Les docteurs de la foi chrétienne ont élaboré de multiples niveaux d’interprétation du Tanakh juif, renommé Ancien Testament. Dans cette série d’articles, nous ne nous intéresserons qu’à ce qu’y trouvaient les Juifs, par qui et pour qui il fut écrit. C’est dans la Bible hébraïque (que je nommerai simplement « la Bible ») que le peuple juif puise depuis toujours l’énergie qui le propulse dans l’histoire. Que la judéité soit considérée comme une identité religieuse ou ethnique, elle s’enracine dans la Bible. Le sionisme y trouve aussi son inspiration première, comme je l’ai montré dans un précédent article. Pour comprendre le véritable projet sioniste, nous devons donc identifier l’idéologie qui sous-tend la Bible hébraïque. Avant d’aborder la théologie (conception de Dieu) qui sous-tend ce corpus vénérable, penchons-nous sur son anthropologie (conception de l’homme).
Ombre et poussière
La Bible est un recueil de textes hétéroclites, d’époques et de styles variés. Néanmoins, il est admis que le Pentateuque (la Torah, soit la Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome) ainsi que les six livres historiques qui le suivent (Josué, Juges, Samuel I et II, Rois I et II), émanent, sous leur forme définitive, d’une même école de pensée et sont coulés dans un même moule idéologique. Les grands livres prophétiques d’Isaïe, de Jérémie et d’Ézéchiel appartiennent à ce même courant, que je nomme yahvisme, mais que les historiens nomment « deutéronomisme » parce que c’est dans le Deutéronome que son idéologie est la plus explicite.
Concernant la nature spirituelle de l’homme et son destin après la mort, malgré des nuances, il existe une conception biblique fondamentale, rarement contredite : elle n’accorde à l’homme aucune âme indépendante du corps, et aucune forme d’après-vie digne de ce nom. La Genèse est très claire sur ce point : « Mon esprit ne résidera pas éternellement dans l’homme, puisqu’il est chair » (Genèse 6,3) [1]. L’homme est poussière et retourne à la poussière (3,19), sans que la moindre âme digne de ce nom ne s’en échappe. Pour appuyer cette idée, Genèse 2,7 joue sur le lien sémantique entre l’homme, adam, et la terre, adamah : « Elohim forma adam, poussière de adamah. »
Par conséquent, Yahvé n’a que faire des morts, qui ne peuvent rien attendre de lui ; « ceux qui gisent dans la tombe », dit l’auteur des Psaumes s’adressant à Yahvé, sont « ceux dont tu n’as plus le souvenir, et qui sont retranchés de ta main » (88,6). L’espérance d’une vie meilleure et d’une rétribution dans l’Au-delà est l’impensé de l’idéologie yahviste. Lorsque le roi Ézéchias est « atteint d’une maladie mortelle », il supplie Yahvé, non pas de l’accueillir en sa demeure de l’Autre Monde, mais de rallonger sa vie afin qu’il puisse continuer à le louer sur terre, dans son Temple ; car une fois mort, se lamente Ézéchias, « je ne verrai pas Yahvé sur la terre des vivants » (38,11). Yahvé exauce sa prière : « J’ai entendu ta prière, j’ai vu tes larmes. Je vais te guérir ; dans trois jours, tu monteras au Temple de Yahvé. J’ajouterai quinze années à ta vie » (38,5).
La Bible hébraïque se distingue radicalement de toutes les traditions religieuses de l’Antiquité par le refus de ses auteurs de concevoir une forme d’après-vie qui soit davantage qu’un sommeil dans les ténèbres humides du Shéol. La Bible désigne sous ce terme une région souterraine où les morts, bons comme mauvais, ne subsistent qu’en tant qu’ombres impuissantes et inconscientes. Le Shéol est surtout un concept négatif, qui se rapproche au plus près de l’idée de néant, impensable par définition ; la mort au Shéol est un quasi-anéantissement. En fait, même cette notion minimale d’Au-delà est tardive. Le terme Shéol n’apparaît qu’une seule fois dans le Pentateuque (Torah), à propos de Coré et deux cent cinquante notables, « hommes de renom » qui se sont rebellés contre l’autorité de Moïse et Aaron :
« Le sol se fendit sous leurs pieds, la terre ouvrit sa bouche et les engloutit, eux et leurs familles, ainsi que tous les hommes de Coré et tous ses biens. Ils descendirent vivants au Shéol, eux et tout ce qui leur appartenait. La terre les recouvrit et ils disparurent du milieu de l’assemblée. » (Nombres 16,31-33)
Le terme n’a ici qu’une fonction narrative : aucune vie sous terre n’est accordée à ces engloutis vivants. Le Shéol, parfois traduit par « la fosse », n’est qu’une façon de désigner la mort, assimilée à la pourriture du cadavre.
