En 2016 a pris fin une bataille judiciaire de plus de soixante ans à l’issue de laquelle la Bibliothèque nationale d’Israël a obtenu les droits de propriété des manuscrits de Franz Kafka. La valeur symbolique de cette acquisition est grande, car Kafka est considéré comme « the Jewish writer » par excellence, pour citer Harold Bloom [1]. Non pas en tant qu’exemple archétypal de la médiocrité portée au pinacle par sa communauté (bien que je sois d’accord sur ce point avec Hervé Ryssen) [2]. Non, Kafka est surtout le plus représentatif des écrivains juifs dont l’œuvre expose les déchirements névrotiques de la judéité, selon ses exégètes juifs comme Laurent Cohen (Variations autour de K. Pour une lecture juive de Franz Kafka).
Or, Kafka a fait de son œuvre une analyse toute différente, dans une longue lettre à son père écrite en 1919 (mais jamais remise au destinataire) : tous ses écrits, il les explique comme déterminés entièrement par les séquelles de sa relation à un père abusif, terrifiant et manipulateur : « Dans mes livres, lui confie Kafka, il s’agissait de toi, je ne faisais que m’y plaindre de ce dont je ne pouvais me plaindre sur ta poitrine [3]. » Dans ce texte ressort clairement l’effet dévastateur d’un père dont les « moyens les plus efficaces d’éducation orale […] étaient les injures, les menaces, l’ironie, un rire méchant et — chose remarquable — tes lamentations sur toi-même », et dont le « jugement négatif pesait dès le début sur toutes mes idées indépendantes de toi en apparence ». Ces éléments autobiographiques rendent transparentes la signification et la vertu cathartique des fantasmes exprimés par Kafka dans ses nouvelles les plus fameuses. Le psychanalyste Jean-Pierre Fresco n’a aucun mal à le démontrer, dans un texte intitulé « Kafka et le complexe d’Isaac [4] », où il définit le complexe d’Isaac comme : « l’ensemble des conséquences pour le psychisme du fils d’un père vécu comme psychiquement menaçant, destructeur ou meurtrier. »
Voilà donc un auteur dont les caractéristiques très marquées (Kafka est unique en son genre, et c’est heureux), peuvent s’expliquer aussi bien par sa judéité que par son père psychopathe. J’y vois une illustration (non pas une démonstration, bien entendu) du rapport étroit entre la judéité et ce que j’ai appelé le syndrome du père psychopathe, mais que l’expression « complexe d’Isaac » désigne d’autant mieux qu’elle puise son modèle dans l’épisode biblique fondateur de l’alliance abrahamique, lorsque Abraham, sur un ordre de Yahvé qu’il ne pense pas à contester, s’apprête à égorger son fils.
Il est vrai qu’en 1917, année de la Déclaration Balfour, Kafka écrit une courte nouvelle, Communication à une Académie, qui reflète sa préoccupation sur les questions de l’assimilation et du sionisme. Le narrateur est un singe qui a été enfermé par des humains dans une cage. Il comprend que le seul espoir pour sortir de la cage est de « singer » les humains. Il se met à parler. On le sort de sa cage et on l’emploie tout d’abord dans des cabarets. « J’ai acquis la culture moyenne d’un Européen [...] cela m’a aidé à sortir de la cage. » Il refoule de plus en plus sa nature simiesque pour ressembler aux humains et se faire accepter d’eux (mais il vit en ménage avec une guenon). « Mes exploits n’auraient pas été possibles, si j’avais voulu m’opiniâtrer à songer à mes origines [...] mes souvenirs s’effacèrent de plus en plus. » Les initiés voient dans cette histoire une expression du dilemme existentiel vécu par tout juif de la diaspora : la judéité est une cage (« la prison juive », dira Jean Daniel), mais le juif qui veut en sortir par l’assimilation n’est qu’un singe savant, car il ne peut cesser d’être juif. Il est donc impossible de vivre dans la cage, et impossible de vivre authentiquement hors de la cage (sauf en Afrique sauvage parmi les singes, comprendre en Israël).
