1- La situation générale en avril 2009
Nous vivons un moment extraordinaire : nous assistons à l’invention du village Potemkine global. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, toute la planète vit dans un hologramme artificiellement construit.
Prenons l’exemple du G20 de Londres.
La communication officielle :
1. Les chefs d’Etat des puissances significatives se sont mis d’accord pour opérer une grande relance mondiale et réguler le capitalisme en attaquant les paradis fiscaux.
2. 1.000 milliards de dollars vont renforcer le FMI, qui pourra secourir les Etats en difficulté, 5.000 milliards suivent pour relancer l’économie mondiale.
3. Un « nouvel ordre mondial » (encore un) vient de voir le jour, la « tentation du protectionnisme » a été écartée, et la crise est, déjà, derrière nous !
La réalité :
1. Les occidentaux n’ont pas pu se mettre d’accord sur les conclusions du G20. Obama et Brown n’ont pas obtenu la grande relance inflationniste qu’ils souhaitent (seule méthode pour éviter le naufrage du capitalisme anglo-saxon), tandis que Merkel et Sarkozy (?) n’ont pas obtenu les engagements qu’ils souhaitaient concernant la régulation (comprendre : concernant le rôle de la City, et de ses annexes diverses) (1). Quant aux non-occidentaux, Chinois en particulier, ils n’étaient même pas d’accord avec la nature de la question posée (ils voulaient refonder le système monétaire international et sortir de l’étalon-dollar).
2. Les 1.000 milliards de dollars du FMI correspondent pour partie à des engagements antérieurs, pour partie à des ventes d’or, pour partie à des crédits dont le déblocage suppose une procédure longue (auprès du Congrès américain, en particulier). Bref, il s’agit pour l’essentiel d’un effet d’annonce.
3. Loin d’être derrière nous, la crise empire. La chute de la production industrielle un peu partout dans le monde, mais surtout dans les pays d’exportation (Allemagne, Japon, Chine) est impressionnante. En fait, l’effondrement du commerce international correspond à peu près à celui observé après 1929, en plus rapide. Presque tous les Etats ont commencé à prendre des mesures protectionnistes qui ne disent pas leur nom, à coups de durcissement des normes ou de complexification des procédures administratives.
Le plus curieux est que si dans l’économie réelle, la projection de cet hologramme n’a aucun effet, il semble bien que la finance globalisée soit dupe, ou en tout cas affecte de l’être. Les bourses du monde entier se sont effondrées de septembre à décembre 2008, au rythme des annonces faisant craindre la faillite en cascade des banques. Depuis décembre 2008, au fur et à mesure que les acteurs des marchés boursiers ont réalisé que les Etats voleraient toujours au secours des banques, les marchés se sont redressés, alors que depuis cette date, les annonces sur l’économie réelle démontrent que la dépression est beaucoup plus violente que les prévisionnistes, même les plus pessimistes, ne l’avaient anticipé. La déconnexion entre l’économie financiarisée et l’économie réelle n’a peut-être jamais été aussi grande. En fait, on pourrait comparer les bourses du monde à une sorte de gigantesque partie de Monopoly – et les joueurs continueront à s’échanger des billets de Monopoly, sans se soucier de leur contrepartie réelle, aussi longtemps qu’ils le pourront.
Il est intéressant, ici, de rappeler les chiffres de la crise en cours, les chiffres importants, et souvent peu médiatisés (moins, en tout cas, que les annonces du G20) :
La récession a probablement commencé, aux USA, dès le 4° trimestre 2007. Elle a été masquée par des manipulations statistiques de très grande ampleur, en particulier au 2° trimestre 2008. Au total, entre septembre 2007 et septembre 2008, les « shadow statistics » américaines indiquent un recul du PIB en termes réels de l’ordre de – 4 %. Depuis, la récession s’est transformée en dépression. Le taux d’utilisation des capacités de production est tombé à 68%, un point bas sans précédent historique. Depuis, les chiffres réels de l’activité doivent impliquer un recul du PIB de l’ordre de 4 % de plus, sur 6 mois. Les spécialistes considèrent maintenant que le PIB américain, en termes réels, va reculer d’au moins 7 % sur un an, ce qui est caractéristique d’une situation de dépression violente, comparable à celle qui suivit le krach de 1929. Le chiffre officiel devrait avoisiner – 4,5 %, mais il s’agit, là encore, d’un effet d’affichage. Franchement, les statistiques officielles américaines n’ont plus guère de crédibilité.