On avance parfois que la Torah possède deux termes pour désigner l’esprit immortel : nephesh et ruah. C’est un contresens. Le mot hébreu nephesh est traduit dans la Septante par le grec psyché, et en français par « âme », mais il désigne en réalité un « être vivant », c’est-à-dire un corps que la vie n’a pas encore quitté ; il se traduit parfois simplement comme « la vie ». Le terme est intimement lié au sang dans les interdits alimentaires du Lévitique 17, car le sang est le siège de la vie (ou de l’âme, si l’on y tient) [2]. Le mot hébreu ruah, traduit par pneuma dans la Septante, et généralement par « esprit » en français, signifie « vent », « souffle », « respiration », soit l’air qui entre et sort des poumons. Il constitue donc une autre métaphore de la vie, et en aucun cas, dans la Bible, une âme immortelle individuelle. Ainsi n’y a-t-il aucune notion d’âme immortelle dans la formule de Genèse 2,7 : « L’Éternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie [ruah] et l’homme devint un être vivant [nephesh]. »
Une anthropologie anti-spiritualiste et anti-héroïque
Ce caractère foncièrement matérialiste de l’hébraïsme ancien, qui demeure le cœur de l’idéologie deutéronomiste, a été souvent relevé par les historiens des religions. Et contrairement à une explication parfois avancée, ce n’est pas un archaïsme remontant à un stade où les hommes n’auraient pas encore développé le concept de l’âme individuelle. C’est au contraire une idéologie révolutionnaire, agressivement dressée contre une croyance universelle et probablement aussi vieille que l’humanité. La répétition de la condamnation de tout commerce avec les morts prouve d’ailleurs que l’interdit ne fut imposé qu’avec la plus grande difficulté par les Lévites [3]. Dans le monde antique méditerranéen, le judaïsme, par son déni de la vie après la mort, faisait figure d’anti-religion.
Car dans toutes les civilisations antiques, et en Égypte plus qu’ailleurs, l’espérance en l’immortalité joue un rôle central. Selon une thèse ancienne mais revenue aujourd’hui en force, l’imaginaire de la mort est l’origine des religions et donc des civilisations. Avant de concevoir et adorer des dieux, soutenait Fustel de Coulanges dans La Cité antique (1864), « l’homme adora les morts, il eut peur d’eux, il leur adressa des prières. Il semble que le sentiment religieux ait commencé par là. [4] » Pour l’égyptologue Jan Assmann, « la mort est l’origine et le berceau de la culture ». Celle-ci trouve son inspiration première dans les représentations de l’immortalité et les échanges symboliques entre le monde des vivants et celui des morts [5]. C’est pour les morts que la pierre a été introduite dans l’architecture, et c’est aussi probablement pour immortaliser ses défunts que l’homme façonna ses premières images. L’art naît du désir de représenter l’invisible en s’inspirant du visible, et c’est à la lumière de cette considération qu’il faut comprendre l’interdit biblique :
« Tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessus de la terre » (Exode 20,4).
Le yahvisme déclare la guerre à l’immortalité de l’âme. L’analyse critique du légendaire biblique prouve que les rédacteurs yahvistes ont délibérément écrasé ce qui, dans les traditions de l’ancien royaume d’Israël qu’ils s’approprient, évoque la notion d’immortalité héroïque. Seul subsiste comme véritable immortel le prophète Élie, que son disciple Élisée vit emporté par « un char de feu et des chevaux de feu » et « monter au ciel dans le tourbillon » (2Rois 2,11). Mais le motif héroïque fait ici figure de résidu ou fossile d’une idéologie héroïque recouverte par l’anti-héroïsme biblique. Élie n’est que l’exception qui confirme la règle : point d’Au-delà pour les héros bibliques.
