« La dégradation de la balance commerciale de la France s’est accentuée en 2017, avec un déficit qui s’est établi à 62,3 milliards d’euros, le plus haut depuis 2012, contre 48,3 milliards un an plus tôt, selon les statistiques publiées mercredi par les Douanes. Le dernier excédent commercial de la France remonte à 2003. » (Source : Les Échos du 7 février 2018)
« Alors que la France voit son déficit commercial se creuser , l’Allemagne, à l’image des voitures qu’elle exporte par millions, trace sa route comme si de rien n’était. Selon l’Office des statistiques, la première économie européenne a enregistré en novembre des exportations en hausse de plus de 8 % par rapport à 2016, à 116,5 milliards d’euros. Sur onze mois, ses exportations ont atteint près de 1.280 milliards. A priori, le record de 2016 a été battu en 2017. » (Source : Les Échos du 10 janvier 2018)
Pas une journée sans que nos journaux économiques ne comparent les résultats de la France et de l’Allemagne et ne finissent par enfoncer l’économie nationale. Il est vrai que la France se trimballe un déficit du commerce extérieur grandissant quand son voisin bat des records d’excédent extérieur.
L’explication résiderait, selon nos économistes libéraux, dans un cahier des charges social trop lourd, un code du travail paralysant, des contraintes étatiques pesant sur nos pauvres entreprises. Ça, c’est le discours du MEDEF repris par les perroquets placés dans les grands médias, la plupart de ces oiseaux ne comprenant goutte à l’économie, ou ne s’intéressant qu’à son exploitabilité en termes de propagande. Si on peut enfoncer les lois sociales françaises et tout leur mettre sur le dos, autant y aller franco.
Encore des gens qui croient que l’Allemagne est en meilleure santé que nous. Ah les sots ! https://t.co/nvheFIfphv
— jean-michel aphatie (@jmaphatie) 8 février 2018
En réalité, pour ceux qui creusent un peu le sujet, sans même être surdiplômé en économie, de nombreux facteurs viennent contrebalancer ce complexe français. Par exemple, le chômage de masse tricolore est le résultat direct et indirect de notre balance des échanges déficitaire, pas du travailleur français qui serait vindicatif, tire-au-flanc et anti-patrons. Ceux qui ont regardé à la loupe les salaires horaires moyens voient bien que les pays d’Europe du Nord payent mieux avec parfois aussi une forte redistribution nationale.
L’explication ne réside donc pas à 100% dans le Français trop payé par rapport au Roumain ou à l’Espagnol. D’autres critères entrent en ligne de compte comme la formation, le niveau réel des diplômes, etc. Non, le travailleur français n’est pas trop cher, n’en déplaise au fils Gattaz et à ses larbins-relais des fenêtres de tir économique en radio, presse et télé. Les conclusions de la bande d’Acrimed sont à ce sujet sans appel : l’écrasante majorité des observateurs et commentaires économiques des médias de masse sont pro-libéraux. De communiste il n’y a plus, de souverainiste il n’y a point, ou si peu. Un Montebourg a bien tenté de faire passer l’idée du nationalisme à côté d’un socialisme économique, mais il a fini éjecté de son siège de ministre. À droite n’en parlons pas : c’est à celui qui sera le plus américanophile, le plus anglophile, le plus antifrançais.
"L'Allemagne a choisi l'#export comme un moteur de croissance depuis + de 10 ans !" @Ludovic_Subran explique l'écart entre les #BalancesCommerciales françaises & allemandes #CommerceExtérieur #France @France2tv pic.twitter.com/fZqHf1AeN7
— Euler Hermes France (@eulerhermesFR) 11 janvier 2018
Bref, l’économie française devrait plus regarder outre-Rhin et appliquer les solutions concrètes de la Grande Allemagne. Sauf que ça n’est pas possible. Et pourquoi ? Parce que le travailleur français est fondamentalement différent et inférieur au travailleur allemand, discipliné, précis, méticuleux ? Que nenni, l’ouvrier, le technicien ou l’ingénieur français sont aussi qualifiés que leurs cousins germains. Pour ne prendre que l’exemple de la finance, les jeunes diplômés de la finance française qui sortent des écoles et qui traversent le Channel ont une haute valeur ajoutée : ils sont supérieurs en théorie à leurs cousins britanniques. Mais la City est à Londres, pas à Paris. C’est une autre histoire...
