, derrière lequel on reconnaît Yahvé, engendre le monde d’en-bas et proclame :
« Je suis un dieu jaloux, il n’y en a pas d’autre que moi. »
Puis Yaltabaoth et les autres archontes tentent d’emprisonner Adam dans le jardin d’Éden, un faux paradis. Mais le Christ, qui est le premier éon, lui envoie Ève pour libérer la lumière emprisonnée en lui, et le conduire à consommer le fruit libérateur de l’Arbre de la Connaissance.
Origine juive du gnosticisme
Quelle est l’origine de ce courant gnostique ? L’opinion des spécialistes a beaucoup évolué sur cette question. On pensait auparavant, d’une part, que le gnosticisme était un phénomène propre au christianisme, et, d’autre part, qu’il s’était constitué sous l’influence prépondérante de l’hellénisme, en particulier du platonisme. La formule du savant Adolf von Harnack (1851-1930), selon laquelle le gnosticisme est « une hellénisation aiguë du christianisme », faisait autorité [10]. On reconnaît aujourd’hui que le gnosticisme est un courant proprement juif, dont la source est antérieure au christianisme. S’il a subi une influence hellénistique, c’est surtout par l’intermédiaire du juif Philon d’Alexandrie [11]. La cosmogonie gnostique, dont on vient de voir une version avec l’Apocryphon de Jean [12], emprunte à des livres juifs extra-canoniques comme le Livre d’Hénoch, d’où provient le thème de la chute des anges.
Tout porte à croire que le gnosticisme est issu de Palestine, peut-être plus précisément de Samarie, et qu’il s’est répandu en Anatolie et en Afrique du Nord durant et après les guerres judéo-romaines (68-135), donc en même temps que le christianisme auquel il s’est étroitement mêlé. De l’avis de Gilles Quispel, dont les travaux font autorité, le gnosticisme est une hérésie juive avant d’être une hérésie chrétienne, et durant les trois premiers siècles, il existe des gnostiques chrétiens et des gnostiques anti-chrétiens, mais tous sont juifs [13]. Même les textes gnostiques chrétiens les plus anciens, comme l’Apocryphon de Jean ou l’Évangile de Vérité [14], ne sont chrétiens que de façon superficielle : ils ne font jamais référence à la vie terrestre du Christ, mais présentent celui-ci comme un principe angélique, un éon supérieur, assimilé au Fils de l’Homme [15] du Livre de Daniel.
Après le marcionisme vint le manichéisme, le courant gnostique qui eut la plus durable influence dans l’Empire Romain – et en Orient jusqu’en Chine. Jusqu’au Moyen Âge, les gnostiques (les Cathares par exemple) sont qualifiés de Manichéens par leurs adversaires. Mani étant né et mort (vers 275) en Perse, on pensait que son gnosticisme était d’origine zoroastrienne. Là aussi, l’opinion des spécialistes a changé. Selon Quispel, il est aujourd’hui établi une fois pour toutes, grâce notamment au Codex Mani de Cologne [16] découvert en 1969, que Mani est issu d’une communauté de juifs chrétiens, les Elkasaïtes [17]. Cette secte appartenait à une mouvance juive hétérodoxe très portée sur les ablutions, et qualifiée pour cela de « baptiste ». Le Coran les connaît sous le nom de Sabéens [18]. Dans cette mouvance se rangent les Mandéens [19], qui sont des Baptistes installés en Irak (ils étaient encore plusieurs dizaines de milliers au sud de l’Irak avant l’agression américaine de 2003). Les Mandéens tirent leur nom de l’araméen manda, « connaissance ». Leurs mythes et leurs rites attestent qu’ils sont originaires de Palestine, probablement exilés durant les guerres judéo-romaines. Une de leurs particularités est de vénérer Jean-Baptiste mais de rejeter Jésus comme dissident et imposteur, ce qui apporte un éclairage intéressant sur les conflits entre les disciples de Jean et les disciples de Jésus dont témoignent les évangiles canoniques et d’autres textes anciens (tout cela est détaillé dans mon livre Jésus et Jean-Baptiste. Enquête historique sur une rencontre légendaire [20]). Les Mandéens illustrent le fait que le gnosticisme, qui est issu du même judaïsme hétérodoxe que le mouvement de Jésus, s’est scindé en un gnosticisme chrétien (par exemple les Elkasaïtes) et un gnosticisme anti-chrétien (les Mandéens), tout en restant juif hétérodoxe de culture.