Cependant, la plupart des nouvelles qui ont fait la renommée de Kafka, écrites entre 1912 et 1914, n’ont pas de lien évident avec la judéité. Elles se décryptent beaucoup plus naturellement à la lumière de la Lettre au père, « véritable clef de compréhension de l’extrême douleur psychique de Kafka face à son père », selon Jean-Pierre Fresco. « Il est impressionnant de constater à quel point la production littéraire de Kafka a suivi le fil rouge de la question de ses rapports avec son père et de leurs conséquences psychiques délétères ». Fresco s’attarde en particulier sur La Métamorphose et Le Verdict, deux nouvelles écrites en 1912 que Kafka avait prévu d’inclure dans un recueil intitulé Fils.
La Métamorphose, selon Fresco, traduit la « terrible régression narcissique » de Grégor Samsa, transformé en insecte repoussant. La connotation incestueuse de la violence paternelle transparaît dans la scène où le père attaque son fils par derrière muni d’une canne (« canne-phallus »), tapant des pieds et « poussant des sifflements de sauvage ». Après la mort de Gregor (dont le cadavre est balayé par la femme de ménage), apparaît sa sœur Grete, qui, avec la même initiale, est « son double dans l’autre sexe », soit le fils homosexualisé. « Ainsi lue, commente Fresco, la fin de La Métamorphose peut être considérée comme une forme d’opération de sauvegarde psychique inconsciente permettant la restauration narcissique, fût-ce au prix d’un changement imaginaire de sexe. »
Kafka a écrit Le Verdict deux jours après sa première lettre à Felice Bauer qu’il avait rencontrée un mois plus tôt. Le héros s’appelle Georg, anagramme de Gregor. Georg vient de se fiancer avec Frieda Brandenfeld (aux initiales identiques à Felice Bauer). Il annonce d’abord sa décision par une lettre à son meilleur ami, puis à son père qu’il va rejoindre dans sa chambre. Le père, résume Fresco, « va opposer un terrible interdit à ce projet de mariage, assorti d’une extrême violence narcissique, méprisante et écrasante, psychiquement meurtrière pour le fils ». Pour ridiculiser le désir de mariage de son fils, le père se met à singer une femme en train de retrousser ses jupes : « Il était là, debout, en toute liberté et il lançait ses jambes en l’air. Il rayonnait d’intelligence. » L’interdit paternel de s’émanciper par le mariage est lié à une domination incestueuse, qui ressort lorsque le fils observe son père de loin, « pour ne pas être pris à l’improviste par un geste détourné, venu de derrière ou d’en haut », ou mieux encore lorsque, soumis, il propose au père : « Nous allons échanger nos chambres, tu vas t’installer sur le devant et moi je viendrai ici […] tu coucheras provisoirement dans mon lit. » Le père dénie à son fils non seulement le droit d’avoir une fiancée, mais aussi celui d’avoir un ami, dans ces paroles terribles : « Il sait tout, pauvre imbécile, il sait tout. C’est moi qui lui écrivais, parce que tu as oublié de me prendre l’écritoire. C’est pour cela qu’il n’est pas venu depuis des années, il en sait cent fois plus que toi ; de la main gauche, il froisse tes lettres sans les ouvrir, en tenant de la main droite pour les lire les lettres que je lui écris ! » Ce passage est la transposition presque exacte d’une situation vécue que décrit Kafka dans sa Lettre au père. Et c’est une situation très révélatrice de la façon dont un père psychopathe ou sociopathe peut chercher à vampiriser la vie de son fils. J’écrivais dans Du Yahvisme au sionisme : « Le père sociopathe est un dieu jaloux : il doit s’assurer un contrôle sur toute relation que tisse son fils avec d’autres. S’il est suffisamment vigilant, son fils ne trouvera autour de lui aucun réconfort, aucune figure parentale de substitution, et donc aucun levier de résilience. »