Certes, durant la période hellénistique, le dualisme grec s’est infiltré dans la littérature juive dite « sapientielle » (qui fait parler Sophia, la Sagesse de Dieu, assimilée au Logos). Ainsi, le Livre de la Sagesse, écrit en grec à Alexandrie au 1er siècle av. J.-C., affirme que « Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité » et critique ceux qui « ne croient pas à la récompense des âmes pures » (2,22-23). Mais ce texte est l’une des rares exceptions qui confirment la règle. Il s’inscrit dans la brève parenthèse du judaïsme hellénistique, qui sera vigoureusement refermée par le pharisianisme et le talmudisme et ne sera sauvée de l’oubli que par les copistes chrétiens. Et même dans ce judaïsme hellénistique, l’opinion matérialiste prévaut. D’après l’Ecclésiaste :
« Le sort de l’homme et le sort de la bête sont un sort identique : comme meurt l’un, ainsi meurt l’autre, et c’est un même souffle qu’ils ont tous les deux. La supériorité de l’homme sur la bête est nulle, car tout est vanité. Tout s’en va vers un même lieu : tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière » (Ecclésiaste 3,19-20).
« Les vivants savent au moins qu’ils mourront, mais les morts ne savent rien du tout. Il n’y a plus pour eux de récompense, puisque leur souvenir est oublié. […] il n’y a ni œuvre, ni réflexion, ni savoir, ni sagesse dans le Shéol où tu t’en vas » (Ecclésiaste 9,5-10).
Le message est identique dans le Livre de Job, de la même période : point de consolation à espérer pour le pauvre Job à l’issue de ses malheurs.
« Si l’homme une fois mort pouvait revivre, je garderais espoir tout le temps de mes souffrances, jusqu’à mon changement d’état. »
Hélas !
« L’arbre conserve un espoir, une fois coupé, il peut renaître encore […]. Mais l’homme, s’il meurt, reste inerte ; quand un humain expire, où donc est-il ? […] L’homme une fois couché ne se relèvera pas » (Job 14,7-14).
Comme seul prix de sa fidélité à Yahvé, Job recevra une rallonge de 140 ans sur terre, une progéniture nombreuse et « quatorze mille brebis, six mille chameaux, mille paires de bœufs et mille ânesses » (42,12).
Il est vrai aussi qu’entre le 1er siècle avant notre ère et le 1er siècle après, l’idée de « résurrection » des morts fait son entrée dans la littérature maccabéenne écrite en grec. Le mot grec anastasis désigne littéralement le fait de « se lever ». C’est donc l’inverse de koimao, « s’endormir », ou de « se coucher avec ses pères », l’euphémisme utilisé dans la Bible pour évoquer la mort des rois (1Rois 14,31, 15,24 et 16,6, ou 2Rois 14,29). La notion de résurrection fut d’abord appliquée aux martyrs de la résistance contre Antiochos IV dans les Livres de Maccabées. C’est une conception directement imitée de l’idéal gréco-romain du héros immortel [6], mais l’imagination pharisienne l’a réduite à l’idée grossièrement matérialiste du corps physique reconstitué hors de sa tombe, qui se passe de toute forme d’âme immortelle. Du reste, l’idée restera marginale dans la tradition rabbinique et ne fait l’objet d’aucun développement dans le Talmud.
Ce n’est que bien après la naissance du christianisme que le rabbinisme talmudique imitera celui-ci en adoptant la croyance en l’immortalité de l’âme, mais sous une forme très particulière, par une autre de ces inversions ou imitations parodiques qui sont la marque de fabrique du judaïsme : seuls les Juifs auraient une âme divine, l’âme des Gentils étant « équivalente à celle des animaux » (Midrasch Schir Haschirim). S’ils ont un aspect humain, c’est uniquement parce qu’ « il ne conviendrait pas à un Juif d’être servi par un animal, mais bien par un animal à figure humaine » (Sepher Midrasch Talpioth) [7]. Plus tard, il y aura bien des érudits juifs pour introduire l’idée d’immortalité de l’âme sous une forme moins polémique, mais ils l’emprunteront encore au christianisme. Lorsqu’au 18e siècle Moïse Mendelssohn voudra défendre la croyance en l’immortalité de l’âme, il ne s’appuiera nullement sur la tradition juive, mais produira un dialogue de style platonicien intitulé Phédon ou l’immortalité de l’âme.