Gnosticisme et christianisme
On trouve aux sources du christianisme deux courants juifs très opposés : d’un côté, ceux qu’on nommera les Ébionites [21], issus de la communauté de Jérusalem et fidèles à la Loi mosaïque (dont la circoncision) et refusant de diviniser Jésus ; de l’autre les gnostiques, qui rejettent l’Ancien Testament et son dieu.
Les Ébionites gardent le souvenir du Jésus terrestre, mais aussi de son frère Jacques le Juste – notoirement légaliste –, tandis que les gnostiques ne s’intéressent qu’au Christ céleste. Les Ébionites, nous informe Irénée, « rejettent l’apôtre Paul qu’ils accusent d’apostasie à l’égard de la Loi ».
Au contraire les gnostiques ont une vénération particulière pour Paul, qui comme eux ne s’intéresse pas au Jésus terrestre. Paul affirme clairement qu’il doit sa conversion à une rencontre directe avec le Christ ressuscité, et non à un enseignement transmis par les apôtres (Galates 1,12). Marcion fut le premier à réunir les épîtres authentiques de Paul. Selon certains auteurs, la forme actuelle de ces épîtres est le résultat d’un remaniement par les ennemis catholiques de Marcion, qui ont également produit les épîtres jugées aujourd’hui « apocryphes » pour contrer les tendances gnostiques des épîtres authentiques, ainsi qu’une biographie de Paul dans les Actes des Apôtres visant à neutraliser le souvenir de son opposition à Pierre [22].
Cet arrière-plan complexe se prête à diverses hypothèses. Le Christ des gnostiques ne serait-il pas antérieur aux biographies évangéliques du Jésus terrestre ? C’est ce que pensent certains historiens, notamment Earl Doherty qui a récemment renouvelé cette problématique [23]. Quoi qu’il en soit, il semble que le christianisme qui s’est finalement imposé au IVe siècle est le produit d’un syncrétisme entre les tendances gnosticisantes (fondées sur Paul) et les tendances anti-gnosticisantes fidèles à la Torah. Ces deux tendances constituent une tension interne au Christianisme qui par certains aspects rejette le monde et par d’autres cherche à le conquérir.
La dialectique du serpent
L’une des caractéristiques les plus étranges de certains gnostiques (pas tous) est leur interprétation positive du serpent de la Genèse (chapitre 3). Les Ophites [24] (du grec ophis, « serpent ») aussi appelés Naassènes (de l’hébreu naas, « serpent »), sont une secte gnostique apparue en Syrie et en Égypte vers l’an 100 de notre ère. Selon Irénée, les Ophites enseignent que « la Mère divine utilisa le serpent pour conduire Adam et Ève à désobéir aux ordres de Yaltabaoth et acquérir la connaissance, incitant ainsi la colère de ce dernier, qui a jeté le serpent dans le monde inférieur, avec Adam et Ève ». Selon Augustin, les Ophites assimilent le serpent au Christ mais selon Tertullien, « ils magnifient le serpent à un tel degré qu’ils le placent même devant le Christ […]. "Car c’est le serpent, disent-ils, qui nous a donné l’origine de la connaissance du bien et du mal" ». Théodoret de Cyr [25] décrit vers 440 des hérétiques de Syrie qu’il présente comme des Marcionites vénérant le serpent qui dévore sa propre queue (l’ouroboros [26]). [27]
L’une des questions qui se pose est celle du rapport exact entre ce culte gnostique du serpent et le récit de Genèse 3. On considère généralement que les gnostiques ont retourné comme un gant l’interprétation biblique négative du serpent et de l’arbre de la connaissance, en suivant la logique : puisque Yahvé est un mauvais démiurge, c’est que le serpent est du côté du bien. Lorsqu’il promet à Adam et Ève le moyen de « connaître le bien et le mal » pour « ne pas mourir » et « être comme des dieux (elohim) », il ne ment pas, contrairement à ce que prétend Yahvé. Les gnostiques auraient donc choisi de faire du méchant de la Bible le gentil de leur histoire alternative.
