Cher Monsieur Soral,
Je tiens d’abord à vous renouveler tout mon soutien et mon admiration, pour le travail et le combat que vous menez de front face à nos bourreaux.
Nous sommes nombreux avec vous, mais pas encore assez.
J’ai suivi avec attention et un intérêt tout particulier votre compte-rendu de Corée du Nord, riche et pertinent, comme chacune de vos interventions.
Le site d’Égalité & Réconciliation est toujours une formidable mine d’informations pour quiconque a l’esprit libre et critique.
Je me suis dit entre autres qu’il serait intéressant de publier via le site des témoignages d’expatriés sur leur pays de résidence (enfin a priori les expatriés qui n’ont pas voté Macron, s’il y en a...), rectifiant ainsi concrètement l’image que pourraient en donner nos médias corrompus, comme vous avez su justement le faire avec la Corée du Nord.
En ce sens, vivant au Caire en Égypte, où j’exerce comme enseignant dans un lycée français (après avoir vécu à Alexandrie), j’aimerais vous soumettre un texte que j’ai rédigé récemment, sur le phénomène des enfants des rues, un sujet auquel je me suis intéressé de près dès mon arrivée en Égypte, et qui me tient particulièrement à cœur.
Vous trouverez donc ci-joint ce texte, relatant mes différentes expériences auprès de ces jeunes et des associations qui leur viennent en aide, mais aussi sur la société égyptienne contemporaine, dont nous savons en réalité peu de choses de l’autre côté de la Méditerranée.
J’espère que vous saurez dégager un peu de votre précieux temps pour la lecture de ce document, et je serais très heureux à l’idée d’un retour de votre part, ou d’une publication sur le site d’Égalité & Réconciliation.
Avec toute ma reconnaissance et mon amitié,
Bien à vous,
R.
Égypte – Une enfance dans la rue
À mon arrivée en Égypte je me suis assez tôt intéressé au phénomène des enfants des rues, étant amené à en croiser quotidiennement ici et là à Alexandrie, affecté par ces situations insupportables et frustré de ne pouvoir agir dans l’immédiat, si ce n’est de leur donner de quoi manger et exercer un peu avec eux mon arabe (j’ai personnellement toujours refusé de donner de l’argent, question de principe).
J’ai trouvé des gamins livrés à eux-mêmes, isolés ou vivant en bandes, parfois très jeunes, traînant et dormant à même le trottoir. Des enfants entre 7 et 15 ans en moyenne, dont une majorité n’ayant pas plus de 10-11 ans, vivotant de mendicité ou de petites tâches, telles que passer un coup de chiffon sur les voitures, vendre quelques paquets de mouchoirs, bouquets de menthe ou citrons. Les plus débrouillards pouvant être recrutés par des plagistes et gérants de parkings sur la Corniche, ou pris sous l’aile de vendeurs ambulants, de boissons ou de maïs grillé. Mais la plupart sont désœuvrés, n’ayant pas même le courage de faire la manche. Certains passants s’arrêtent, se débarrassant ainsi spontanément de leur mitraille, mais ils sont plutôt rares.
Je me suis d’abord demandé s’il s’agissait là d’une sorte de système mafieux de mendicité organisée, tenu par des « plus grands », ou, pire encore, s’ils étaient envoyés par des parents irresponsables, mais en voyant certains d’entre eux seuls et démunis, dans un état de détresse et d’indigence flagrant, j’en ai conclu qu’il existait vraisemblablement différents cas de figures, que j’avoue ne pas avoir étudié en détail. J’étais avant tout motivé par l’envie d’aider ces gosses que je croisais régulièrement sur mon chemin.