Dans le même temps, le déficit public américain semble avoir échappé à tout contrôle. Après l’échec de la première présentation du plan Geithner (trop modeste étant donné les risques à court terme, voir JDGD précédent), l’administration Obama a finalement cédé devant Wall Street. De semaine en semaine, la prévision de déficit public ne cesse de grandir, tandis que la FED rachète maintenant massivement les bons du Trésor, plus personne ne voulant prêter à l’Etat fédéral (la Chine a cessé de recycler ses excédents, eux-mêmes en forte contraction). On peut s’attendre à voir l’Etat fédéral américain confronté, fin 2009, avec un déficit public comparable au PIB français – et là, donc, on commence à parler des vrais montants, que j’évoquais dans le JDGD précédent.
Seule consolation dans ce désastre financier, la chute très rapide de la consommation des ménages américains entraîne une forte réduction du déficit commercial. Pour le reste, on peut estimer raisonnablement que la Maison Blanche ne contrôle plus que la communication sur la crise. La crise financière elle-même est désormais largement hors contrôle, ce qui était tout à fait prévisible.
Cette récession américaine très violente est en train de mettre en péril la cohésion sociale du pays. Le taux de chômage officiel est passé, en un an, de 4,5 % à 8 %. Le taux de chômage officieux (shadow statistics, en réintégrant les catégories exclues artificiellement) évolue désormais entre 16 % et 19 %, selon les évaluations. On assiste, en conséquence, à des mouvements erratiques pour l’instant marginaux, mais très significatifs, en particulier la multiplication alarmante des tueries collectives et le dérapage de plus en plus incontrôlé de la situation à la frontière mexicaine (la guerre des cartels et la dislocation latente de l’Etat mexicain déteignent de plus en plus au nord de la frontière). Encore plus grave : des hommes politiques de premier plan ont évoqué la possibilité de voir des Etats fédérés faire sécession, au Texas en particulier. Comme on le voit, la distance entre la réalité de la première puissance mondiale et l’image qu’elle projette à travers les médias grand public est devenue absolument stupéfiante.
La crise américaine a rattrapé le monde beaucoup plus vite qu’en 1929. Curieusement, les pays développés les plus vertueux de la période récente, Allemagne, et Japon, sont aussi ceux qui souffrent le plus, parce qu’ils fortement industrialisés. A la limite, l’implosion des marchés solvables est moins douloureuses pour les économies désindustrialisées, parce qu’il n’y a plus grand-chose à détruire en elles. La récession industrielle frappe durement l’Allemagne (- 20 %, on prévoit 5 millions de chômeurs officiels en 2010), et par contrecoup toute l’UE (- 14 %). L’industrie japonaise a vu sa production s’effondrer littéralement (- 30 % en un an). Les exportations coréennes ont été divisées par 2 entre janvier 2008 et janvier 2009. Seule la Chine semble tirer son épingle du jeu : si les statistiques officielles sont fiables ( ?), la production industrielle, après avoir fortement baissé au quatrième trimestre 2008, est déjà stabilisée (2). Au lecteur de juger si on peut faire confiance à une statistique chinoise…
Au total, la production industrielle mondiale vient de se contracter, selon les estimations, de 13 % à 20 % sur un an. C’est caractéristique d’une situation de dépression : dans certaines industries, il n’y a pour ainsi dire plus de marché.
La situation est donc très claire :
L’économie réelle est en train d’imploser partiellement, à l’échelle planétaire,
Pendant ce temps, les dirigeants ont utilisé les outils dont ils disposaient (c’est-à-dire, pour l’essentiel, la nationalisation des pertes), pour sauver la Haute Banque en débâcle,
Et ils n’ont quasiment rien fait pour gérer réellement, avec des moyens appropriés et dans un cadre mondial organisé, la deuxième grande dépression qui éclate sous leurs yeux, se contentant de répéter rituellement une sorte de mantra antiprotectionniste, et de multiplier les actes de communication sans portée réelle. En d’autres termes, la classe dirigeante a préféré sauver la partie de Monopoly plutôt que l’économie réelle. Il faut bien dire que quand on considère le comportement collectif des dirigeants, en tout cas celui des dirigeants occidentaux, on frôle la négligence criminelle.
A SUIVRE...
E&R - Michel Drac