Cette hypothèse pose une difficulté : on ne fonde pas une doctrine religieuse par simple inversion d’une autre doctrine religieuse. De plus, les exégètes ont depuis longtemps décelé que le récit biblique est lui-même polémique. Il est assez évident que derrière le serpent qui promet la connaissance et l’immortalité se cachent des cultes que le scribe biblique entend délégitimer. J’ai déjà évoqué cette thèse dans deux articles publiés fin 2018 ( L’interdit de la connaissance du bien et du mal comme fondement biblique ) et début 2019 ( La matrice biblique de l’inversion accusatoire ). Je mentionnais alors l’hypothèse que la polémique était dirigée contre le culte cananéen de Baal.
Mais il y a une meilleure solution à l’énigme. La Bible elle-même suggère que la polémique de Genèse 3 est dirigée vers l’intérieur, et non vers l’extérieur du monde judéen-israélien. On apprend en effet en Nombres 21,9 que Moïse façonna, sur instruction de Yahvé, un serpent d’airain qui, placé sur un étendard, guérissait des morsures de serpent (ce qui nous rappelle le bâton d’Asclépios [28] et son serpent devenu symbole de la médecine). On lit ensuite en 2 Rois 18,4 que le roi de Judée Ézéchias, grand pourfendeur d’idoles, « mit en pièces le serpent d’airain que Moïse avait fabriqué. Jusqu’à ce temps-là, en effet, les Israélites lui offraient des sacrifices ; on l’appelait Nehushtân ».
Il semble donc très plausible que le récit de Genèse 3 était dirigé contre le culte israélien (c’est-à-dire samaritain) du serpent de Moïse. Dans ce cas, étant donné que le serpent de Genèse 3 s’exprime comme un gnostique, nous devons conclure que le culte israélien visé par Genèse 3 était gnostique, ou proto-gnostique.
Nous rejoignons ainsi la thèse aujourd’hui solidement établie selon laquelle le gnosticisme est d’origine juive et antérieure au christianisme, auquel il s’est greffé. Autrement dit, plutôt que de considérer que les gnostiques ont décidé d’inverser le récit biblique et de parler comme le serpent, ce sont en réalité les scribes bibliques qui ont décidé de faire parler le serpent comme les proto-gnostiques samaritains adorateur du serpent de Moïse. C’est d’autant plus plausible que de nombreux indices relient le gnosticisme du premier siècle après Jésus-Christ à la Samarie, à commencer par Simon le Mage et tous ses disciples.
Que cette hypothèse soit fondée ou non, il demeure que, selon les dernières découvertes, le gnosticisme est un mouvement de pensée typiquement juif, et non pas hellénistique. Son rejet métaphysique du monde, et tout particulièrement du corps humain, est d’ailleurs contraire à l’esprit grec, qui a sublimé l’esthétique corporelle. Mais comment expliquer que l’hébraïsme, religion matérialiste fondée sur le déni de l’Autre Monde et entièrement orienté sur la perpétuation de la race, ait suscité son exact opposé, le gnosticisme ? Une explication simple vient à l’esprit : la religion hébraïque et la tradition biblique (ce que je nomme le yahvisme) produit inévitablement, chez un grand nombre de juifs, une forme de dégoût. Le matérialisme juif, en particulier, produit chez les juifs spirituels un dégoût du monde matériel. C’est une dynamique interne lié au caractère pathologique du judaïsme, qui s’exprime par un extrême ou l’autre au lieu de tendre vers l’équilibre.