J’ai donc trouvé des gamins vifs, curieux, sensibles et étonnamment bien élevés (du moins avec moi), parfois violents entre eux, mais jamais insolents envers l’autorité. Des gamins avec un terrible besoin de reconnaissance. Au-delà de leur incroyable endurance, qui a immédiatement attiré toute mon estime, ce qui m’a d’abord frappé, mais cela je ne me l’explique pas précisément, c’est leur beauté. Peut-être est-ce la révolte qui les rend si beaux. Des sauvageons drôlement attachants. La plupart ont fui ou ont été contraints de quitter le foyer, ils sont orphelins, victimes de violences familiales (maltraitances physiques, abus sexuels, rejet d’un beau-parent), issus d’adultères ou conçus « hors des liens du mariage », victimes aussi de l’extrême pauvreté qui grandit dans le pays, notamment depuis les mouvements révolutionnaires de 2011. En tout cas le phénomène prend, depuis quelques années, une ampleur qui semble dépasser les autorités compétentes (si elles existent).
On observe en effet la disparition de la classe moyenne, un écart qui ne cesse de se creuser dans les villes entre les plus pauvres et cette caste plutôt inquiétante de nouveaux riches : ces familles recluses dans des ghettos résidentiels, de préférence parfaitement anglophones, qui n’ont bien souvent que leur obésité comme preuve de réussite sociale, errant dans les centres commerciaux et fonçant dans leurs grosses berlines, persuadées d’être de bons soldats du capitalisme à l’occidentale. Mais peut-on leur reprocher cette impression de réussite ? Disons aussi que les Égyptiens sont culturellement un peuple très attaché à l’image (pour schématiser de façon malhonnête, votre richesse se mesure au nombre de canapés présents dans votre salon), vous pourrez rapidement vous en rendre compte (malgré les kilos de détritus qui jonchent les rues).
Bienvenue au royaume de la bagnole : l’individualisme comme progrès social. Je ne sais pas qui il faudrait remercier pour cela. Car il est là le vrai terrorisme : ce flot continu de voitures et taxis atteints de névrose du klaxon, qui encombrent l’espace et vous privent de votre liberté de mouvement, comme une agression permanente. Des bagnoles partout, tout le temps, en n’importe quelle occasion, qui faucheraient les pauvres piétons sur leur passage si elles le pouvaient. Question d’habitude, me dira-t-on, mais quand on a grandi à la campagne, qu’on fait tout à pied, à vélo, en bus ou en train, presque par principe, pas évident de s’adapter. Il y a même de quoi déprimer sévèrement. Je pense à ces familles venues de Haute Égypte dans l’espoir de trouver du travail en ville, quelle première impression elles doivent avoir de toute cette faune.
Ce qui manque cruellement, et pourtant cela s’impose comme un besoin évident de la part des citadins, ce sont de vrais « espaces publics », des parcs, places, terrains de jeux qui soient accessibles à tous, c’est-à-dire non seulement d’indispensables lieux de rencontres et d’échanges, au-delà du cercle familial, mais aussi de repos et de loisirs. Pas nécessairement des jardins à la française ou des Disneyland, mais des endroits « neutres » disons, et suffisamment bien entretenus (la main-d’œuvre ne manque pas), où l’on se retrouve après le travail ou l’école, et où les mères peuvent sortir leurs enfants.
On les voit, les jeunes, désespérément à la recherche d’espaces où jouer, se défouler et traîner sans se faire écraser. Car si chez les adultes on peut ressentir une forme de langueur, sinon d’apathie généralisée (conjuguée, pour certains, à l’incroyable faculté de rester assis des heures sur un siège de fortune en se satisfaisant du spectacle de la rue), le petit Égyptien, lui, est plutôt remuant. Mais non, tout est propriété, tout est fait pour pouvoir garer sa voiture et consommer. Heureusement, la jeunesse est inventive.
Pas mal d’expatriés, anglais, américains, français, allemands, russes, viennent d’ailleurs vivre ici leur fantasme de nouveaux riches, plus particulièrement dans les quartiers aisés du Caire et au bord de la mer Rouge, ce qui fait les affaires de pas mal de monde, surtout des commerçants. Des ploucs qui jouent aux riches, c’est assez pathétique. Les bourgeois traditionnels, eux, ont au moins une certaine classe. Évidemment, ils en profitent. Et n’ont, pour la plupart, pas grand-chose à faire de la culture égyptienne. J’ai presque honte pour eux vis-à-vis du peuple égyptien, honte de leur dégaine et de leur arrogance, quand on sait qu’il est si laborieux d’ôter un préjugé de la tête de quelqu’un qui se fie essentiellement à ce qu’il voit à la télévision. Au début on m’a introduit dans ces milieux, où il faut être conduit et servi en permanence, mais cela m’a très rapidement écœuré. Cela relève pour moi, non pas d’une forme de néo-colonialisme lamentable, mais bien d’une paresse affligeante. J’en suis parfaitement incapable.