Yahvé, Prince de ce monde
Selon une étymologie possible, la « religion » est ce qui « relie » l’homme à la transcendance. Elle oriente l’homme vers le ciel, l’invisible. Yahvé est le dieu qui, au contraire, tourne le regard de ses fidèles vers la terre, le matériel. Les récompenses que promet Yahvé à ceux qui le « craignent » sont exclusivement de ce monde : l’idéal est d’être « rassasié de jours », d’avoir une nombreuse descendance et une grande fortune. Seule la génération, le sang, permet à l’homme de survivre selon la Torah.
À l’inverse des traditions égyptienne, babylonienne, perse, grecque ou romaine, la tradition juive est hostile à toute forme d’imaginaire de l’Au-delà. Elle ne connaît rien de semblable à la riche mythologie funéraire des autres cultures, dont les héros explorent l’Autre Monde puis s’y établissent éternellement, en vainqueurs de la mort-anéantissement. On chercherait même en vain, dans la Bible, l’idée que l’homme en mourant va rencontrer son Créateur : la vie de chacun des patriarches se termine simplement par la mention de leur lieu de sépulture. De Jacob, il est dit qu’il « fut réuni aux siens » (Genèse 49,33), mais rien ne suggère d’y voir autre chose qu’une formule toute faite, un euphémisme conventionnel. Jacob, en tout cas, ne rejoint pas Yahvé. En fait, Yahvé ne semble pas exister dans un espace particulier ; c’est un dieu sans domicile propre autre que son Temple de Jérusalem, qui se manifeste occasionnellement pour renifler l’ « odeur agréable » de la chair calcinée des holocaustes (Nombres 29,36).
Les peuples dits polythéistes placent leur espérance ultime dans une Terre promise qui n’est pas de ce monde. Cet Autre Monde paradisiaque est souvent doté d’une source miraculeuse ou d’un « arbre de vie », qui procure vie et jeunesse éternelles. C’est, par exemple, Mag Mell, « la Plaine du Bonheur » où l’on reste jeune et beau, dans la mythologie irlandaise, ou encore « la Terre des Vivants, où il n’y a ni mort, ni manque, ni péché [8] ». Aucune espérance de ce genre n’est donnée par Yahvé à son peuple. La Terre promise des Juifs est un lieu géographique qui s’étend du Nil à l’Euphrate ; c’est un destin exclusivement terrestre et collectif. En fait, les scribes yahvistes ont retourné sur la tête le thème mythique du Paradis (mot emprunté au perse Pardès), terre d’immortalité bienheureuse ; ils l’ont transposé, avec son arbre de vie qui transforme les mortels en immortels, au début de leur histoire, puis ils en ont fermé l’accès à tout jamais. Ils y ont mis en scène le drame qui a introduit dans le monde le double fléau de la mort et du travail, car la mort n’est à leurs yeux porteuse d’aucune promesse, et le travail n’est générateur d’aucun mérite spirituel ; ce n’est qu’en punition de sa transgression que Yahvé déclare à Adam :
« C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre où tu as été pris » (Genèse 3,19).
