Bonjour,
Dans votre dernière vidéo (« Violence du système et inconsistance de la dissidence »), vous avez ouvert une infime parenthèse sur le rapport de l’islam à la sexualité et, même si, bien sûr, cela n’était pas l’objet principal de votre intervention, j’aimerais vous apostropher sur ce sujet précis – en quelques lignes – pour tenter de dénouer (à défaut d’épancher) toute la complexité de la thématique.
Il faut savoir que dans l’économie spirituelle de l’islam, qui est celle du « juste milieu » (Qur’an 2:143), la sexualité – bien évidemment, dans le cadre légal du mariage – est favorisée, et trouve non seulement écho dans tous les traités de jurisprudence, mais a même bénéficié de développements littéraires « kama-sutraesques », la « Prairie parfumée » composée sous la plume du cheikh Nefzaoui, un Tunisien du XVe siècle, ou encore des traités d’érotologie produits par quelque cheikh ul islam (plus grande autorité exotérique) du califat ottoman.
Comme précisé, si nous oublions les traités « exclusifs » et allons vers les livres de jurisprudence, qui se comptent par milliers et abordent par nécessité la sexualité (ne serait-ce que dans le cadre du mariage), les exemples sont myriades. Un illustratif, de Sidî Ahmad Zarruq (m. 1493), autorité (marocaine) exotérique (autant que « ésotérique ») des plus influentes de son époque, et donc assez symptomatique de la « tendance générale » du juridique (fiqh) :
« L’enfant né d’une union où la femme n’a pas été cajolée sera nécessairement faible d’esprit et ignorant. Faire preuve de délicatesse (rifq) envers la femme, exige de la part de l’homme de l’amour (mahabba) pour son épouse. Que celui qui veut réaliser cette conjonction ne s’approche pas de sa femme avant qu’elle ne soit haletante, que ses yeux ne se troublent et qu’elle ne demande à être satisfaite. Pour préluder à cela, l’homme multipliera les caresses... » (cité dans Christian Bonaud, Le Soufisme, p. 91)
Cette attitude s’inscrit autant dans la vulgate coranique que l’exemplarité prophétique, car celui-ci a eu une vie sexuelle assez expansive, sur laquelle Qadi ’Iyad (m. 1149), auteur d’al-Shifâ (la biographie la plus influente dans le monde musulman), revient assez longuement ; cette idée est tellement associée au modèle prophétique, que Ibn al-Jawzi (m. 1201), un savant « traditionaliste », réfutera les macérations ascétiques de certains sufîs, justement en citant les exploits « techniques » de Muhammad... Tout cela pour dire qu’une sexualité saine dans le mariage n’est pas une prérogative mais une nécessité pour la bonne entente du couple, et la sexualité, dans la civilisation islamique, n’a été muselée que dans les siècles précédents, épigone d’une décadence culturelle plus généralisée.
Sur un plan plus « métaphysique », on pourrait en dire ce que Julius Evola dit du tantrisme médiéval en Inde : la sexualité est un « yoga », un pas vers l’union, en ce que, dans la dissolution des corps dans le rapport sexuel (érotique, et non pornographie, bien évidemment, puisque le second n’érode pas, mais amplifie le « moi »), c’est la disparition du rapport sujet-objet, et donc un accès organique à l’état d’unité, un dépassement de la dualité, ce que l’Islam enseigne (« tawhîd » – qu’on traduit naïvement par "monothéisme" – est l’acte d’unifier – un exercice dynamique, non pas une simple énonciation verbale –, ramener la multiplicité phénoménale à l’unicité de l’existence, et, dans sa sémantique, lié à « logos » ou « yoga »). L’Andalou Ibn Arabî (m. 1240), une sommité de la conscience théosophique mondiale, est, bien sûr, plus éloquent :
« Lorsque l’homme contemple Dieu dans la femme, sa contemplation porte sur ce qui est passif ; s’il Le contemple en lui-même, en vue de ce que la femme provient de l’homme, il Le contemple en ce qui est actif ; et lorsqu’il Le contemple seul, sans la présence d’une forme quelconque issue de lui, sa contemplation correspond à un état de passivité à l’égard de Dieu, sans intermédiaire. Dès lors, sa contemplation de Dieu dans la femme est la plus parfaite, car c’est alors Dieu en tant qu’il est à la fois actif et passif qu’il contemple, tandis que dans la contemplation purement intérieure, il ne Le contemple qu’en mode passif. Aussi le Prophète – sur lui la bénédiction et la paix – dut-il aimer les femmes à cause de la parfaite contemplation de Dieu en elles. On ne saurait jamais contempler Dieu directement en l’absence de tout support (sensible ou spirituel), car Dieu, dans Son Essence absolue, est indépendant des mondes.
Or, comme la réalité (divine) est inabordable sous ce rapport (de l’Essence), et qu’il n’y a de contemplation (shahâdah) que dans une substance, la contemplation de Dieu dans les femmes est la plus intense et la plus parfaite ; et l’union la plus intense (dans l’ordre sensible, qui sert de support à cette contemplation) est l’acte conjugal. » (cité dans S.H. Nasr, L’Islam traditionnel face au monde moderne, p. 44)
Merci de votre éventuelle lecture.
A.