Combat de Français dans un shot de vodka
Alain Soral a été invité vendredi 10 juin à Moscou. Ravi d’accueillir un compatriote dans un pays qui n’est pas le mien, je me suis déplacé pour voir la bête dissidente dans toute sa faconde et son génie. Si Soljenitsyne tapait frénétiquement sur sa machine à écrire de ses longs doigts éclairés, Alain Soral, dissident contemporain et donc nécessairement médiatique, assène sa parole dans un savant mélange d’humour corrosif et de saillies conceptuelles. J’ai eu plaisir à retrouver cet art si français du débat intellectuel teinté d’ironie, un art que les Russes préfèrent souvent observer.
Outre une démarche purement prosélyte justifiée par un harcèlement manifeste des autorités françaises, qu’est venu chercher Soral dans cette bibliothèque Dostoïevski de quartier, comme il en existe sans doute des dizaines à Moscou ?
Le public est plutôt jeune, tout droit sorti d’un cours de droit universitaire de fin de semaine. L’ambiance est calme et sereine, la salle chauffée par les rayons d’un soleil aux lueurs de résurrection.
Alain Soral en impose physiquement, et cela justifie sans doute pourquoi ses ennemis refusent de l’affronter sur la simple idée du débat. Respect à Éric Naulleau, qui ne s’est pas caché et qui au passage, ne semble pas avoir été contaminé outre mesure de son rapprochement littéraire avec le diable personnifié.
Même attaqué par une soirée arrosée de toasts infinis, Soral n’en perd pas pour autant ses repères. Sa première intervention abîme la communauté juive. J’ai tout d’un coup peur d’assister à un pur meeting d’auto-promotion centrée sur le combat d’un homme sur un système. Je suis inquiet de la réaction d’un public russe qui a pour constante historique de souffrir un peu plus que la moyenne et qui ne s’est sans doute pas déplacé pour assister à une plaidoirie franco-française. Soral, habile tribun plongé dans une opération de séduction, ne vas finalement pas léser son public. Il établit des parallèles entre la France et la Russie. Les événements de Mai 68 et le sort du Général de Gaulle (Soral omet sans doute de rappeler à un public non-français à quel point cet épisode est crucial pour la France) lui font craindre un destin similaire à la Russie de Poutine, agressée par des « hordes de trotskistes financés par Soros ». Si Soral cible un groupuscule comme les Femen, je doute fortement que Poutine en ait des insomnies. J’aurais aimé que Soral précise sa pensée. Qui menace Poutine et ses 80% de popularité quand Hollande se noie dans une flaque à 12% ?
Je me remémore les propos publiques de ce député de la Douma, Evgeniy Fedorov, qui décrivait subtilement en juin 2015 les arcanes d’une conspiration légale dont tous les mécanismes, éprouvés depuis des siècles, avaient été récemment exposé par le secrétaire américain de la Défense afin d’anéantir l’autorité de Vladimir Poutine.
Une conspiration légale est actuellement en gestation en Russie et comme Alain Soral le décrit parfaitement dans Comprendre l’empire, ce processus est indispensable afin de renverser l’ordre établi. Pour Soral, la clé de lecture de 1789, « c’est la bourgeoisie affairiste déjà en mouvement sous Louis XIV (Colbert, Necker) qui fait faire le sale boulot par les progressistes de gauche (Robespierre et Saint-Just) afin de liquider les réactionnaires de droite : la noblesse terrienne puis le pouvoir royal accrochés à leurs privilèges héréditaires. Afin que les progressistes de droite – en réalité, la bourgeoisie d’argent – une fois débarrassés des progressistes de gauche (liquidation de Robespierre et Saint-Just), puissent enfin niquer tout le monde : spolier la noblesse et mettre les anciens serfs, futurs prolétaires, au boulot. »
Environ deux siècles plus tard, Gorbatchev fera les frais de cette conspiration interne à trois bandes regroupée autour d’un Boris Eltsine sous le masque d’un Robespierre opportuniste et démagogue. Seulement voilà, en 1991, lorsque Eltsine haranguait les foules sur son char, se posant en protecteur de la nation contre les putschistes et contre l’incompétence d’un Gorbatchev, un avion américain l’attendait en cas d’échec… Autre temps autre mœurs, mais Elstine sera tout autant abandonné qu’un Robespierre à son sort, trimbalant pendant presque une décennie sa carcasse parfois grossière de pantin éthylique.
Le peuple russe de 1991, chauffé à blanc, épuisé et dégoûté par une vie quotidienne indigne, ne savait pas en réalité à qui bénéficierait ce changement de pouvoir. Il découvrira avec encore plus de stupeur durant toute la décennie 1990 que ce putsch ne lui était pas destiné et qu’il n’améliorerait en rien sa situation.
La méthode est la même aujourd’hui que sur la période 1989-1991. Il faut d’abord graduellement dégrader les conditions de vie de la population. Les sanctions américaines appliquées par l’Europe sont l’outil rêvé pour couper petit à petit le robinet de la banque centrale russe, qui maintient des taux d’intérêt élevés, freinant ainsi les initiatives de développement local. Les retraites déjà minuscules se réduisent, l’inflation fait plonger nombre de Russes sous le seuil de pauvreté, la cherté de l’immobilier se maintient, les prix des voitures, des produits technologiques restent élevés car bien souvent, quand ce ne sont pas les produits finis eux-mêmes, les matières premières nécessaires pour les fabriquer sont importées.
