La question se pose au sujet du sort que les tribunaux ont réservé à Robert Faurisson, au bas mot depuis 1979 jusqu’à son décès en 2018. Formulée ainsi la question est encore trop restrictive et l’on pourrait dire : « L’historien est-il libre ? » ; ou, ce qui revient au même : « Est-ce que l’histoire est libre ? ». On pense immédiatement à l’article 24 bis de la loi de 1881 sur la liberté de la presse (loi de 1990, dite loi Gayssot). Mais il ne faut pas trop focaliser son attention sur la loi Gayssot, car en réalité cette loi n’a pas résolu la question de la liberté de l’historien, et l’on va voir qu’au regard de celle-ci, elle est même devenue un paradoxe de notre droit actuel. Mettons un peu d’ordre dans les idées, prenons l’une après l’autre les thèses en présence. Affirma et nego.
Oui ! l’historien est libre
Libre. Peut-être pas absolument, au regard de la réprobation sociale et académique, et de la marginalisation ou de la répression institutionnelle qu’une opinion trop divergente peut valoir à son auteur. Nuançons aussitôt : l’historien est relativement libre. C’est-à-dire qu’il n’est pas en France de vérité historique officielle. C’était l’état du droit avant même l’intervention de la loi Gayssot. Un fameux arrêt de 1983 s’inscrit dans cette jurisprudence : ce n’est pas devant les tribunaux que l’histoire peut trouver ses juges. L’historien est simplement soumis à réparation, comme tout le monde, lorsque, par une faute intentionnelle ou d’imprudence, il vient à commettre un dommage envers autrui. Il est également sujet à répression lorsque, sortant du domaine scientifique, il commet une injure ou une diffamation. Cette dernière infraction est déjà plus délicate. Mais un débat peut encore s’instaurer sur la vérité du fait imputé à celui dont l’honneur est atteint. Et puis il y a la provocation à la haine raciale. C’est d’ailleurs dans la veine de cette infraction que s’inscrivent l’apologie ou la contestation de crime contre l’humanité. En effet, la contestation a sa place ici, selon une certaine thèse, défendue tant par la Cour de cassation que par le Conseil constitutionnel. Selon ces deux organes la loi Gayssot n’incrimine nullement le révisionnisme historique. L’histoire est libre. Ce qui est interdit, c’est l’outrance ou la mauvaise foi dans la présentation des faits historiques dans le but dès lors présumé d’injurier, de diffamer ou de provoquer à la haine. Dans le cas des faits de la Seconde Guerre mondiale, il s’agit d’une présomption d’antisémitisme. Le révisionnisme est libre, le « négationnisme » interdit.
Cette thèse est devenue celle d’Alain Jakubowicz, qui distingue l’historien, totalement libre de débattre de tous les points de la Seconde Guerre mondiale, et, disons, le gangster de l’histoire, le menteur professionnel, le falsificateur ou le faussaire de l’histoire, que la loi Gayssot a pour objet d’appréhender, surtout lorsqu’il opère de manière sournoise ou par allusions.
Après que j’étais intervenu à ses côtés, la ligne de défense du Professeur s’inscrivait dans le cadre de cette hypothèse. « Si l’historien est libre, je devrais l’être, car je ne fais que travailler sur des faits offerts à la réflexion scientifique : l’existence ou non d’un plan, d’un ordre, d’une organisation du massacre en masse des juifs d’Europe, l’existence ou non d’un appareil d’exécution de ce meurtre de masse (chambre à gaz cyanhydrique ou autre,) enfin l’existence du corpus delicti, les victimes, et leur nombre. » Mieux encore, dans ses derniers procès, Robert Faurisson n’était quasiment plus poursuivi que pour avoir cité quantité d’historiens orthodoxes qui reprenaient ses thèses ou du moins avançaient des idées où il voyait des Victoires du révisionnisme.
Pourtant le Professeur était condamné. C’est-à-dire qu’un même propos, selon qu’il était tenu par Raul Hilberg ou par Robert Faurisson pouvait vous valoir les lauriers ou la couronne d’épines. Puisque la LICRA prétendait que mon client était un antisémite acharné, j’en vins à soutenir que s’il fallait être antisémite pour oser se livrer aux recherches auxquelles il avait consacré sa vie, alors on pouvait reconnaître au moins ce mérite à l’antisémitisme.
Non ! l’historien n’est pas libre
C’est cette position qui est le plus naturellement prise au sujet de la loi Gayssot. On ne compte plus le nombre de juristes et d’historiens, mais aussi de philosophes et d’hommes politiques qui se sont élevés à ce titre contre l’existence de cette loi Gayssot. Cette thèse est juste, car les juges du fond, surtout les juges de première instance, tendent à comprendre la loi Gayssot comme une loi qui interdit de nier l’existence des chambres à gaz. Interprétation naïve, mais qui a le mérite de la clarté. La XVIIe chambre correctionnelle du tribunal de Paris, en 2017, a ainsi pu dire que Faurisson était un menteur parce qu’il contredisait la loi (doctrine Bigot) : la loi Gayssot est ainsi érigée en édiction d’une vérité historique officielle, avec sanction positive de ceux qui ne la respectent pas.
Cela génère une situation paradoxale : d’un côté le Conseil constitutionnel, dans sa décision Reynouard (2016) estime que si la loi Gayssot respecte la Constitution, c’est parce qu’elle n’interdit pas la recherche historique, de l’autre les juges du fond appliquent précisément cette même loi dans le sens d’une interdiction du débat sur l’existence des chambres à gaz. Et aucun organe constitutionnel n’est susceptible de trancher cette situation ubuesque à laquelle les promoteurs du système de la Question prioritaire de constitutionnalité n’avaient sans doute pas pensé.
Toujours est-il que c’est dans ce cadre que j’ai entendu pour la première fois Robert Faurisson se défendre. Au juge qui lui demandait s’il allait continuer de violer la loi Gayssot, le Professeur répondit : « Oui ! Oui et oui, vous pouvez me jeter en prison, jamais je ne me soumettrai à la force injuste de la loi ». C’est la défense de rupture articulée par Antigone devant Créon. Au sortir d’une guerre fratricide, l’édit de Créon avait ordonné que l’on accordât à Etéocle des funérailles nationales, mais que l’on abandonnât le corps de Polynice aux oiseaux rapaces et aux chiens errants.
Je crois que la référence à l’édit de Créon est adaptée à la situation. Le jugement de Nuremberg n’a pas, au sens du droit, autorité de la chose jugée, et l’on n’a jamais vu que la res judicata s’imposât aux historiens. Mais il ne s’agit pas d’un jugement comme les autres. Il s’agit d’un acte politique. Nuremberg est comparable à un traité, sauf que ce n’est pas un traité de paix.
Finalement, la question n’est plus tant de savoir si l’histoire est libre ou non. Il faut distinguer selon que l’histoire est brûlante ou non, c’est-à-dire actuelle ou pas, politique ou sans enjeu. Lorsque l’histoire est présente (il peut s’agir de faits récents comme des faits très lointains), l’histoire n’est jamais libre. Sauf la liberté absolue pour l’historien d’enfreindre l’interdit, à ses risques et périls.
Mais il est une distinction cardinale en la matière. Certains interdits, comme celui de Créon, sont des prolongements de la guerre, tandis que d’autres, comme l’éclair de Zeus évoqué par Carl Schmitt dans un texte de 1947, sont des gages de paix. Entretien de la mémoire dans un cas, effacement de la mémoire dans l’autre. Ce sera l’objet d’un prochain article.