Je me suis donc tout naturellement lié d’amitié à des gens qui me ressemblaient, de jeunes Égyptiens de la classe moyenne, ou disons plutôt du peuple, travaillant et luttant contre l’augmentation du coût de la vie, en partie due à la récente forte dévaluation de la livre égyptienne. Ces gens ne s’intéressaient, ni à l’argent que je n’avais pas, ni à l’image qu’ils pouvaient donner de leur pays, ils étaient simplement eux-mêmes, ouverts, honnêtes, bien éduqués et d’une sympathie à toute épreuve. Ce que j’attends de n’importe qui, en somme.
C’est sans doute tout à fait personnel, mais allez savoir pourquoi, j’ai a priori bien plus d’estime pour un ouvrier du bâtiment que pour un magnat du pétrole. L’argent ne m’a jamais impressionné, je n’en ai jamais vraiment eu, mais je connais sa valeur. C’est pourquoi, les vrais résistants en Égypte, sont les travailleurs. Je ne parle pas des chauffeurs de taxi, ni des étudiants en communication. Encore moins de ces faux miséreux, paresseux professionnels et autres gens de service, qui vivent soi-disant de « pourboires » et, non pas de la bonté, mais de la crédulité des gens. Je parle de ceux qui font marcher et avancer une société, les agriculteurs, les artisans, les enseignants, les commerçants, les coiffeurs, les petits entrepreneurs, tous ceux qui galèrent mais connaissent le goût et la joie (sans doute un peu dissipée ces derniers temps) de l’effort. Ceux-là ont le mérite de toujours garder leurs principes et leur fierté, ce qui est déjà beaucoup je trouve.
C’est peu dire que le pays souffre également d’une crise notable du tourisme (hôtels vides, bateaux de croisière à l’abandon, guides désœuvrés), l’Égypte étant vraisemblablement un de ces pays qui ait toujours « vécu » de l’industrie touristique, mais ce qui s’est révélé être un bon filon pendant des années, s’est subitement cassé la figure. On le doit en partie à la propagande médiatique occidentale, qui s’est acharnée à se faire le relais du terrorisme. Mais pas seulement, à mon avis. Le pays a en tout cas du mal à l’accepter : Pourquoi ? Pourquoi les touristes ne viennent-ils plus chez nous ? C’est la crise pour tout le monde, visiblement.
Mais non, rassurez-vous, l’Égypte est magnifique, grandiose. On ne peut être qu’impressionné et fasciné devant les vestiges de cette civilisation pionnière multimillénaire. Il y a tant à voir, tant à apprendre. Ne manquez pas Louxor, Assouan, toute la vallée du Nil. Une ambiance unique. Vous verrez, outre le harcèlement de rigueur des petits rats du tourisme de masse, qu’on ne s’est pas foutu de vous. Les Égyptiens sont un peuple charmant, disponible, assez secret et très observateur. Ils ont leurs manies, leurs humeurs, leurs codes, il faut un temps pour les comprendre. C’est un peuple viril, spontané et très accueillant (trop, parfois). Et mesdames, il y a de belles gueules.
