La Syrie a de nouveau fait la une des journaux pour de mauvaises raisons ces derniers jours, alors que les forces antigouvernementales composées d’anciens combattants de l’État islamique et d’Al-Qaïda ont pris le contrôle de la ville d’Alep lors d’une attaque éclair.
La prise récente d’Alep par des groupes djihadistes et rebelles marque un tournant majeur dans le conflit syrien. En novembre 2024, une offensive éclair menée par Hayat Tahrir al-Sham (HTS), une coalition dominée par l’ex-branche syrienne d’Al-Qaïda, a permis aux forces rebelles de reprendre la majeure partie de la ville, excluant toutefois certains quartiers contrôlés par les forces kurdes.
Le premier niveau d’analyse : coup de projecteur sur la marionnette
La chute d’Alep, que les esprits inféodés à la propagande des chancelleries occidentales qualifieraient sans doute de coup d’éclat stratégique des factions djihadistes, n’est en réalité que le reflet d’une longue dégénérescence d’un appareil militaire autrefois réputé dans le monde arabe pour sa discipline et sa cohésion. L’armée syrienne, héritière d’un pouvoir central fort, a vu ses forces érodées par une guerre intestine qui, depuis 2011, a creusé dans ses rangs les sillons de la désertion, de la démoralisation et du désordre.
Le soutien affiché de Moscou et de Téhéran n’a pas suffi à masquer les faiblesses endémiques d’une institution gangrenée par le manque d’équipements modernes et une logistique bancale. La guerre civile prolongée a entraîné des désertions massives et une érosion de la motivation parmi les soldats. Cette carence a limité sa capacité à mener des opérations efficaces contre des groupes armés bien organisés et bien financés. Le régime a dû s’appuyer sur des milices alliées, comme le Hezbollah libanais et d’autres groupes paramilitaires, pour compenser les faiblesses de son armée régulière. Cette dépendance a engendré une fragmentation du commandement et une coordination inefficace sur le terrain.
Les sanctions, brandies avec ferveur par les puissances occidentales comme un remède absolu, n’ont fait qu’envenimer ce tableau. En étranglant l’économie, elles ont non seulement privé l’État syrien des ressources nécessaires à son effort de guerre, mais elles ont aussi nourri l’essor des groupuscules armés, leur offrant sur un plateau les miséreux et les désespérés. La pauvreté, omniprésente, se fait l’alliée du djihadisme, et l’effondrement des institutions publiques pave la voie à une fragmentation sans précédent.
À cette débâcle matérielle s’ajoute une corruption omniprésente, véritable cancer de l’État syrien. Les officiers détournent des fonds, les potentats locaux s’enrichissent dans l’ombre, et les quelques ressources restantes s’égarent dans les méandres d’une administration vermoulue par des décennies de clientélisme. Ainsi, la prise d’Alep n’est pas tant la victoire de combattants aguerris que l’échec d’un régime qui, miné de l’intérieur et cerné de l’extérieur, vacille sous le poids de ses propres contradictions.
C’est là l’essence tragique du conflit syrien : un théâtre où les forces internes et les ingérences étrangères s’entrelacent pour produire un chaos sans fin, une guerre dont les acteurs principaux – peuple affamé, soldats épuisés, dirigeants corrompus – ne sont que les jouets d’une histoire qui leur échappe.
Deuxième niveau d’analyse : coup de projecteur sur le marionnettiste
L’Histoire, cette maîtresse implacable, ne tolère ni oublis ni falsifications. Ainsi, la guerre civile syrienne, théâtre des ambitions et des crimes, révèle, comme dans tant d’autres conflits fratricides, les ombres portées d’acteurs extérieurs. Ce ne sont pas de simples conjectures : les faits parlent d’eux-mêmes. Les États-Unis, par le biais de leurs réseaux obscurs, abriteraient pas moins de 60 000 combattants de l’État islamique, un chiffre corroboré par des agences des Nations unies. Pendant ce temps, le président turc Erdoğan, dans une duplicité déconcertante, offre refuge et formation à plus de 55 000 djihadistes à Idlib, enclave devenue bastion de l’insurrection depuis 2012, lorsque l’étincelle de la révolte contre le gouvernement syrien fut allumée [1].
