Apogée, de « apogalon », point éloigné de la terre. Les pieds ne touchent plus terre, l’homme s’élève et devient une étoile, qui s’accroche dans le ciel. Ne comprenant pas la mort, les humains ont toujours recherché le secret de l’éternité. Parfois, certains y arrivent. Mais le prix est terrible.
Mourir au faîte de sa gloire, pour qu’elle ne retombe jamais, et devenir une étoile : Bardot à 30 ans à l’époque du Mépris, ce diaporama de Godard ; Dutronc à 25 ans en 1968 après sa rafale de tubes et l’inoubliable Il est cinq heures, Paris s’éveille ; Jagger & Richards à 29 ans en 1972, pendant le poisseux Exile On Main Street, Mitterrand à 65 ans en 1981 en pleine vague rose, après le raz-de-marée socialiste aux législatives, quand les pauvres croyaient encore qu’ils pourraient battre les riches ; Staline à 67 ans en avril 1945, le jour de la prise de Berlin ; Brian Wilson à 23 ans après la dernière prise de Pet Sounds, plutôt que de survivre comme un légume ; Gainsbourg à 43 ans lors de la discrète sortie parisienne de Melody Nelson (entièrement écrit par son génial arrangeur Vannier) ; Pelé à 29 ans le lendemain de la finale grandiose Brésil/Italie en 1970, lorsqu’il ramène la troisième Coupe du Monde au Brésil en 12 ans, au lieu de pourchasser des mannequins et de se fourvoyer au New York Cosmos pour deux millions de dollars… Cela n’empêchera pas les généraux de la dictature brésilienne naissante d’utiliser cette victoire comme vitrine politique pour le monde entier. Comme quoi, il faut savoir s’arrêter à temps.
Il y a trois façons de mourir, quand on est célèbre. Deux mauvaises, et une bonne : trop tôt, trop tard, et juste quand il faut.
Jésus de Nazareth : mégastar universelle
L’exemple idéal du timing idéal, c’est Jésus de Nazareth. L’homme meurt comme il faut, où il faut, et quand il faut, dans une tragédie unique qui fondera l’espoir de tous les désespérés, bannis, pauvres et perdants. Une triple coïncidence qui expliquera par la suite sa transformation de simple vedette religieuse locale – les types qui se prenaient pour un Messie cent fois annoncé foisonnaient – en fils de Dieu, tout simplement. N’oublions pas que le statut divin exige de créer quelque chose de profondément nouveau sur terre. Il faut avoir un projet, le mener à bien, et partir comme un prince. Le génie du Christ, au-delà de son incroyable création – la parole de Dieu, il fallait oser – est de s’être imprégné de, puis incarné dans les textes sacrés, ces textes qui ont bercé son enfance et celle de ses contemporains, d’avoir donné corps aux Ecritures, d’être tout simplement devenu l’être supérieur qui s’y dessinait. Au point de programmer lui-même sa mort, empêchant pour cela sa petite bande de pas-encore-apôtres de le défendre lors de son arrestation. Rencontrant son destin avec courage pour en faire un big-bang de l’homme nouveau, qu’il appelle le Fils de l’Homme. Puissant.
Kurt Cobain : un coup de fusil pour le ciel
Autre timing impeccable, Kurt Cobain, mort à 27 ans d’un coup de fusil dans la dépression, quelque part dans sa tête. Promo parfaite d’un album posthume, aurait pu dire le cynique directeur marketing d’une major. Le 21 septembre 1993, In Utero sort et entre brutalement en tête des ventes, comme le plomb dans la tête du chanteur. Un concentré de saturnisme. Six mois plus tard, alors que le disque s’arrache à 13 millions d’exemplaires (13 chansons, 13 pépites, rien à jeter, « un son cru, sale et puissant »), les fans dansent sur les cris déchirants d’un rocker autocrucifié. Le petit Blanc né dans une friche industrielle de merde, sans avenir, ni présent, fait le tour de la terre. Rape me passe même en boucle chez Auchan, ensorcelant les oreilles des ménagères qui évoluent dans ce monde parfait des rayons en couleur. Magique : le désespoir des uns se change en joie pour les autres.
Postulat numéro 1 : il ne suffit pas de vouloir devenir un dieu, ou une étoile. Il faut une volonté d’acier et une passion, au sens chrétien, une passion dévorante, au sens où l’entendent les artistes.