On l’a dit, les apparences comptent ici. Mais ce n’est pas une tare. L’apparence physique aussi : on se fait beau, on se coiffe, on se fringue. Ça fait du bien de voir ça. Chemises et pantalons ajustés, dégradés impeccables et autres coiffures sophistiquées. Ça change des jeunes tatoués en jogging et des néo-hippies aux cheveux gras. La jeunesse est belle et insouciante, elle semble heureuse. On la forme et responsabilise très tôt (je parle là exclusivement de la jeunesse populaire), beaucoup de garçons travaillent, aidant leur père après l’école (quand ils y vont), au magasin, sur les chantiers, mais c’est ce qu’on appellerait chez nous « être en alternance » (je ne suis pas de mauvaise foi). Il y a ici au sein de la famille élargie un véritable esprit « intergénérationnel », propre au monde arabe : on accompagne sa mère, ses sœurs, on apprend autant du père, du grand-oncle que du cousin. Et un ami devient, à force, « un frère ».
Les femmes, certainement plus casanières, sont un peu moins visibles, mais peut-être est-ce là l’impression que donne le voile, que la grande majorité porte aujourd’hui. Notons en effet qu’à tout cela il faut ajouter une forme d’extrémisme religieux grandissant dans le pays (qui a d’ailleurs souvent à voir avec une forme d’hypocrisie, on peut s’en rendre compte assez facilement), tout droit venu des pays du Golfe. Ce qui n’arrange en rien les choses, et la perception de ces enfants des rues dans l’esprit collectif, ceux-ci étant considérés naturellement comme des délinquants ou des bons à rien, jetés à la rue « selon la volonté de Dieu ». Bref, un argument béton.
Mais la connerie est universelle. Heureusement, il y a plus de résistants à la connerie qu’on ne peut le penser. Il semble loin, le temps de Nasser, qui se moquait ouvertement du port du voile, et surtout de ceux qui voulaient l’imposer. Aujourd’hui, ne pas porter le voile est une extravagance. Il faut être copte ou courageuse pour cela. Question de bon goût peut-être ? Mais là n’est pas le sujet. Loin de toute ambition humanitariste primaire ou de simple charité chrétienne, mais plutôt dans une démarche pragmatique (c’est sans doute là mon côté germanique), j’ai donc cherché à m’impliquer auprès d’associations et de centres d’accueil comme il en existe quelques-uns pour ces jeunes des rues, proposant spontanément mon aide et mes compétences, notamment pour animer des activités sportives et manuelles, fort de mes diverses et multiples expériences dans l’éducation et l’animation.
Étant par ailleurs musicien de formation (et de profession, à l’occasion), j’avais entre autres l’intention d’expérimenter, tout à fait modestement, quelque chose autour de la musique, une sorte « d’orchestre de fortune », comme je l’avais déjà fait auprès de jeunes en France. J’ai toujours en tête ce magnifique dispositif d’État né au Venezuela dans les années 70, El Sistema, qui forme les enfants issus des milieux les plus défavorisés à la pratique d’un instrument au sein d’un orchestre symphonique. Concentration, discipline, engagement et harmonie, telles sont les armes que ce système d’enseignement musical populaire offre à ces enfants, souvent soumis à la déscolarisation, la délinquance et aux désillusions les plus diverses. En fait, il leur donne espoir et confiance en eux-mêmes. On en voit aujourd’hui le succès et les bénéfices pour ces jeunes, le modèle s’étant exporté dans différents pays à travers le monde. Même si là, on en est loin.
Le sport, sous toutes ses formes, m’apparaît aussi essentiel à l’épanouissement de ces jeunes, dans la mesure où il fait appel à l’intelligence collective, l’esprit d’initiative, aux facultés d’anticipation et d’organisation, au-delà du fait qu’il est un formidable stimulateur au goût de l’effort. Disons au passage, pour l’image, qu’un « éducateur sportif » obèse serait moyennement crédible. On ne peut pas tricher avec les gosses, c’est ça qui est bien. Et souvent, il ne faut pas grand-chose pour changer un gosse, tant qu’il en est encore temps. Mais on le sait, la simplicité n’est, paradoxalement, pas à la portée de tout le monde, en tout cas chez les « décideurs ».
