« La marchandisation gagnant tout, jusqu’à l’Homme lui-même, le monde deviendra une foire parcourue de bandes rivales ». [1] Ce « meilleur des mondes » promis par Jacques Attali semble en marche. Si aujourd’hui, tout s’achète, tout se vend, possède une valeur marchande, pourquoi l’être humain et ses sentiments feraient-ils exception ? Depuis l’émergence des sites de rencontre début 2000 et le bouleversement qui s’ensuivit, l’amour semble à portée de clic. Alors, l’amour, un bien de consommation comme un autre ?
24 % de Français inscrits au moins une fois sur un site de rencontre [2]. Aujourd’hui, fréquenter ces sites est entré dans les mœurs et semble faire partie de la vie quotidienne de nombreuses personnes. Pourtant, depuis Meetic, créé en 2001 (aux deux millions de visiteurs mensuels), qui promettait « de belles histoires », la rencontre amoureuse via internet connaît de nombreuses évolutions : mêlant innovations techniques (géolocalisation, webcam,…) et descriptions de plus en plus précises des inscrits (goûts, passions, opinions,…), internet devient un lieu où l’on s’expose et se sur-représente, sans présence réelle. Lieu de construction du couple, et de déconstruction (avec des sites réservés aux rencontres extraconjugales, comme le fameux gleeden.com, dont les affiches publicitaires placardées dans le métro parisien avaient fait scandale), les sites de rencontre reprennent les codes de l’économie de marché : profit, rendement,… Trouver l’amour devient une opération sans prise de risque.
L’amour face à la logique marchande
L’obsession de la rentabilité imposée dans le monde du travail, la consommation comme une fin en soi, la logique hédoniste et individualiste, la société qui n’a plus le temps de rien… rejaillissent sur la vie amoureuse, où la pression sociale impose de « profiter » (consommer ?) le plus possible, sous peine de passer pour une personne suspecte. Dans la continuité de Mai 68 et du « jouir sans entrave », seules comptent les envies, devant être assouvies au plus vite. L’application Tinder, téléchargeable sur Smartphones, permet de géolocaliser une « cible » potentielle, avec, (photo à l’appui), possibilité de rencontre, et plus si affinités. Sur le Smartphone, un coup d’index à droite ou à gauche permet de refuser ou d’accepter une conversation, de montrer son intérêt. Un peu comme une séance de « shopping » en somme.
Même logique sur le site adopteunmec.com, aux cinq millions d’inscrits. Derrière les colifichets roses bonbon, le ton est donné : nous sommes au « supermarché de la rencontre », où « le client est roi, et, en l’occurrence, il est reine ». Le site donne le pouvoir de décision aux femmes, ces dernières pouvant accepter ou non la discussion avec un inscrit. Pour cela, rien de plus simple : il suffit de mettre l’homme dans son « panier » ; le logo du site représente justement une femme poussant un caddie de supermarché. Contenant un homme.
Société de consommation devenue société de consommateurs, chaque personne est évaluée, considérée en vertu du bien-être et des avantages qu’elle apporte, le but étant d’opter pour la « meilleure affaire ». La rationalisation prime sur l’émotion. Et l’offre, sans cesse renouvelée, ne pousse pas à se laisser séduire, se « contenter » de la personne que l’on a en face de soi, avec ses qualités, mais aussi ses défauts et ses failles…
Un faux discours égalitaire
Sous ces airs « grands publics », (avec 82 % des ménages Français connectés à internet en 2013 [3]), les sites de rencontres ne sont pas ouverts à tous ; même sur internet, la ségrégation existe. Ainsi, les personnes aux physiques attrayant auront la chance de s’inscrire sur le site beautifulpeople.com, réservé aux gens beaux, dont l’un des slogans est : « Faites partis de la communauté exclusive de la beauté à travers le monde ». Pour être accepté, il suffit que les membres du site du sexe opposé valident la photo du prétendant à l’inscription.
Même principe pour le site attractiveword.com, « le premier site de rencontre pour célibataires exigeants » (réservé aux cadres, à ceux ayant un niveau social « élevé »), dont le principe d’inscription est à peu près le même : la personne souhaitant s’inscrire soumet son profil et sa demande aux autres membres, qui ont trois jours pour voter pour ou contre. Le site eliterencontre.fr prône sur sa page d’accueil « 67% de diplômés de l’enseignement supérieur ». En gros : l’élite se rencontre entre elle, les autres sont priés de rester dehors. Avoir du choix, oui, mais pas question de tomber sur n’importe qui (ou sur un « produit » décevant). Si ces sites donnent l’illusion de la grande aventure où tout est possible (le meilleur comme le pire donc), ils ne sont rien d’autre qu’un univers factice et aseptisé, où tout est contrôlé, reflet de notre monde actuel.
En second plan transparait un autre discours, celui de l’argent-roi : ceux qui peuvent régler les frais d’inscriptions, souvent élevés, peuvent prétendre à chercher l’amour, et piocher dans la vaste liste qu’on leur propose. Généralement, ces sites sont gratuits pour les femmes ; cela n’a rien à voir avec de la galanterie, mais plus à une stratégie marketing bien rodée : pour attirer les hommes (qui paient), il faut bien leur « fournir » ce pour quoi ils laissent des sommes élevées chaque mois : des femmes. Et avec un abonnement coûtant en moyenne 30 € par mois (le plus élevé étant le site edarling.fr, avec un tarif de 64,90 € par mois pour un engagement de trois mois), l’égalité promise en filagramme en prend un coup. Le discours, libéral au possible, minimise l’importance de la somme dépensée : « Le prix appliqué est très bas comparé aux résultats que le site vous apporte ! » [4]. Le rendement, donc ; économie de temps, d’énergie, d’argent, économie émotionnelle. Un investissement sur l’amour, qui, comme tous les investissements, se doit d’être rentable.
L’envers du décor
Présenté comme l’eldorado de l’amour, relayé par les médias charmés et complaisants, ce marché ultra lucratif ne fait que décupler les inégalités : ainsi, les plus chanceux, ceux bien cotés sur le marché de la séduction, se rencontrent facilement et rapidement, entre eux. Les autres, ceux qui ont peu de succès dans la vie réelle, perdent leur temps et leur argent dans des rencontres laborieuses. Et avec 39,1 % de personnes célibataires en France et 8 % de divorcés en 2013 [5], ce marché risque fort de continuer à rapporter gros.
Point positif : les couples mariés se rencontrent surtout lors de soirées entre amis (18 %), lors des études (15 %), ou dans des lieux publics (15%) ; seuls 2 % des couples se sont formés sur internet [6]. Malgré les promesses de nos fades sociétés libérales, tout ne se marchande pas, du moins pas encore…
Soutenez le bimestriel dissident Rébellion, abonnez-vous sur Kontre Kulture
Approfondir le sujet avec Kontre Kulture