Non, s’il y a une énorme différence industrielle entre la France et l’Allemagne, différence qui s’agrandit depuis un siècle, c’est à cause de politiques industrielles indignes, idiotes ou inexistantes. Sinon carrément traîtresses à la nation. La vente à la découpe des meilleurs morceaux de notre économie ne date pas d’hier et est le fait d’une élite transnationale, ou d’une soi-disant élite, qui fait passer ses intérêt avant ceux du peuple. C’est un fait et ça a été largement prouvé, ne serait-ce que par Henry Coston. La liste des entreprises ou des fleurons nationaux possédés en partie par des grandes banques ou des multinationales anglo-américaines, sans oublier la finance apatride, dépasse l’entendement. Mais c’est la réalité du libéralisme universel, et peu de pays y échappent. Sauf l’Allemagne, qui a bien géré sa barque et ses intérêts. Mais alors, comment fait-elle pour dégager cet excédent qui lui permet d’embaucher, alors que notre déficit nous « permet » seulement de débaucher ?
De l’Hitlerland à l’Hinterland
D’abord, la France et l’Allemagne n’ont pas le même passé industriel. La France était traditionnellement un pays d’agriculture où l’industrie s’est moins développée qu’en Allemagne qui a des climats moins favorables, et aussi moins de place, avec un pays qui s’est réuni tardivement (on parle des Länder, pas de la réunification post-1989). Et puis les deux grands de l’Europe des 27 n’ont pas la même politique économique, ni le même tissu d’entreprises. On ne va pas entrer dans les détails mais ce qui fait la puissance exportatrice de l’Allemagne, c’est son fameux Hinterland qui est sa chasse gardée.
Et à ce propos on peut se poser des questions rétroactives sur la balkanisation de l’ex-Yougoslavie au début des années 1990 sous l’influence du renseignement allemand... qui vise au bout du compte, à l’instar de la CIA ou de la NSA pour les États-Unis, à augmenter la puissance nationale. Le travail de sape du communisme à l’Est, qui a servi et l’Amérique et l’Allemagne, a recréé cet espace vital dont l’industrie (depuis toujours) et l’agriculture (depuis peu) allemandes ont besoin. Pour leur expansion, pour leurs débouchés, pour leur main-d’œuvre. Merkel a achevé par l’économie ce que Hitler a voulu imposer par la guerre.
Sans le dégel à l’Est, l’excédent commercial allemand ne serait pas aussi élevé. Car c’est avec son Hinterland (arrière-pays) que l’Allemagne fait ses grosses marges. En Asie aussi, et avec l’Europe de l’Ouest, mais là les échanges sont moins déséquilibrés. On peut dire qu’en moins de 30 ans, l’Allemagne a recolonisé l’Europe de l’Est, qui correspond au groupe de Visegrad. Elle a mondialisé son économie à sa porte, pas en Asie du Sud-Est comme de nombreux pays occidentaux. La relation qu’elle a avec ses voisins slaves est celle d’une dépendance réciproque forte, et très protégée. Ce que Stephen Gross, historien de l’économie, appelle la « délocalisation de proximité ». Pas la peine de faire construire ses voitures, ses machines-outils et pousser ses troupeaux au bout du monde, avec des porte-conteneurs qui mettent trois semaines à traverser les océans : les bas salaires et la haute technicité des ex-pays socialistes lui tendent les bras !
- 1942-2018 : même combat !
