Daech avait pour objectif de créer un État islamique d’Afrique du Nord mais, ne disposant pas des avantages qu’il avait en Irak et en Syrie, le groupe terroriste n’a pas réussi à conquérir la Libye. Analyse du spécialiste de l’Afrique, Bernard Lugan.
C’est en 2013 qu’Abu Bakr al-Baghdadi, le chef de l’État islamique annonça la création d’un groupe à Derna, en Cyrénaïque. Durant l’année 2014, associé à d’autres groupuscules jihadistes, l’EI prit le contrôle de la ville et proclama l’État islamique Branche de Barqua. Mais ses méthodes lui attirèrent l’hostilité des autres islamistes. Principalement parce que n’étant pas Libyens, les membres de l’EI s’affranchissaient des affiliations et des connivences tribales locales. Finalement groupés dans le Conseil des Moujahidines de Shura, les jihadistes « locaux » chassèrent l’EI de Derna. Ce dernier tenta alors de prendre pied à Benghazi, mais il fut repoussé par les forces du général Haftar.
Les survivants se replièrent alors dans la région de Syrte, l’ancien fief du colonel Kadhafi. Ce choix était particulièrement judicieux pour quatre grandes raisons :
1 - La région, véritable frontière, tant géographique que culturelle, entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine constituait une sorte de zone tampon entre les forces de Misrata à l’ouest, et celles du général Haftar à l’est.
2 - Elle est située aux lisières de la Tripolitaine, région elle-même largement contrôlée par les islamistes, dont les milices de la ville de Misrata (Frères musulmans) alliées aux jihadistes de Tripoli. Or, l’État islamique avait pour objectif d’engerber toutes les forces islamistes dont Fajr Libya, Ansar Al Sharia et les diverses sous-marques d’Al-Qaïda dans un futur État islamique d’Afrique du Nord, à l’imitation de l’État islamique d’Irak.
3 - Elle abrite les principaux terminaux pétroliers de Cyrénaïque.
4 - La région est également le point de départ de la pénétrante qui, depuis le littoral méditerranéen s’enfonce vers le sud en direction de la région péri-tchadique. De là, il aurait été possible à l’État islamique d’établir une liaison avec Boko Haram en s’appuyant sur le réseau commercial ancré sur la tribu arabe des Awlad Sulayman dont plusieurs membres lui avaient prêté allégeance. De plus, l’État islamique allait pouvoir chercher à profiter des rivalités opposant Touareg, Arabes et Toubou pour le contrôle du commerce et des trafics transsahariens. Nous sommes en effet ici dans la longue histoire, sur l’antique route des caravanes.
Le 4 janvier 2016, à partir de Syrte, l’EI lança une attaque contre les ports de Cyrénaïque par lesquels la Libye exporte 40% de son pétrole brut. Ses forces furent repoussées et, depuis, l’organisation recule, n’étant parvenue, ni à sortir de son réduit de Syrte, ni à engerber les diverses composantes jihadistes du pays, ni à s’ouvrir une véritable liaison avec Boko Haram.
La raison de ces échecs est que la Libye n’est ni l’Irak, ni la Syrie. Dans ces deux pays, l’EI a bénéficié de trois grands avantages qui n’existent pas en Libye :
L’opposition entre chiites et sunnites lui a permis de justifier son combat pour l’unité des sunnites. Tel n’est pas le cas en Libye où tous les musulmans sont sunnites.
Le contrôle des puits de pétrole lui a fourni une trésorerie ; or, le pétrole libyen ne pouvant être exporté que par la mer, les navires occidentaux se seraient opposés à un tel commerce.
La base arrière turque lui a permis à la fois d’écouler son pétrole en contrebande et de disposer d’un territoire frontalier dont les autorités, toutes à leur lutte contre les Kurdes, considéraient ses combattants quasiment comme des alliés. En Libye, il n’existe pas de base arrière frontalière pour l’EI.
À ces trois points s’en ajoutent deux autres, à savoir la définition tribale du pays qui est un obstacle au califat universel prôné par l’EI, ainsi que les fortes identités de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine qui ont rendu impossible la greffe d’un mouvement composé majoritairement d’étrangers.
L’EI s’est donc trouvé pris au piège sur un territoire d’à peine 12 000 kilomètres carrés autour de Syrte et d’une poignée de villages. Sa force réelle qui a été largement surestimée se montait en effet à peine à quelques milliers d’hommes dont un millier de combattants aguerris.
L’échec de l’État islamique en Libye ne marque pas pour autant la fin du chaos car ce n’est pas l’EI qui en est responsable. L’État islamique n’étant implanté à Syrte que depuis 2015, ce n’est en effet pas lui qui a provoqué cette anarchie qui a commencé en 2011, mais les milices salafistes de Tripoli et celles des Frères musulmans de Misrata. Ce n’est pas davantage l’EI, dont la base démographique est insignifiante, qui envoie des dizaines de milliers de migrants en Europe, mais les cités côtières dont celles de Tripoli et de Misrata. Mêlées à tous les trafics, ce sont ces dernières qui se livrent à la forme contemporaine de la traite des esclaves.
Les affrontements ne vont donc pas cesser dans cette guerre de tous contre tous qui voit les forces de trois gouvernements s’opposer :
À Tobrouk, siège la Chambre des représentants reconnue par la communauté internationale ;
À Tripoli est installé le parlement de Salut national sous influence des islamistes d’Abdelhakim Belhadj et des Frères musulmans de Misrata.
Quant au gouvernement d’union nationale constitué le 19 janvier 2016 sous les pressions de l’ONU et dirigé par Fayez el-Sarraj, il n’est pas encore parvenu à se faire reconnaître dans l’ensemble du pays. Nombreux sont en effet ceux qui lui reprochent de faire la part trop belle aux Frères musulmans de Misrata et aux islamistes de Tripoli.
La composition de ce gouvernement d’union nationale a également longtemps buté sur le portefeuille de la Défense brigué à la fois par le général Haftar, le chef de l’armée de Cyrénaïque soutenu par l’Égypte, et par l’ancien bras droit de Ben Laden, Abdelhakim Belhadj, le chef du GICL (Goupe islamiste de combat de la Libye) une des plus puissantes milices islamistes de Tripoli, soutenu par la Turquie et le Qatar. Finalement, le ministère est revenu au colonel Mehdi Brahim Barghethi (Mahdi al-Barghati), proche du gouvernement de Tobrouk, mais que certains observateurs pensent être en froid avec le général Haftar. Quant au ministère de l’Intérieur, il a été attribué à El Aref Salah Khouja (Salel al-Khoja), un lieutenant d’Abdelhakim Belhadj. Les forces de sécurité libyennes vont donc dépendre de deux chefs dont les objectifs sont à l’opposé… La coupure entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque est donc une fois de plus inscrite dans les faits.
Concernant les autres ministères, chaque région, chaque grande faction a en principe obtenu d’être représentée. Dans cette dilution de l’État, certains sont favorisés, comme les Frères musulmans de Misrata, inconditionnellement appuyés par la Turquie et le Qatar. D’autres sont marginalisés, comme Zenten, qui détient prisonnier Saïf al Islam, le fils du colonel Kadhafi. Le nouveau gouvernement s’est installé à Tripoli où, de fait, il est sous le contrôle des Frères musulmans de Misrata et des milices de Tripoli proches d’Al Qaïda (Aqmi).