Cependant mes demandes, même de simple « bénévolat », n’ont, curieusement, jamais abouti. Les rares fois où j’ai pu avoir un contact, j’ai toujours été bien reçu, ma proposition de volontariat étant accueillie avec enthousiasme, et parfois, un peu d’étonnement, mais le contact était par la suite plus ou moins rompu, malgré mes relances. Quelqu’un ma confié par la suite qu’on se méfiait ainsi des hommes seuls venus de l’étranger, craignant qu’il s’agisse là d’« espions ». Bon, plutôt ridicule. Faut dire que j’ai peut-être la gueule de l’emploi, aussi. Ben le voici, mon rapport. Big Brother is watching you.
Enfin ce qui est terrible, c’est de se dire que même quand vous avez le projet de faire des choses bien, voire essentielles à l’humanité, vous vous heurtez systématiquement à une administration bornée et une méfiance généralisée. Tout ce que ces gens ont jugé utile de faire en retour de ma proposition d’aide réitérée (sans prétention aucune) et de ma disponibilité, c’est, outre m’offrir le thé, de m’encombrer de brochures à distribuer autour de moi. Mais oui bien sûr, pour sensibiliser le public sur la question. Sans commentaire. Encore une fois, n’attendez rien de personne, surtout pas des gens qui se disent « professionnels », ce ne sont que promesses et perte de temps. Démerdez-vous.
Quoi qu’il en soit, l’on m’a fait comprendre que je ne pouvais exercer de la sorte, le plus simplement du monde, car apparemment, les consignes venaient d’« en haut ». Je n’ai pas osé demander d’où précisément. Pas nécessairement envie de connaître l’expérience de la geôle égyptienne. Enfin ça peut se comprendre, je suis moi aussi contre cet insupportable principe d’ingérence occidentale, je crois que l’Afrique en a assez souffert comme ça. Et les gens se protègent, c’est normal. N’empêche qu’on n’ignore pas une main tendue en situation de crise. J’ose espérer qu’il ne s’agit là que de malentendus et fâcheux concours de circonstances.
Bref, il y a bien des organisations internationales qui œuvrent localement pour la cause (je ne les nommerai pas pour éviter de leur faire de tort), mais on peut, au-delà du manque certain de moyens (quoique), douter légitimement de leur efficacité. À vrai dire il semblerait que la majorité de leur personnel consacre davantage de temps à analyser des problèmes dans des salles de réunion, si possible climatisées, plutôt qu’à trouver des solutions simples et concrètes. Rappelons qu’il y a urgence. Je me demande d’ailleurs avec quoi sont rémunérés ces espèces de « chargés de missions » et autres « responsables » plus ou moins bidon. Il ne faut pas plaisanter avec ce sujet.
Ne parlons pas de ces multiples ONG quelque peu douteuses, inspirées par un idéal de démocratie, qu’elles ont l’infâme prétention de vouloir « apporter » (c’est-à-dire imposer) à des peuples qui s’en méfient, tout à fait légitimement, comme de la peste. Celles-ci sont peut-être animées de bonnes intentions, mais constatant que ce n’est pas si évident de sauver le monde (surtout chez les autres), elles finissent par n’avoir pour vocation que de réclamer de l’argent et « organiser des événements pour la cause », de type « lâcher de ballons et parrainage d’enfants ». Même si ce n’est pas volontaire, on est là dans une forme d’hypocrisie assez insupportable. Encore, si on pouvait librement jeter un œil sur la comptabilité. Nous on veut du concert, du pratique, pas du blabla humanitaire de Sciences Po.
Quelque part j’en veux à ces associations, pour leur désinvolture, leur manque d’ambition, je ne dénigre en rien leur travail nécessaire, elles sont certainement un peu dépassées par les événements, mais même avec peu de moyens, l’expérience l’a démontré à plusieurs reprises, on peut faire de belles avancées, pourvu qu’on soit à la hauteur du problème. Ce n’est pas en organisant des colloques ou en faisant des rondes qu’on va faire évoluer les choses.
La bonne volonté n’est pas suffisante, agir efficacement auprès de ce public exige une certaine inventivité et de l’engagement. Ces jeunes ont besoin de figures de référence, de tuteurs de résilience en quelque sorte, c’est-à-dire des éducateurs affirmés et complémentaires, en qui ils puissent se retrouver, des gens qui les guident, les accompagnent, et croient en eux. Pas des infirmières muettes ni des étudiants démagos.