Mais détourner nos regards exclusivement vers ces acteurs serait une erreur de perspective. C’est vers Israël que se dirigent les véritables interrogations, ce petit État qui, sous le prétexte de sa propre survie, s’abandonne à une politique de brutalité aveugle. Depuis quatorze mois, Gaza endure le feu et le fer, et pourtant ni l’élimination du Hamas ni la libération des otages promis comme objectifs ne sont atteints. Sur un autre front, au Liban, les frappes israéliennes visant le Hezbollah n’ont pas su imposer un nouvel ordre, et les colons évacués du nord restent dans l’incertitude de regagner leurs demeures.
L’issue de cette guerre plurielle est limpide : Israël en ressort amoindri. Sa réputation, déjà ternie, sombre davantage dans l’opprobre international, choqué par l’ampleur des massacres et l’indifférence des bombardements qui ne connaissent ni âge, ni sexe. Quant à Benyamin Netanyahou, sa situation est celle d’un chef éreinté par ses propres promesses : un homme traqué par les spectres d’une politique sans gloire et, plus récemment, par un mandat d’arrêt international.
Pourtant, l’infatigable premier ministre persiste à proclamer des victoires illusoires. Le cessez-le-feu du 27 novembre avec le Liban, qualifié de « triomphe », serait, selon lui, une démonstration des capacités de son armée à mener des combats sur sept fronts simultanément. Mais, derrière ces mots, c’est la menace qui se glisse, un avertissement adressé à Bachar el-Assad, ce « joueur de feu » accusé de conspirer avec l’Iran et le Hezbollah.
« Quant à la Syrie, nous contrecarrons les tentatives de l’Iran et du Hezbollah ainsi que les efforts de l’armée syrienne pour faire entrer clandestinement des armes au Liban ; Assad doit comprendre qu’il joue avec le feu. » [2]
Et dans le sillage de ces déclarations, l’action suit : des frappes meurtrières sur les points de passage syriens, prélude à une rencontre opaque entre les services de renseignement israéliens et turcs [3].
Ainsi, il est possible qu’Israël, sous la pression internationale et dans l’impossibilité de gagner par ses propres moyens les guerres qu’elle mène contre ces voisins, ait décidé de « sous-traiter » ce travail aux djihadistes, ces combattants de fortune pour un empire vacillant (on a les mercenaires qu’on mérite). Il n’est pas sans ironie de rappeler que les hôpitaux israéliens soignaient jadis ces hommes, peut-être déjà instruments de la stratégie d’un État prêt à tout pour survivre, quitte à embrasser le chaos qu’il prétend combattre.
Troisième niveau d’analyse : coup de projecteur sur un (possible) bénéficiaire
Nous savons qu’Alep fut le théâtre de combats féroces et destructeurs entre 2012 et 2016, alors que la guerre civile syrienne était à son paroxysme. Cette cité millénaire devint un champ de ruines, où se disputaient non seulement les belligérants locaux, mais aussi les ambitions des grandes puissances. Lorsque la Russie intervint en 2015, il ne s’agissait pas seulement de sauver un allié déclinant, mais de poser un jalon dans l’Histoire. Sans cette intervention, il est probable que le régime de Bachar el-Assad aurait sombré, victime de ses faiblesses et de l’arrogance occidentale qui misait sur sa chute.
En 2016, un an après l’entrée en scène des forces russes, Alep tombait à nouveau dans l’escarcelle du régime syrien. Non sans fracas. Des mois de bombardements massifs avaient transformé la ville en un désert de pierres. À Moscou, la victoire fut saluée avec la solennité qui sied aux moments où l’Histoire semble basculer. Les élites russes se félicitaient alors de cette démonstration de force, et Poutine faisait savoir à l’Occident que la Russie n’était plus une simple puissance régionale, mais bien un acteur global.