L’Empire d’à côté
Pourtant, avant même l’effondrement du Mur et la levée du Rideau de fer (expression de Churchill), l’économie ouest-allemande sous-traitait déjà à l’Est, malgré toute la désolation qu’elle y avait semée en 40-45 ! Eh oui, l’économique passe avant l’histoire, il faut bien vivre. Les Polonais, les Tchèques, les Hongrois et les Slovaques, qui ont tous souffert d’un côté ou de l’autre de la machine de guerre germanique, se sont à nouveau pliés à sa loi. La loi de la survie, surtout. Dépouillés de leur économie étatisée, ils ont fini par être remodelés selon les besoins spécifiques de l’économie allemande, qui est très expansionniste dans l’âme. Si elle a une âme... On a ainsi pu parler de « colonisation » de l’Allemagne de l’Est après son absorption par sa grande voisine. Les usines vétustes ont été rasées, les machines modernes (ah, la machine-outil de couleur verte, d’un vert presque militaire, un vert-de-gris !) sont arrivées, et ce sont les grands patrons de Bonn qui ont refait le paysage industriel. Il s’en est suivi une montée terrible du chômage, qui a expliqué en partie le rejet des populations allogènes dans les années 90, les foyers turcs qui ont brûlé...
Aujourd’hui un autre genre d’immigration menace la paix sociale allemande, mais ce que le patronat veut, le politique le veut. Merkel travaille pour le MEDEF allemand (la fédération de l’industrie) et elle ne s’en cache pas. Les Allemands ne sont pas majoritairement contre puisque l’embauche suit, et même plus vite que la formation nationale qui ne fournit plus assez d’ouvriers et de cadres : la démographie allemande décline. L’Allemagne est à elle seule une Europe dans l’Europe : plus de 40 000 jeunes diplômés du supérieur espagnols ont fait le voyage pour gagner leur vie. C’est mieux que les 18 % de chômage du côté de Madrid ou Barcelone (50 % de chômage des moins de 25 ans en 2012)... Ceux qui veulent entrer dans les détails de cet appétit économique peuvent lire ou acheter l’article du Monde diplomatique sur le sujet, qui nous a bien inspirés. Nous allons en citer des morceaux, mais pas tout car nous sommes confraternels, pas comme les Allemands. Premier pâté de l’excellent papier de Pierre Rimbert :
« Il profite pour ce faire d’un vieux mécanisme de délocalisation aussi discret que méconnu : le trafic de perfectionnement passif. Cette procédure codifiée en droit européen en 1986 autorise l’exportation temporaire d’un bien intermédiaire (ou de pièces détachées) dans un pays non membre où il sera transformé, façonné – perfectionné – avant d’être réimporté dans son pays d’origine en bénéficiant d’une exemption partielle ou totale de droits de douane. Après l’effondrement du bloc de l’Est, l’élargissement des quotas d’importation en provenance des pays d’Europe centrale ouvre au patronat allemand des perspectives euphorisantes. Sous-traiter le chromage de robinets ou le polissage de baignoires à des ouvriers tchécoslovaques surqualifiés mais sous-revendicatifs ? Confier du tissu aux doigts agiles de Polonaises payées en złotys et récupérer des vestes qui seront vendues sous un nom de marque berlinois ? Faire décortiquer des crustacés dans le pays voisin ? C’est possible dès les années 1990, comme si les frontières de l’Union européenne étaient déjà effacées. »
- La Grande Allemagne (et son Hinterland) ne connaît pas la crise
Qui empêche la France de faire pareil avec ses voisins ? Disons que la France n’est pas pangermanique dans l’âme... Au bout du compte, historiquement et économiquement, les pays situés à l’Est de l’Allemagne sont devenus germano-dépendants. Ils produisent local pour pas cher et achètent... allemand plus cher ! Par la suite, les multinationales allemandes ont carrément investi pour installer des filiales chez ces voisins conciliants. Les dirigeants des pays est-européens ne se sont pas opposés à cette invasion car qui peut se permettre de refuser du travail en période de chômage de masse ? On rappelle que 24 millions d’Européens en âge de travailler ne le peuvent pas, dont 18 dans la zone euro.