La solution pour ces associations, quand elles le peuvent, et de réintégrer l’enfant dans sa famille : « on va t’aider à rentrer à la maison, mon grand ». Belle initiative, pour que son cauchemar continue. En général, un enfant ou adolescent qui quitte le foyer familial pour s’accrocher au premier wagon de train venu, ne le fait pas par caprice. Il fuit une misère affective particulièrement avancée. Un gamin qui se sent aimé, n’a aucune raison de partir. S’il n’est pas aimé de ses parents (avec toute la pathologie familiale ou sociale que cela comporte), d’autres se chargeront de l’aimer à leur place. C’est là le rôle de l’éducateur et, on l’a dit, du tuteur de résilience. Après tout, il s’en passera, de sa famille. Cependant le risque de tomber sur un nouveau bourreau, au sein d’un foyer d’accueil par exemple, n’est malheureusement jamais à exclure. C’est pourquoi ce travail demande une extrême vigilance de la part des directeurs de structures vis-à-vis de leur personnel.
Il ne s’agit pas d’être dans la compassion permanente ni dans l’obsession médicale, mais de créer de vraies relations d’échange et de confiance avec eux. Rétablir un cadre sain (du moins dans la mesure du possible). Les faire jouer autant que les responsabiliser, car ils ont avant tout besoin d’être valorisés, de se révéler. Il est, à mon sens, important de ne jamais les sous-estimer, et de faire preuve, au contraire, d’une forme d’exigence bienveillante envers eux, ce dont ils vous seront toujours reconnaissants.
Car il y aurait de quoi faire de belles choses en faveur de ces gamins volontaires et pleins de ressources. Ne serait-ce qu’à travers des programmes d’animations sportives et créatives, qui les sortiraient au moins un temps de leur quotidien. C’est sûr, on ne peut faire des miracles chez tout le monde, mais il est dans notre devoir d’adulte sensible et responsable de donner de soi pour ces gamins. J’appellerais ça la justice citoyenne, ou quelque chose comme ça. L’équilibre social. Encore faut-il que cela ait du sens pour vous. Non pas le sacrifice, mais le dévouement. Ou le courage, simplement. Question d’éducation, de valeurs, peut-être. À moins que vous ne craigniez de choper une de ces maladies qu’ils trimbalent, ce qui est compréhensible aussi.
Heureusement il existe des personnes compétentes et motivées, particulièrement et sincèrement attachées à la protection de l’enfance, qui savent consacrer leur temps utilement à la cause. Mais ce n’est pas gagné. La difficulté, et c’est là une chose bien normale, est de parvenir à restaurer un lien de confiance entre ces enfants et le monde adulte qui les a trahis. Ils restent souvent réticents, et on les comprend, au fait d’intégrer une structure d’accueil, préférant la liberté de la rue. Ce qui rend leur suivi difficile.
On pourrait par exemple imaginer des foyers d’accueil qui soient, dans une certaine mesure bien entendu, en autogestion : les jeunes y seraient concrètement responsabilisés aux tâches quotidiennes et apprendraient, sous contrôle d’éducateurs spécialisés, l’autonomie et la vie en collectivité : gérer un budget pour faire les courses, cuisinier, faire le ménage, cultiver la terre, étant ainsi amenés à se répartir les tâches et mettre en place des règles communes de fonctionnement. Une journée dans une structure comme celle-là pourrait être rythmée par l’apprentissage de fondamentaux le matin (lecture, écriture, calcul et problèmes), et, comme évoqué plus haut, des activités sportives et artistiques l’après-midi, selon un programme adapté et diversifié. Tout en privilégiant, dans la mesure du possible, une pédagogie différenciée : les plus doués ou les plus motivés ont aussi l’occasion d’approfondir leurs connaissances. Bref, il faut arriver à détecter chez chacun une envie, une prédisposition, un talent, et le développer. Les jeunes pouvant ainsi recruter eux-mêmes d’autres camarades dans la rue par la suite. La hiérarchie, à laquelle ils tiennent, serait ainsi respectée, et modérée par les éducateurs.