À cela s’ajoutent les catastrophes des guerres judéo-romaines, dont Yahvé peut être tenu responsable, lui qui n’a pas tenu ses promesses. Enfin, il y a une logique interne au scénario gnostique de la création, qui prend la forme d’une double contrainte : Yahvé est un dieu mauvais (rejet de la tradition biblique) ; mais c’est lui qui a créé le monde (acceptation du paradigme biblique) ; donc le monde est mauvais. Le gnosticisme est un de ces mouvements juifs anti-juifs, par lequel des juifs cherchent à rompre avec le judaïsme sans parvenir à cesser d’être juif.
Il y aurait certainement plus à dire, et d’autres angles possibles. On peut par exemple s’interroger sur le rapport entre le gnosticisme et la Kabbale, car tous deux font grand cas des puissances angéliques et de la magie permettant de les contrôler.
Et le récentisme dans tout ça ?
L’hypothèse d’un lien entre le culte du serpent de Moïse et le gnosticisme du premier siècle de notre ère pose un problème chronologique. Le problème n’est pas vraiment de savoir si le serpent de Moïse a existé, mais plutôt à quelle époque ont été rédigés les deux passages bibliques qui en parlent, et à quelle époque a été rédigé le récit polémique de Genèse 3. Sur la question de la datation de la Bible hébraïque, bien des incertitudes pèsent encore. La thèse la plus conservatrice est qu’elle fut éditée à la fin de la période babylonienne ou durant la période perse, par Esdras et son équipe (voir ma conférence « La conspiration d’Esdras »). Cependant, on sait que le canon du Tanakh ne fut vraiment établi que durant la période des rois hasmonéens (140-37 av. J.-C.) [29], qui échouèrent à soumettre entièrement la Samarie (les Samaritains sont encore rebelles au culte centralisé de Jérusalem à l’époque de Jésus). La polémique contre le serpent de Genèse 3 pourrait donc être d’époque hasmonéenne. Elle précéderait alors de très peu l’apparition du gnosticisme samaritain du premier siècle de notre ère.
La longévité du gnosticisme au sein de la chrétienté pose un problème de chronologie plus délicat. En effet, ce gnosticisme, qui est un concurrent très sérieux du catholicisme durant les trois premiers siècles, survivra encore un millénaire à une Église devenue toute-puissante au IVe siècle. On sait que le marcionisme et le manichéisme perdurent dans l’Empire romain jusqu’au Ve siècle. L’empereur d’Orient Justinien [30] combat encore les Manichéens au VIe siècle. À une date imprécise entre la fin du VIIe siècle et le début du IXe siècle apparaissent les Pauliciens [31] en Anatolie. Ils se distinguent mal des Bogomiles de Bulgarie, attestés pour la première fois dans les années 940 par une lettre du patriarche de Constantinople Théophilacte, qui les définit comme « un mélange de manichéisme et de paulinisme ». Au XIe siècle, le bogomilisme est encore pratiqué dans des monastères de Constantinople [32]. Les Bogomiles sont considérés comme les ancêtres immédiats des Cathares du Languedoc, dont l’Église catholique viendra à bout par la Croisade albigeoise au XIIIe siècle.
Tous ces mouvements sont indéniablement gnostiques : ils vénèrent l’apôtre Paul et rejettent l’Ancien Testament, assimilant son dieu Yahvé au mauvais démiurge. Mais leurs liens historiques restent insaisissables. Ils semblent n’être que différentes vagues d’un même mouvement, qui semble renaître perpétuellement pendant un millénaire, malgré les persécutions et la destruction de ses textes. Le cas des Pauliciens est particulièrement intriguant : ils disent se nommer ainsi en référence à Paul (les historiens pensent qu’ils se trompent et les rattachent à un autre Paul, mais sans argument valable) ; leur bastion d’origine est proche de la ville de Tarse, d’où Paul est originaire ; et leur principal chef spirituel se faisait appeler Silvanus [33], le nom que portait le compagnon de voyage de Paul [34].
C’est une des énigmes, parmi bien d’autres, que peut résoudre, à mon avis, le révisionnisme chronologique de Gunnar Heinsohn que je présente dans mon livre Un millénaire de trois siècles ?
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