Il s’agit moins pour moi de disculper Carlos, là n’est pas la question, que d’inculper les magistrats et l’administration qui lui font ce procès. C’est manière de le défendre.
Partons des faits bruts. Nous avons des coups de feu, des explosions, des gens pris en otage (Vienne, 1975), des blessés et des morts.
Sur ces faits porte la discussion autour du droit. Pour les uns, Carlos, impliqué directement dans de tels faits, est un terroriste. Et donc, par le procès qui lui est fait, la France contribue à la lutte mondiale contre le terrorisme. Mais pour les autres, au contraire, Carlos est un résistant, c’est un combattant du « peuple de la nuit », un héros du monde opprimé par l’impérialisme américain et sioniste. Et le procès qui lui est fait par la France est taxable de crime contre l’humanité.
La solution de cette dispute, en quoi consistera ma sentence, repose sur le constat que pour un même fait les qualifications de terroriste ou de résistant sont parfaitement interchangeable, tout dépend du jugement qui est porté sur la cause. Pour les uns, aujourd’hui, en France, Carlos est un terroriste parce que sa cause est injuste. Mais dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient Carlos est un héros de la cause palestinienne. Tout dépend donc du moment et du lieu. Ce phénomène est bien connu. En France, la même personne est terroriste en 1943 et résistante en 1944.
On remarque moins à quel point les qualifications de lutte contre le terrorisme et de crime contre l’humanité dépendent également du jugement que l’on porte sur la cause. Et pourtant, si la cause du résistant est juste, celle du gouvernement dont il combat l’oppression sera injuste, et la moindre arrestation sera considérée comme une persécution pour des motifs politiques, donc comme un crime contre l’humanité. Inversement, face au terroriste l’État pourra tout se permettre, y compris, comme dans le cas de Carlos, la mesure illégale de l’enlèvement.
Une fois que l’on a compris que tout reposait sur une décision politique, que l’on passerait tout à celui dont la cause est considérée comme juste, et rien à celui dont la cause est considérée comme injuste, il est possible de jouer sur la contradiction. On peut, c’est ce que faisait Jacques Vergès, renvoyer les Français à leur condamnation des « crimes » de l’occupant nazi ; comment peuvent-ils, comme dans le cas Barbie, prétendre condamner le crime contre l’humanité, alors qu’ils se livrent aux mêmes exactions ? Et plus loin encore, comment un même gouvernement peut-il en même temps faire entrer des résistants au Panthéon, les donner en exemple à la jeunesse, et prétendre condamner le terrorisme en la personne de Carlos ? On peut se satisfaire de dénoncer le deux poids et deux mesures, le vae victis (la justice des vainqueurs), qui suppose un choix politique plus que moral. Et l’on peut alors faire du procès de Carlos le procès du sionisme.
Mais l’on peut aussi aller plus loin et choisir de condamner plus radicalement le jeu pervers du choix de la cause dans le jugement sur le caractère juste ou injuste de la guerre. Il semble que la question de la guerre juste soit indéracinable. Mais il est deux manières de l’aborder, selon que l’on privilégie ou non la fin sur les moyens. Dans l’ordre international qui domine depuis la Première Guerre mondiale, c’est la fin qui compte. La guerre comme moyen est d’ailleurs interdite. Mais la fin justifie les moyens. C’est-à-dire que si la fin est juste, tous les moyens seront bons, y compris l’extermination des populations civiles par le bombardement nucléaire. En revanche, lorsque la fin est injuste, rien ne sera permis, certainement pas les moyens de la guerre conventionnelle, mais pas même le droit de résister. Dans un tel cadre la neutralité est impossible et tout conflit civil tourne à la guerre mondiale, comme tout conflit mondial se résout en guerres civiles.
Seule une parfaite indifférence quant à la justice de la cause, seule une neutralité quant aux fins permettra de porter un jugement sur les moyens, d’en interdire certains et d’en permettre d’autres. D’interdire, par exemple, de mêler les populations civiles aux conflits, que ce soit en tant qu’agents ou comme patients (pour reprendre ces vieux qualificatifs du droit pénal, plutôt que ceux d’auteur et de victime). C’est ainsi que la guerre civile, de centrale, pourra redevenir marginale, pour laisser la place à la guerre conventionnelle.
Le problème actuel tient à l’idéologie pacifiste qui, animée de puissants schèmes eschatologiques, prétend pouvoir débarrasser définitivement l’humanité du fléau de la guerre. Au nom de cette fin des fins le moyen guerrier et l’indifférence quant à la cause de la guerre a été érigé en mal absolu, contre lequel il faudrait paradoxalement déchaîner une guerre finale, totale et sans freins. L’éradication de la guerre suppose, dans cette idéologie, une organisation mondiale sans États.
Au contraire, la voie de la neutralité quant aux fins reposerait sur un monde multipolaire admettant la guerre conventionnelle comme chose possible. Au titre de la promotion de ce monde relativement pacifié, nous pouvons invoquer le Mahâtma Gandhi : « On entend dire les moyens, après tout, ne sont que des moyens. Moi je dirais plutôt que tout, en définitive, est dans les moyens. La fin ne vaut que ce que valent les moyens. Il n’existe aucune cloison entre ces deux catégories. En fait, le Créateur ne nous permet d’intervenir que dans le choix des moyens. Lui seul décide de la fin. Et seule l’analyse des moyens permet de dire si le but a été atteint avec succès. Cette proposition n’admet aucune exception. »
Ilich Ramirez Sanchez ne saurait être tenu pour responsable du désordre mondial qui règne depuis le début du siècle dernier. Ce n’est pas lui, mais ceux qui l’accusent, qui sont responsables du chaos actuel. Si le cauchemar de l’impérialisme mondial venait à se dissiper il ne fait aucun doute que les actes qu’il a commis seraient amnistiés, sinon encensés.