L’orientation terrestre du yahvisme est intimement liée à son légalisme. Selon l’égyptologue Jan Assmann, l’idée qu’un dieu puisse dicter ses lois aux hommes est une innovation hébraïque. En Égypte et dans le reste du monde antique, le droit n’est pas la responsabilité des dieux, mais celle des hommes. Elle découle du consensus humain, et son application repose sur le jugement humain. « Aucune religion "païenne" n’a fait du droit son domaine de prédilection. […] Ce que l’on doit au monothéisme [hébraïque] n’est donc pas l’introduction, mais la "transplantation" du droit et de la justice : la source du droit n’est plus à chercher sur la terre et dans l’expérience humaine, mais au ciel et dans la volonté divine. » Les prêtres yahvistes ont dépouillé l’homme de sa responsabilité de se donner des lois. Selon le grand penseur juif Yeshayahou Leibowitz, « la Torah ne reconnaît pas d’impératifs moraux découlant de la connaissance de la réalité naturelle ou de la conscience du devoir de l’homme envers son prochain. Tout ce qu’elle reconnaît est les Mitzvot [Commandements], les impératifs divins. » En fait, selon Gilad Atzmon, « le légalisme judaïque a pour fonction de remplacer le jugement éthique authentique. […] les personnes éthiques n’ont pas besoin de "commandements" pour savoir que le meurtre ou le vol sont des choses mauvaises. » Il est aussi à noter que la divinisation de la loi contribue à faire des Juifs un peuple inassimilable. L’historien juif Bernard Lazare note que tous les peuples conquis par les Romains, à l’exception des Juifs, se soumirent sans difficulté aux lois des vainqueurs. « Ils le pouvaient facilement, parce que, chez eux, la séparation était très nette entre les doctrines religieuses venues des dieux et les lois civiles émanées des législateurs. » La loi mosaïque, elle, est tombée du ciel, gravée dans la pierre par le doigt même de Dieu. Elle ne souffre aucun compromis. L’Alliance entre Yahvé et son peuple (alliance éternelle selon le judaïsme) est un contrat qui se résume ainsi :
« Si tu obéis vraiment à la voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui, Yahvé ton Dieu t’élèvera au-dessus des toutes les nations de la terre. » Deutéronome 28,1
À l’opposé de cette promesse de domination terrestre, le christianisme offre à ses fidèles un Royaume qui n’est pas de ce monde. Dès lors, bien des chrétiens ont perçu l’antinomie entre Yahvé et le Christ. Les gnostiques des premiers siècles avaient saisi le problème : s’appuyant sur saint Paul, ils tenaient Yahvé pour un démiurge mauvais qui avait asservi les hommes, tandis que le Dieu d’amour de Jésus venait les libérer. Comment, au fond, distinguer Yahvé promettant à son peuple la domination des « nations de la terre », du diable tentateur qui, ayant emporté Jésus « sur une très haute montagne, lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire et lui dit : "Tout cela, je te le donnerai, si, te prosternant, tu me rends hommage" » (Matthieu 4,8-10). Tel est le dilemme profond du christianisme et de son rapport à l’Ancien Testament. Le matérialisme judaïque a de profondes conséquences sur le mode de vie juif.
Parmi ces conséquences, Karl Marx identifie la poursuite immodérée du pouvoir financier. « L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister. L’argent abaisse tous les dieux de l’homme et les change en marchandise. » [9]. Jacques Attali, qui crédite le peuple juif d’avoir fait « de la monnaie l’instrument unique et universel d’échange, tout comme il fait de son Dieu l’instrument unique et universel de la transcendance », fait aussi remarquer qu’en hébreu, « monnaie » (DaMim) est le même vocable que « sang » (DaM, pluriel DaMim), et se réjouit de cette « dangereuse et lumineuse proximité » [10]. Le capital, en effet, transcende l’individu et se transmet par la progéniture. Donnons raison à Attali : par leur pratique et leur perfectionnement de l’usure, les Juifs ont en quelque sorte doté l’argent d’un pouvoir quasi surnaturel. Tout se passe comme si le monde spirituel auquel le Juif ne croit pas avait été remplacé par un monde virtuel de sa fabrication ; une spiritualisation de la matière qui est en réalité un monde spirituel inversé, puisqu’au lieu de relier l’homme au Ciel il l’enchaîne à la Terre.
Du yahvisme à l’athéisme
L’Ancien Testament fut le cheval de Troie du judaïsme et de son anthropologie matérialiste au sein de la chrétienté. Parmi les conversos ou « nouveaux chrétiens » suscités par les édits d’expulsion des Juifs d’Espagne et du Portugal de la fin du 15e siècle, nombreux furent ceux qui renoncèrent avec soulagement à Yahvé. Mais ils n’en reçurent pas nécessairement pour autant la foi en l’Au-delà, et ne perdirent pas leur vision foncièrement matérialiste du monde. C’est par les communautés marranes que semble s’être répandu dans la chrétienté au 16e siècle le matérialisme philosophique et son corolaire, l’athéisme. Et c’est sous l’influence des marranes de Hollande et de Venise, souvent reconvertis en calvinistes, que cette disposition d’esprit se fraiera un chemin dans l’Angleterre de Cromwell, pour devenir au 19e siècle le ferment de la modernité.