Rimbert insiste sur l’exemple de l’industrie allemande florissante mais on peut aussi parler du boom relativement récent de l’agriculture allemande qui a de la même façon profité des grandes fermes (presque des « kolkhozes ») de l’ancienne Europe de l’Est. Il y avait des bras, de la qualification, de la place : Hongrie et Roumanie feront le succès des exportations de viande de bœuf made in Germany, sachant que les troupeaux sont élevés dans des conditions sanitaires douteuses et les morceaux, la partie la plus juteuse de ce business, revendus dans toute l’Europe. C’est ainsi que l’agriculture allemande a dépassé à l’export l’agriculture française. Pour donner un ordre d’idée, c’est comme si la production agricole espagnole se faisait sous pavillon français...
Est-ce de la triche ? Non, en économie, il n’y a pas de lois, pas de morale. C’est le plus fort, le plus tordu, qui gagne.
Pax germanica
« Ainsi l’Allemagne devient-elle au tournant du millénaire le premier partenaire commercial de la Pologne, de la République tchèque, de la Slovaquie et de la Hongrie. Lesquelles représentent pour Berlin un arrière-pays de soixante-quatre millions d’habitants transformé en plate-forme de production délocalisée. Bien sûr, Italiens, Français et Britanniques profitent eux aussi de ce commerce asymétrique. Mais à moindre échelle. Audi et Mercedes encombreraient peut-être moins les chaussées de New York et de Pékin si leur prix n’intégrait pas les bas salaires polonais et hongrois. »
On comprend mieux pourquoi, avec le recul, l’Allemagne a tout fait pour intégrer ses voisins de Visegrad dans l’UE en 2004 et aussi pourquoi elle a participé à l’implosion de la Yougoslavie, ce gros morceau bien nationaliste, bien slave, qui résistait à son rouleau compresseur. Comme il lui avait résisté très durement après le printemps 1941. On rappelle que la Yougoslavie s’est débarrassée toute seule de l’occupant nazi, et au prix de fleuves de sang. Finalement, 30 ans plus tard, elle finira par perdre sa souveraineté sous les coups de boutoir de l’OTAN, ce masque pour les intérêts américano-allemands. L’intégration européenne globale a donc fait, ou refait, la Grande Allemagne. Qui ne règne pas seulement sur son Est :
« L’ombre que projette sa puissance sur la carte du continent dessine un Saint Empire industriel dont le centre achète le travail plus ou moins qualifié de ses provinces. Au nord-ouest, les Pays-Bas (principale plate-forme logistique de l’industrie rhénane), la Belgique et le Danemark ont ce grand voisin pour premier débouché commercial ; mais leurs industries à forte valeur ajoutée et leurs États développés leur garantissent une relative autonomie. Tout comme l’Autriche, au sud, elle aussi intégrée aux chaînes productives et aux intérêts allemands, tout en possédant ses propres fleurons, notamment dans les services et les assurances. Mais à l’est, en position subalterne sinon coloniale, les industries polonaise, tchèque, slovaque, hongroise, roumaine et même bulgare dépendent de leur premier et principal client : Berlin. »
- 2018 : le grand patronat allemand passe en revue les troupes de travailleurs de l’Est
Et c’est parce que le grand patronat allemand avait à sa porte ce réservoir de plus de 60 millions de travailleurs et consommateurs potentiels que les syndicats de travailleurs allemands ont dû accepter les nouvelles lois « sociales » de la fin des années 90 (la commission Hartz de « fluidification » du marché du travail est l’équivalent de notre commission Attali, ce chapeau d’où le petit lapin blanc Macron sortira) dont le patronat français dit le plus grand bien. Étonnant, non ? Qu’on ne s’y trompe pas : ce ne sont pas les baisses de salaires consenties et l’abrogation d’un salaire minimum qui ont produit ce second miracle allemand, mais bien les travailleurs semi-forcés derrière le Rideau de fer transparent ! La flexisécurité, elle a bon dos. Tout ça pour dire à nos donneurs de leçons libéraux placés à tous les points stratégiques de nos médias qu’il faut arrêter de nous couillonner avec le miracle allemand.
Et la France dans tout ça ? Elle s’est cognée son empire colonial du bout du monde pendant trop de décennies, pendant que l’Allemagne fondait le sien à sa porte. D’abord par les armes, puis par le travail. Forcé.