Mais si Alep avait permis au maître du Kremlin de se poser en restaurateur de la grandeur russe, elle plaçait aussi Moscou face à des contradictions. Soutenir Assad n’était pas seulement une entreprise militaire, mais une affirmation stratégique. La Russie s’était engagée sur un échiquier complexe, où chaque coup risquait de le piéger.
Aujourd’hui, à mesure que la position d’Assad se fragilise, les succès passés de la Russie apparaissent sous un jour plus trouble. L’assaut surprise des djihadistes contre Alep révèle un équilibre précaire et risque de ternir le prestige de Poutine aux yeux de ses alliés. C’est du moins ce que pense Hanna Notte, experte en politique étrangère russe au Centre James Martin pour les études sur la non-prolifération, basée à Berlin :
« La chute rapide d’Alep et l’ampleur de l’offensive à laquelle nous avons assisté constituent définitivement un coup porté à la réputation de la Russie. » [4]
La chute d’Alep intervient dans un contexte où les forces otano-kiéviennes, débordées par l’avancée irrésistible du rouleau compresseur russe, voient leur moral s’effondrer. Les désertions se multiplient, et la combativité des soldats ukrainiens s’épuise sous le poids des revers successifs. En Europe, le complexe militaro-industriel, incapable de soutenir le rythme effréné d’une guerre de haute intensité, a atteint ses limites depuis longtemps. Seuls les États-Unis continuent de pourvoir l’Ukraine en matériel, mais l’élection de Trump, annonciatrice d’un repli stratégique, menace de tarir cette générosité. L’avenir s’assombrit donc pour Kiev, au moment même où des voix occidentales, naguère belliqueuses, évoquent timidement la nécessité de pourparlers.
Le président Zelensky, jusqu’alors intraitable face à toute idée de négociation avec Moscou, commence lui-même à céder à une certaine forme de pragmatisme. Mais la question demeure : quel intérêt aurait Vladimir Poutine à négocier, alors que l’offensive russe, forte de sa dynamique victorieuse, lui offre une position de force incontestée ? C’est ici qu’émerge la variable djihadiste. L’attaque surprise à Alep, en déstabilisant Bachar el-Assad, porte un coup indirect aux intérêts russes dans la région. Si les bases stratégiques de Khmeimim et Lattaquié restent pour l’heure intactes, Moscou a dû abandonner celle de Kuweires, signalant une vulnérabilité préoccupante.
Il est évidemment trop tôt pour dire si cela entraînera, comme le pense Hanna Note, des dommages permanents à l’image de la Russie. Cela dépendra en grande partie de ce qu’il se passera dans les jours et les semaines à venir. Mais certains signes du mécontentement de Moscou face à l’évolution de la situation sont vites apparus : la Russie a limogé Sergueï Kisel, le général en charge de ses forces en Syrie, en début de semaine, selon le blogueur militaire russe Rybar, connu pour ses liens avec le ministère de la Défense.
Les frappes russes se sont intensifiées dans le nord-ouest syrien, touchant Alep et Idlib, bastion rebelle. Ce regain d’activité militaire témoigne du sérieux avec lequel Moscou aborde cette menace terroriste. Cependant, la disgrâce de Sergueï Kisel, limogé cette semaine selon le blogueur Rybar, proche du ministère de la Défense russe, trahit une insatisfaction au Kremlin face à la gestion de ce front syrien.
Cette incursion djihadiste, si elle devait gagner en ampleur, pourrait remplir un double objectif stratégique. D’une part, elle détournerait des ressources russes de l’Ukraine pour les redéployer en Syrie. D’autre part, elle contraindrait Moscou à envisager une issue diplomatique, là où la poursuite de la guerre, jusque-là, semblait lui offrir tous les avantages. La logique des événements, comme toujours, se charge de dicter ses propres lois, et l’avenir proche dira si ces conjectures se confirment.