Une ombre lourde s’abat sur le Nord ; le soleil émerge rarement des nuages. Cette année, les rues de Russie sont nettement moins illuminées, et l’on n’est pas d’humeur festive. Seule la blancheur de la neige et les arbres de Noël brisent la tristesse et nous rappellent que nous approchons du point le plus bas du cycle cosmique, le solstice, quand les jours recommencent à grandir et les nuits à pâlir. Comme cet événement stellaire annonce la Nativité de Notre Seigneur, c’est une période d’espoir qui s’ouvre après une année très difficile dans le monde entier.
Les amis de Poutine sont chagrins
Les Russes s’essaient à deviner ce que le président dira dans son adresse à la nation, à l’aube du Nouvel An. Il devrait dire : voilà, une année qui est bouclée, et nous allons tous retrouver le moral, proposent les uns. Mais même les plus optimistes sont déçus par des résultats économiques bien ternes, et ils en imputent la faute au gouvernement du Premier ministre Medvedev et à son équipe néolibérale monétariste. Cela permet à Poutine de rester hors d’atteinte, mais le gouvernement est de moins en moins populaire.
Tandis que le rouble s’effondre, même le journal Komsomolskaïa Pravda, très lu et pro-Kremlin (j’y tiens occasionnellement une rubrique) a publié un appel à la démission des ministres de l’Économie et des Finances ou à leur remplacement. Il y a peu de chances que Poutine suive le conseil et nettoie les écuries de son gouvernement.
Il pourrait donner un coup de pouce à sa popularité en changeant tout ou partie de ses ministres, mais c’est quelqu’un de têtu et de loyal envers ses collègues, ce qui n’est pas si fréquent. Jamais une accusation n’a pu le convaincre de se débarrasser d’un membre de son équipe. Son ministre la Défense antérieur, Serdjoukov, était impliqué dans des trafics douteux, tandis que son assistante bien aimée amassait des millions en vendant des actions MOD à ses fans. Mais Poutine l’a gardé, et lui a évité la prison. Il a dû démissionner pour devenir CEO, et elle a fait au maximum quelques semaines de prison.
La semaine dernière, le dirigeant de l’opposition Navalny s’est fait écho de lourdes charges contre le procureur général Tchaïka. Pour sa défense, Tchaika a dit que derrière la campagne se trouvait le célèbre Browder, un escroc américain qui s’est débrouillé pour s’approprier nombre d’avoirs russes de haute qualité pour rien, durant la vague de privatisations sous Eltsine. Finalement il a été forcé de partir avec son butin, et a été condamné à moult années de prison in absentia. Browder sent mauvais, certes, mais cela ne constitue pas un rempart solide pour Tchaïka. Mais Poutine a encore refusé de lâcher Tchaïka ou même de lancer une enquête indépendante sur les crimes qu’on lui impute.
Poutine se tient aux côtés du politicien le plus détesté de l’ère Eltsine, Anatoly Tchoubaïs. Le Financial Times l’a qualifié de « père des oligarques ». Après avoir quitté le gouvernement, Tchoubaïs a été engagé pour diriger le RUSNANO, une firme propriété de l’État, connue pour son gaspillage et ses détournements. Poutine l’a sauvé bien des fois de poursuites en justice.
Poutine est allé, le chapeau à la main, à Ekaterinbourg pour la cérémonie d’ouverture du Mémorial à Boris Eltsine (9 milliards de roubles) et a mentionné chaleureusement le président discrédité qui avait fait de lui son successeur. Les gens étaient furieux de voir leur président dans le rôle de profiteur du régime de Eltsine. Pouvez-vous imaginer la Fox TV transmettant la propagande russe ? En Russie, c’est un bastion des médias russes, propriété de l’État et subventionné par les contribuables, qui se fait le relais du programme occidental anti-russe, comme l’a dit le réalisateur Nikita Michalkov, solide soutien de Poutine, dans une vidéo vue plus de deux millions de fois en quelques jours. Il a appelé Poutine a réaffirmer sa ligne et à bannir ses ennemis, mais la TV d’État a refusé de diffuser cette vidéo.
La conférence de presse de Poutine vient d’être l’occasion de plus de critiques encore. Outre les points mentionnés, les journalistes lui ont demandé pourquoi les patrons des entreprises d’État reçoivent des millions de dollars par an, alors que tout le monde est censé se serrer la ceinture. Ils ont demandé pourquoi la Banque centrale russe continue à acheter des bons du trésor US et à soutenir le dollar US aux dépens du rouble, et pourquoi la substitution des importations est un projet en panne, etc.
Voilà un aperçu des récriminations au sein de la foule poutiniste, de la part des gens qui ont soutenu sa reprise en main de la Crimée et son entrée en guerre en Syrie. Ils pourraient accepter des privations mais ils sont outrés par la bienveillance de Poutine envers des voleurs, par son apparent népotisme, par ses amis oligarques. Jusqu’à présent, les critiques ont évité d’attaquer Poutine, mais ce sont là les premières couleuvres. Le Dr Stepan Soulaskchine, à la tête d’un groupe de réflexion à Moscou, a publiquement accusé Poutine de mener en toute conscience la Russie sur la pente de la dégradation.
Cette insatisfaction en effervescence dans le propre camp de Poutine peut devenir plus dangereuse pour le président que la Fronde de 2011 de ses ennemis invétérés. En attendant, Poutine garde la tête froide, et ne veut pas plier le genou, sacrifier quelques uns de ses ministres les plus haïs et PDG, ou mettre à niveau sa politique intérieure avec les attentes de la société civile. Il a peut-être raison, et les choses ne sont pas ce qu’on croit, mais on a besoin de voir la justice en action, pas seulement après coup.
La Turquie fricote avec Israël
La friction causée par la décision d’Erdogan d’abattre le bombardier russe est une autre source d’amertume pour Poutine. Il avait fait beaucoup d’efforts pour nourrir de bonnes relations avec la Turquie. Et tout cela s’est effondré. Il y avait des projets gigantesques, depuis le gazoduc jusque dans le tourisme. Tout a été réduit à néant d’un coup. Les projets de Poutine de fournir l’Europe en gaz en contournant l’Ukraine hostile sont partis en fumée. C’est un gros revers pour le président russe. La rhétorique entre les dirigeants est devenue aigre. En Russie, les esprits enflammés parlent de s’emparer du Bosphore et des Dardanelles, de refaire d’Istanbul la Constantinople de jadis, et de restaurer la croix sur l’ancien clocher de Sainte Sophie. Le président turc a menacé d’occuper la Russie en une semaine, avec l’aide de l’OTAN. Le choix turc est le résultat de son engagement excessif en Syrie. Il était tellement impliqué qu’il ne pouvait pas admettre de perdre la Syrie. Sa décision d’abattre le jet russe était certes radicale, mais les relations étaient déjà très tendues.
Le voyage de Poutine à Erevan et sa condamnation du « génocide turc des Arméniens en 1915 » était une provocation superflue. Aucun autre dirigeant au monde ne l’a fait, sauf François Hollande le Français, qui y a passé deux heures et a filé à Bakou, capitale des Turcs azéris, ce qui a aplani le terrain. J’ai personnellement appelé Poutine à éviter ce mauvais pas, mais le lobby arménien, puissant, a insisté pour qu’il fasse le voyage.