Car n’oublions pas que ces jeunes gardent un grand besoin de liberté. La liberté, pour ceux qui ont fui le foyer familial, n’est pas née dans la rue, c’est une attitude logique quand on a été victime de l’emprise d’un parent violent ou incestueux. Il faut respecter cela. Cependant, « autogestion » ne signifie pas pour autant « désordre autorisé », au contraire. Il conviendrait, avec ce genre de public, d’appliquer une pédagogie subtile de « suggestion », c’est-à-dire non pas les contraindre, mais les amener à tel ou tel choix. Les jeunes sont libres de leurs choix, mais ils doivent les assumer. Et les adultes sont là pour leur en rappeler les limites et conséquences, sur eux-mêmes comme sur la collectivité. Il s’agit de les revaloriser durablement, et de les impliquer dans un projet dont ils soient fiers. Là est tout l’enjeu d’une telle mission.
Aux éducateurs d’être suffisamment résistants, motivés et disponibles, pour cela. Concrètement, se contenter d’un discours du type « ce n’est pas bien de sniffer de la colle, c’est mauvais pour toi », n’est pas suffisant. Encore faut-il avoir la passion, du moins la vocation, de l’action sociale. Encore faut-il être persuadé de l’utilité de son action. Car dans ce genre de mission, l’on y met aussi un peu de ses tripes, c’est un domaine qui relève avant tout de l’affectif. Certaines éducatrices auraient d’ailleurs une tendance à confondre « sécurité affective » et « maternage », à celles-là il conviendrait de rappeler, pour une fois, ce que « professionnalisme » veut dire. Mais on ne peut leur en vouloir, une simple présence, une oreille attentive, suffisent déjà pour le moment.
Évidemment, un tel dispositif demanderait un financement, évidemment il demanderait à être validé par les autorités, si tant est qu’elles veuillent traiter efficacement la question, mais l’argent et la politique ne sont pas notre problème pour le moment, nous proposons des solutions, voilà tout. De toute façon, il faut essayer, réessayer, avec les moyens que l’on a. On ne peut plus se contenter de dire « c’est épuisant, c’est décourageant, c’est déprimant », il faut lutter, avec détermination et pragmatisme. Et, toujours, avec un peu (sinon beaucoup) d’humour. Il est indispensable.
Ne banalisons surtout pas la chose à coups de statistiques et d’images-chocs comme s’acharnent à le faire maladroitement ces associations, mais indignons-nous toujours plus face à cette situation : comment un enfant d’une dizaine d’années, non armé physiquement et psychologiquement pour affronter la vie, se retrouve-t-il seul, livré aux vices de la rue ? Et notamment aux enlèvements, dont on sait qu’ils alimentent des trafics particulièrement atroces. Comment un mineur est-il amené à se droguer, mendier, et dans le pire des cas, se prostituer, pour survivre ?
Il m’est personnellement insupportable de réaliser qu’un phénomène d’une telle gravité ne soit pas considéré comme une évidente priorité non seulement par l’État (qui a certainement la tête ailleurs, mais qui commence à considérer sérieusement le problème), mais aussi par le citoyen lambda disons. Car si je ne peux rien contre la détresse que je ne vois pas, je n’ai en revanche aucune excuse face à celle qui est sous mes yeux.
On parle bien ici d’enfants et d’adolescents, par centaines de milliers, d’êtres en pleine construction, en attente naturelle de protection et d’éducation, innocents et vulnérables, qui n’ont d’autre choix que celui-ci : fuir. La première des mesures est de protéger ces jeunes, physiquement, les mettre à l’abri de la perversité et d’abuseurs en tous genres. Car ils sont des proies tristement faciles pour cette race de criminels qu’il convient d’éliminer d’une balle dans la nuque (mon côté germanique, là aussi).