L’impulsion vint de Thomas Hobbes, auteur du fameux Léviathan (1651). Hobbes est un puritain, mais ses idées religieuses sont si typiquement juives qu’on a émis l’hypothèse de son origine marrane [11]. Son matérialisme philosophique est en tout cas compatible avec le judaïsme et non pas avec le christianisme :
« L’univers est corporel ; tout ce qui est réel est matériel, et ce qui n’est pas matériel n’est pas réel. »
Mû principalement par l’instinct de conservation et vivant dans l’angoisse permanente de la mort violente, « l’homme est un loup pour l’homme » à l’état de nature, et les relations humaines se résument à « la guerre de tous contre tous ». Hobbes était lui-même influencé par Machiavel, au sujet duquel le néoconservateur Michael Ledeen se demande s’il n’était pas aussi un « Juif secret » : « Écoutez sa philosophie politique et vous entendrez la musique juive », écrit-il dans la Jewish World Review [12].
Dans le sillage de Hobbes apparaissent Adam Smith, le théoricien du libéralisme mercantile avec The Wealth of the Nations (1776), puis Thomas Malthus et son Essai sur le principe de population (1798). Le malthusianisme, qui s’adapte bien au climat mental victorien, inspire à la fin du 19e siècle Herbert Spencer, qui formule la loi naturelle de la « survie du plus apte » dans Progress, its Laws and Causes (1857). Deux ans après le livre de Spencer paraît celui de Darwin sur L’Origine des espèces (1859), qui apporte la caution des « sciences naturelles » à la loi spencérienne de la « survie du plus apte », laquelle était déjà en germe chez Thomas Hobbes. Darwin admet que sa théorie n’est que « la doctrine de Malthus appliquée au règne animal et végétal, agissant avec toute sa puissance ».
Le darwinisme tient lieu aujourd’hui de fondement doctrinal du catéchisme de l’athéisme institutionnel. En 1920, l’écrivain anglais Bernard Shaw voyait poindre avec inquiétude la nouvelle religion laïque, dont le principe éthique est la compétition pour la survie du plus apte. Mais Shaw, qui était partisan de la théorie de « l’évolution créatrice » ou vitalisme, comprenait aussi que l’attrait pour le darwinisme était lié au dégoût qu’éprouve la pensée rationnelle pour le démiurge capricieux, incompétent et génocidaire de l’Ancien Testament [13].
La vérité est que l’Ancien Testament, qui fut le cheval de Troie du judaïsme au sein du christianisme, a suscité l’athéisme par réaction dialectique. Voltaire, par exemple, ne dénigre le Dieu chrétien qu’en citant l’Ancien Testament : « Jamais le sens commun ne fut attaqué avec tant d’indécence et de fureur » (Sermon des Cinquante). L’athéisme qui a englouti la chrétienté occidentale est l’enfant naturel du yahvisme.
Le peuple éternel
À l’opposé de la pensée grecque qui a développé l’idée de la psyché individuelle, le judaïsme sacralise le génétique au-dessus de tout. Seule la génération permet à l’homme de survivre ; par conséquent, seule la descendance d’Abraham, Isaac et Jacob est déclarée éternelle par Yahvé : « J’ai constitué un peuple éternel » (Isaïe 44,7). C’est, en quelque sorte, le peuple élu tout entier qui est « héroïsé ». La Torah ramène constamment l’individu à son origine génétique, et le seul destin qu’elle lui offre après la mort est sa descendance. Lorsqu’Abraham contemple le ciel étoilé, il n’y voit pas des âmes divinisées, comme le font les Égyptiens, mais l’image de sa future progéniture terrestre (Genèse 15,5 ; 22,17).
La circoncision vient renforcer ce primat du corps et de la matière :
« Mon alliance sera marquée dans votre chair comme une alliance perpétuelle. L’incirconcis, le mâle dont on n’aura pas coupé la chair du prépuce, cette vie-là sera retranchée de sa parenté : il a violé mon alliance » (Genèse 17,13).