Tant que Poutine permettait à ses citoyens d’élever leur niveau de vie, les Russes pouvaient fermer les yeux sur les égarements d’une ploutocratie autoritaire. Mais que se passera t-il lorsque les Russes réaliseront qu’ils sont perdants sur les deux faces d’une même pièce ? Que leur liberté individuelle tant chérie et liée à leur capacité d’augmenter leur niveau de vie, se réduit comme peau de chagrin sur l’autel d’une Russie qui n’apprend pas de ses erreurs passées ?
La fronde populaire n’est que la partie immergée d’une conspiration dont les bénéficiaires se cachent de moins en moins. Ayant appris des excès d’un Mikhail Khodorkovskiy, le milieu des affaires russe s’immisce subtilement dans le champ politique, caché derrière des médias à la solde. RBC, l’une des plus importantes chaines de télévision affairistes russes, a été dirigée jusqu’en août 2015 par Derk Sauer, ressortissant néerlandais. Aujourd’hui ce citoyen de l’OTAN est vice-président d’Onexim Group, l’une des holding russes les plus puissantes du pays, dirigée par un certain Mikhail Prokhorov, connu pour avoir su développer des affaires aux États-Unis via notamment l’acquisition de la franchise NBA des Brooklyn Nets.
Ainsi relayées par les médias, des propositions d’élection présidentielle anticipée sont promues, débattues par exemple lors du forum 2015 de Saint-Pétersbourg, ou lors des visites ciblées de l’ambassadeur américain en Russie, John F. Tefft, avec les représentants régionaux de Russie.
Les rouages du mécanisme de renversement du pouvoir sont latents et ce serait oblitérer toute l’histoire mouvementée de la Russie que de ne pas discerner les vrais dangers auxquels est confronté ce colosse aux pieds d’argile.
La vision occidentale de Poutine en chef autocratique impitoyable qui tue le moindre embryon d’opposition visible (d’Alexey Navalniy en passant par les Femen) est une version bien naïve qui ne rend absolument pas compte de la complexité et de la friabilité réelles du système russe. Poutine est un président providentiel bien plus fragile qu’un adoubé de pacotille à la Hollande. Tout simplement car la politique en Russie a encore un sens et que Poutine use depuis quinze de ce pouvoir qu’il a acquis à la surprise quasi-générale en 1999. Depuis, il a eu le temps de se faire des ennemis et l’arbitre américain pourrait bien être en train de siffler la fin de la récréation.
Il ne faut jamais oublier que le tempo de la Russie est différent. Les chocs se produisent de manière plus soudaines. Comme le disait Lénine, « il y a des semaines où il se passe plus de choses que pendant toutes les années qui les ont précédées ». Même si le délitement de l’URSS a été un long processus perceptible par le pouvoir soviétique lui-même, la proclamation de la fin de l’URSS le 8 décembre 1991 a surpris Gorbatchev, qui, abasourdi, trahi, n’a pas eu le temps de préparation nécessaire pour se battre. De même qu’il n’avait pu anticiper le putsch avorté d’août 1991.
Comme Gorbatchev en son temps, Poutine soigne son image sur la scène internationale et ses derniers succès sur le front syrien lui permettent de rester maitre de son destin hors de Russie. Mais à l’instar de Gorbatchev, il ne faudrait pas que ce rayonnement mondial ne l’aveugle sur les affaires internes au pays. La politique d’un pays se résumait pour Fernand Braudel à être en paix à l’intérieur et respecté à l’extérieur…
En conclusion de sa conférence, Soral se réjouit que la Russie de Poutine constitue encore et toujours une troisième voie, imperméable aux sirènes du capitalisme américain et fière de son identité culturelle propre. Pour autant, si les Américains ont eu, depuis un millénaire, la volonté de faire plier Moscou, il ne faut pas oublier qu’ils y sont parvenus en 1991. Depuis, nous l’avons déjà évoqué, les influences otaniennes se trouvent aujourd’hui dans tous les nœuds des cercles décisionnaires et même si le chapitre Poutine est un sursaut d’orgueil magnifique, le ver est bel et bien entré.
Pour contrer Soral sur la dimension culturelle, je dirais même que le Russe est plus capitaliste que les capitalistes. Le Russe sait que ça ne durera probablement pas, alors il se gave jusqu’à saturation. Au vu de son histoire, comment l’en blâmer ? Mais si la définition du capitalisme est l’accumulation primitive de richesses matérielles, il n’ y a qu’à se balader trente secondes dans les rues de Moscou pour comprendre au son des berlines allemandes que Marx et Lénine ne pourront plus jamais dormir tranquilles.
Là où Soral a raison, c’est que Poutine, despote éclairé, fut une chance pour la Russie nouvelle. L’évocation de l’après-Poutine replonge d’ailleurs les Russes dans une certaine peur des lendemains.
C’est sans doute ce que Russes et Français partagent au fond le plus et ce qui domine cette conférence fraternelle. Une inquiétude presque résignée. Michel Onfray dirait stoïquement que tout va mal mais c’est ainsi. La France et la Russie ont perdu de leur superbe en route, personne ne le renie, mais tout le monde ne se bat pas de la même manière. Finalement Soral, dans cette bibliothèque qui rappelle le génie littéraire russe, est venu souffler un espoir d’optimisme salutaire sur un pays ami qui en a tant besoin. Et que ce souffle transporte des effluves de vodka renforce ses effets.
Merci M. Soral d’être venu partager à Moscou vos peurs, votre nostalgie et votre respect pour la Russie. J’espère que vous aurez trouvé en retour tout ce dont il vous faudra pour continuer votre combat.
Les Russes vous remercient et les Français de l’étranger, pour qui vous n’avez pas manqué de signifier votre sympathie, continueront de vous témoigner en retour leur respect pour votre œuvre et votre courage.
L.
Pendant ce temps, dans les médias français :