La misère adulte est un tout autre problème, à vrai dire j’y suis moins sensible, car l’enfant, lui, n’est pas encore apte, seul, à la résilience. C’est pour cela qu’il est indispensable de l’aider, avec équilibre, affection et esprit, pour lui amener un peu de cette fierté dont on l’a privé. Heureusement, en attendant, il lui reste l’amitié. L’amitié de ses frères d’armes. Cela, personne ne pourra lui prendre.
Je pense à ces petits loups que j’ai connus, ces sacrés numéros que j’ai croisés, recroisés dans les rues d’Alexandrie, sur la Corniche, le long du tram, ces gosses avec qui j’ai échangé, ri, passé du temps, j’entends leurs voix rauques, tantôt railleuses tantôt mélancoliques, je vois leurs jeunes visages balafrés, d’une beauté brute et lumineuse, au sourire redoutable, au regard vif et plein d’un espoir sauvage. Je me dis que nous, leurs pères de substitution, leurs grands frères, leurs éducateurs, nous n’avons pas le droit de nous planter, nous ne pouvons plus les décevoir.
Je me dis aussi qu’on ne peut prédire, dans l’immédiat, un avenir décent à une société dont les enfants sont dans la rue. Car quoi de plus inquiétant qu’un monde sans éducation ? Je crois que la parentalité est un vrai métier, et que certains l’ont trop vite oublié. Il me semble impensable, au XXIe siècle, d’abandonner un enfant, pour quelle raison que ce soit. Aucune excuse n’est permise. Tout comme il me semble dangereux de le « gâter » et le surprotéger, tel qu’on le voit si souvent de la part de ces mères névrosées.
Comment en est-on arrivé, dans une même cité, à cet écart vertigineux entre un enfant qui se bat pour survivre seul, et un enfant de parvenus à qui tout est dû ? Quelle impression troublante de voir ces deux se croiser dans la rue, quand l’un y vit, et que l’autre ne fait qu’y passer. Qui sait si, en d’autres conditions, ils n’auraient pas été les meilleurs amis du monde ? Question de valeurs, là encore.
L’Égypte est belle, l’Égypte est noble, elle mérite mieux que cela. Les gouvernements font certainement ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont, je ne prétendrai jamais leur reprocher quoi que ce soit, au nom de quoi d’ailleurs ? Je ne suis ici qu’un hôte. Je reste à ma place. Je ne suis pas un de ces journalistes hypocrites et donneurs de leçons. Simplement, l’exigence est pour moi la base de l’humanisme. C’est pour cela que je suis exigeant avec ceux que j’aime. J’aime l’Égypte, son peuple, son histoire, et vous l’aimeriez peut-être autant que moi si elle savait où elle en est. Le bon sens, et malheureusement la connerie, ignorent les frontières, mais je crois que les gens de bonne volonté finissent toujours par se retrouver autour de leurs valeurs communes.
Les Égyptiens sont fiers de leur pays, ils y sont attachés, et ils ont raison. Quand ils peuvent le quitter, pour travailler ou étudier, ils finissent toujours par y revenir. Sauf s’ils trouvent l’amour de l’autre côté de la Méditerranée, ce qu’on leur souhaite. Avez-vous déjà entendu parler de la diaspora égyptienne ? En plein chaos migratoire mondial, c’est en tout cas là une belle leçon de patriotisme, et au fond, d’humilité.
Enfin, outre toute considération culturelle, sociale ou autre, il conviendrait simplement de dire que quiconque s’engage dans ce combat s’engage dans un combat universel, celui de l’enfance. Vous n’êtes ni ridicule, ni suspect. Chacun est le bienvenu, avec son talent et ses compétences, pourvu qu’il soit doté de bonnes intentions. Je m’étonne d’ailleurs, peut-être assez naïvement, que nous ne soyons pas plus nombreux. Mais je suis sûr que ça changera. Encore faut-il être un minimum en harmonie avec soi-même pour prétendre apporter un peu d’harmonie chez autrui. Encore faut-il être révolté, comme le sont, justement et humblement, ces enfants.
Le Caire, le 4 septembre 2017
À Ahmed.
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