La circoncision est comme un trait génétique surajouté, transmis de père à fils. Spinoza ne s’y est pas trompé :
« J’attribue une telle valeur au signe de la circoncision, qu’à lui seul je le juge capable d’assurer à cette nation une existence éternelle. [14] »
L’immortalité n’est refusée à l’individu que pour être réinvestie entièrement sur le collectif. Isaac Kadmi-Cohen décrit le judaïsme comme « la spiritualisation déificatrice de la race », et son Dieu comme « l’exaltation de l’entité représentée par la race ». C’est la raison pour laquelle, « dans l’hébreu ancien, le verbe "mourir" s’applique à tous les êtres vivants, hommes et bêtes. Pour les Hébreux, on emploie une périphrase : Rejoindre son peuple (Héasef léamo). [15] » Si l’éternité n’est accordée qu’au peuple en tant qu’entité collective, tout se passe comme si les Juifs se trouvaient réunis par une âme collective, ethnique, génétique. Faut-il donner à cette âme collective le nom de Yahvé ? C’est ce que semble vouloir dire Maurice Samuel, dans You Gentiles (1924) : « Le sentiment dans le Juif, même dans un Juif libre-penseur comme moi, est qu’être un avec son peuple, c’est être admis à la capacité de participer à l’infini. Je pourrais dire, de nous : "Nous et Dieu avons grandi ensemble". [16] »
Nombreux sont les penseurs juifs qui ont conçu la judéité comme une forme d’âme tribale. Quelques citations du rabbin américain Harry Waton, tirées de son Program for The Jews écrit en 1939, résument assez bien cette idée :
« Jéhovah est différent de tous les autres dieux. Tous les autres dieux résident au ciel. Pour cette raison, toutes les autres religions se préoccupent du ciel, et elles promettent toute récompense dans le ciel après la mort. Pour cette raison, toutes les autres religions dénigrent la terre et le monde matériel et sont indifférentes au bien-être et au progrès de l’humanité sur cette terre. Mais Jéhovah descend du ciel pour résider sur la terre, et pour s’incorporer à l’humanité. Pour cette raison, le judaïsme se préoccupe seulement de cette terre et promet toute récompense ici-même sur cette terre. »
« La religion des Hébreux, en fait, était intensément matérialiste et c’est précisément ce qui lui a donné une réalité persistante et efficace. »
« La Bible parle d’une immortalité ici même sur terre. En quoi consiste cette immortalité ? Elle consiste en ceci : l’âme continue de vivre et de fonctionner à travers les enfants et les petits-enfants et tous leurs descendants. Par conséquent, quand un homme meurt, son âme est réunie à son peuple. Abraham, Isaac, Jacob, Moïse et tous les autres continuent de vivre dans le peuple juif, et un jour ils vivront dans toute la race humaine. Voilà l’immortalité du peuple juif, telle qu’elle a été connue des Juifs de tous temps. »
« Les Juifs qui possèdent une compréhension plus profonde du judaïsme savent que la seule immortalité qu’il y ait pour le Juif est l’immortalité dans le peuple juif. Chaque Juif continue de vivre dans le peuple Juif, et il continuera de vivre aussi longtemps que vivra le peuple juif. [17] »
Ce paradigme judaïque explique pourquoi renoncer à la judéité est pour un Juif comme s’arracher une partie de l’âme. « Vous pouvez extraire le garçon hors d’Israël, mais vous ne pouvez pas extraire Israël hors du garçon », dit un proverbe juif [18]. Le concept de la « haine de soi » dont on affuble tout Juif apostat ou simplement critique de sa communauté d’origine, trahit une conception de la judéité comme élément indéracinable de l’individualité. On le comprend mieux en lisant comment Benzion Netanyahu analyse la situation du Juif qui épouse une non-Juive :
« Son individualité, qui est un extrait et un exemple des qualités de sa nation, sera alors perdue pour les générations futures, dominée par les qualités d’autres nations. Quitter une nation est par conséquent, même d’un point de vue biologique, un suicide. [19] »