Fresco distingue encore la trace psychique du père dans la nouvelle Le Procès (1914), dont le narrateur Joseph K. (un K. qui est comme la « cicatrice-initiale » du père) a été arrêté sans savoir ni qui l’a calomnié, ni qui va le juger. « La question essentielle est de savoir par qui je suis accusé. Quelle est l’autorité qui dirige le procès ? » « Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? » Selon Fresco, s’appuyant toujours sur la Lettre au père, ce calomniateur-accusateur-juge, qui apparaît comme une toute-puissance d’autant plus oppressante qu’elle est totalement incompréhensible, est une projection psychologique du père de Kafka. « Cet ennemi sans nom, sans visage et au masque de Loi n’est en fait le plus souvent que le palimpseste d’un père archaïque abrahamien inconsciemment introjecté sous forme d’un Surmoi archaïque et sadique, et qui s’est transformé en persécuteur interne. »
Mais on remarquera que cette toute-puissance invisible et oppressante peut tout aussi bien symboliser le Dieu du judaïsme. Les deux interprétations sont d’autant moins contradictoires que, dans la Lettre au père, le père abusif se confond avec une divinité irascible et cruelle, dont les lois arbitraires ne souffrent aucune contestation :
« pour l’enfant que j’étais, tout ce que tu me criais était positivement un commandement du ciel. »
« De ton fauteuil, tu gouvernais le monde. Ton opinion était juste, toute autre était folle, extravagante, meschugge, anormale. Et avec cela, ta confiance en toi-même était si grande que tu n’avais pas besoin de rester conséquent pour continuer à avoir raison. […] Tu pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne. »
« Il s’ensuivit que le monde se trouva partagé en trois parties : l’une, celle où je vivais en esclave, soumis à des lois qui n’avaient été inventées que pour moi et auxquelles par-dessus le marché je ne pouvais jamais satisfaire entièrement, sans savoir pourquoi ; une autre, qui m’était infiniment lointaine, dans laquelle tu vivais, occupé à gouverner, à donner des ordres, et à t’irriter parce qu’ils n’étaient pas suivis ; une troisième, enfin, où le reste des gens vivaient heureux, exempt d’ordres et d’obéissance. J’étais constamment plongé dans la honte, car, ou bien j’obéissais à tes ordres et c’était honteux puisqu’ils n’étaient valables que pour moi ; ou bien je te défiais et c’était encore honteux, car comment pouvais-je me permettre de te défier ! ou bien je ne pouvais pas obéir parce que je ne possédais ni ta force, ni ton appétit, ni ton adresse — et c’était là en vérité la pire des hontes. C’est ainsi que se mouvaient, non pas les réflexions, mais les sentiments de l’enfant. »
Selon le psychanalyste Jean-Pierre Fresco, le père qui ressort de la Lettre au père aussi bien que des fictions de Kafka, « est un géant invincible, immortel, dressé entre ciel et terre comme un dieu antique ayant tout pouvoir de destruction sur sa créature. » Il est donc une divinité malfaisante. Et c’est bien normal, puisque, du point de vue de Freud, Dieu n’est qu’une projection mentale du père intériorisé en tant que « surmoi ». Mais on sait aussi que le génie de Freud se limite à sa compréhension du psychisme juif, et que c’est par un défaut ataviquement juif qu’il a universalisé son modèle, confondant judéité et humanité, et prenant l’idée juive de Dieu pour la seule idée possible de Dieu [5]. En réalité, le Dieu biblique est un dieu « abrahamien », au sens où Fresco parle du « père abrahamien » de Kafka. Et ce n’est pas seulement dans le sacrifice rituel d’Isaac, mais aussi dans le commandement abrahamique de la circoncision au huitième jour, que se confondent le mieux le père abrahamien et le Dieu juif. Freud voyait dans la circoncision « un substitut symbolique de la castration que le père primitif et omnipotent avait jadis infligée à ses fils [6]. »
Le père « abrahamien » castre son fils et le pénètre psychiquement, pour l’empêcher de s’individualiser, c’est-à-dire qu’il le dévirilise ou le féminise. Et c’est peut-être là que ce trouve la cause profonde de cette absence de virilité qu’Otto Weininger associait à la judéité dans le chapitre treize de Sexe et caractère, peut-être les pages les plus profondes jamais écrites par un juif sur les juifs [7].
Le cas de Kafka a le mérite de rendre tout cela limpide : le Dieu juif est un père psychopathe, et le père psychopathe est un Dieu juif. Ce que le romancier Philip Roth résume dans cette citation lumineuse, que j’emprunte à l’indispensable Psychanalyse du judaïsme d’Hervé Ryssen : « S’en remettre à un père fou et violent, et depuis trois mille ans, voilà ce que c’est que d’être un fou de Juif [8] ! »