Selon l’ethnohistorien juif Raphael Patai, auteur de The Jewish Mind (1977), « la conscience d’appartenance » est « le critère ultime de la judéité [20] ». « Être juif pour moi, confirme Alain Finkielkraut, c’est me sentir impliqué, concerné, compromis parfois par ce que font les autres juifs. C’est un sentiment d’appartenance, d’affiliation. [21] » Chaque juif, dans l’exacte mesure où il se sent juif, se voit lui-même comme la parcelle d’un tout. Par conséquent, ce qu’accomplit un Juif rejaillit sur toute la communauté. Lorsqu’un Juif est soupçonné de crime, la communauté se mobilise pour sa défense. Il ne s’agit pas véritablement de solidarité, encore moins d’empathie, selon Otto Weininger, mais plutôt de « la crainte que le coup n’en retombe sur l’ensemble des Juifs, ou mieux sur la juivité même, que l’idée même de juivité en ressorte ternie. [22] » Et lorsqu’un Juif est victime, c’est tout le peuple juif qui est victimisé. La mémoire obsessionnelle de la Shoah est enracinée dans ce paradigme ; chaque Juif, fût-il le rejeton de Séfarades nord-africains n’ayant jamais vu l’ombre d’un uniforme nazi, se sent victime de l’Holocauste, et traumatisé en tant que survivant. Une frontière floue entre la mémoire personnelle et la mémoire collective est l’un des effets marquants de la judéité.
Nombres de penseurs juifs modernes ont clairement identifié cette spécificité du judaïsme qui fait sa force. Ainsi pour Moses Hess (Rome et Jérusalem, 1862), précurseur du sionisme, « la religion juive est, par dessus tout, le patriotisme juif ». « Rien n’est plus étranger à l’esprit du judaïsme que l’idée du salut individuel », car l’essence du judaïsme est « la croyance vivide en la continuité de l’esprit dans l’histoire humaine ». Cette géniale idée juive ne serait pas selon lui un rejet de l’immortalité individuelle ; ce serait elle au contraire qui aurait « au cours des âges, rétréci dans la croyance dans l’immortalité atomique de l’âme individuelle ; et ainsi, arrachée de ses racines et de son tronc, elle s’est fanée et a pourri [23] ». Sur ce point, Hess se trompe, mais en partie seulement, car il est exact que la notion étroitement individuelle de l’âme qui a cours dans l’imaginaire chrétien (une nouvelle âme dans chaque nouveau-né) a sa faiblesse. Jean Jaurès l’avait bien saisi, et c’est ce qui lui faisait voir le socialisme comme le complément nécessaire du christianisme [24]. John Steinbeck a illustré cette idée dans Les Raisins de la colère avec le personnage de Jim Casy, un ancien prêcheur qui a renoncé à sauver les âmes et s’investit dans le combat social, en se disant : « Peut-être bien que les hommes n’ont qu’une grande âme et que chacun en a un petit morceau. [25] »
En définitive, le déni de l’âme individuelle, qui peut apparaître comme une terrible lacune du judaïsme primitif, est en même temps ce qui fait la force du peuple juif en tant qu’âme-groupe. Car l’individu n’a que quelques décennies pour accomplir son destin terrestre, tandis qu’un peuple dispose de siècles, voire de millénaires. Ainsi le prophète Jérémie pouvait-il rassurer les exilés de Babylone que, dans sept générations, ils retourneront à Jérusalem. Sept générations dans l’histoire d’un peuple, c’est un peu comme sept ans dans la vie d’un homme. Tandis que le Goy attend son heure à l’échelle d’un siècle au plus, le peuple élu voit beaucoup plus loin.
En pratique, cet esprit se manifeste par une capacité exceptionnelle des Juifs à œuvrer en réseaux de génération en génération. Les néoconservateurs en ont fait récemment la démonstration ; en trois générations, ils ont pénétré les centres névralgiques de l’État américain dans le but précis de tirer les ficelles de sa politique étrangère et militaire. Il est intéressant de savoir que le maître à penser des néoconservateurs, Leo Strauss, spécialiste de Hobbes et de Machiavel, voyait en ce dernier un patriote d’un type supérieur, parce qu’il ne croyait pas en l’immortalité de l’âme mais seulement en celle de la nation, et en déduisait que, l’individu ne pouvant se damner, rien n’est immoral de ce qui peut servir la nation [26].