Che Guevara, excellent timing, flingué par les sbires de la CIA, devenu le roi des ventes de tee-shirts et de posters ; Bob Marley, un cancer rasta après une tournée triomphale et un concert au Bourget (93) en 1980, qui laissera la banlieue amoureuse ; Bruce Lee, le petit Chinois qui rendit sa fierté à toute l’Asie, puis à tous les battus de la vie, disparu mystérieusement en plein Jeu de la mort, dans un moment de grâce ultime…
Avant de lister les « morts trop tard », ou qui mouront de toute façon trop tard pour la légende, même si on souhaite à tout le monde de vivre très longtemps (mais pas trop), petit retour sur les « morts trop tôt ». Les puristes crieront à la pure conjecture scientifico-foireuse. Attendez, avant de râler. Les stars en question toujours vivantes sont invitées à ne pas lire ce qui va suivre.
Malgré sa notoriété phénoménale – dès qu’on pense guitare, on pense Hendrix – le soliste a loupé quelque chose de plus grand encore. Il avait prévu d’entrer en studio avec Miles Davis, le sorcier qui a survolé les années 60 sur sa trompette. Jimi, qui était en fait à lui tout seul un homme-orchestre, nous a frustré de ces Jimiles sessions (le titre est de nous), qu’on aurait retrouvées en 6 ou 7 CD chez Blue Note. Une tuerie jazz-rock qui n’existera jamais que dans notre imagination. Mais il suffit de fusionner en esprit les deux directions prises par ces vrais musiciens au début des années 1970… D’ailleurs, Hendrix inspirera Davis sur Bitches Brew.
Dans la même veine, Ritchie Valens, de son vrai nom Ricardo Valenzuela, n’a que 17 ans quand il décide de mourir dans un accident d’avion. Jusque-là, c’est banal. Sauf que c’est lui qui écrit et chante La Bamba, tube mondial increvable, qui fait soudain surgir la culture latino-américaine au pays de l’Oncle Sam. Il serait devenu un Elvis latino, plus grand que Julio Iglesias. Aujourd’hui, les hispaniques (17 % de la population totale sans compter les 11 millions de clandestins, en majorité mexicains) ont dépassé les Noirs en tant que minorité, et deviennent de plus en plus visibles dans le sud-ouest américain, récupérant ainsi les territoires volés.
Postulat numéro 2 : pour devenir une légende, il faut non seulement déjà être une star, subir une tragédie, mais en plus que la tragédie survienne au bon moment. La mort, cette intervention divine, vient alors métamorphoser la carrière humaine en parcours béni des dieux, en la punaisant au firmament.
Bardot : star antistar
Malheureusement, la plupart ne réunissent pas ces trois conditions, préférant, par faiblesse pour la vie, tuer la légende de leur vivant… S’ensuit une vie pépère, déclinante, jusqu’à la banalité, cette mort douce. C’est le choix d’Arwen, qui choisit d’aimer Aragorn et mourir, plutôt que de vivre éternellement – mais sans amour – dans la féerique cité des Elfes. Le meilleur exemple, c’est Bardot. BB. La bombe sexuelle des fifties et première blonde interplanétaire. Si BB avait eu l’idée de disparaître à 28 ans, date du tournage du Mépris, sorti en 1963, elle aurait été plus grande que Marilyn. Plus grande morte que vivante. Mais Brigitte a consacré sa seconde vie aux animaux, et son étoile s’éteint progressivement, dans la tranquillité du sud de la France, ce sud que chantait Nino Ferrer. Ci vit BB, qui faillit être une légende. Ou comment redevenir humaine, au grand dam de ses fans déçus. D’ailleurs, à leur apogée, les stars sont poussées vers la mort : par la folie des abîmes, la vitesse qui brûle la vie, le suicide qui met un terme à tout ce bruit.
Et puis, comment monter plus haut ? Qu’y a-t-il après la gloire ?
Regardez, un boulet perdu à la fin de la journée, après la bataille, et Napoléon serait devenu lui-même le soleil d’Austerlitz. Jamais la France n’ira plus haut. Mettre une déculottée à toute l’Europe avec une maestria stratégique, ce goût très gaulois de la liberté qui contamine les monarchies atterrées, la France révolutionnaire qui inspire la Terreur au monde entier, le grognard qui devient la référence en matière de soldat, détrônant le légionnaire romain… Bref, après cela, l’Empereur ne pouvait que descendre. Et il est redescendu, jusqu’à se faire empoisonner doucement sur une île perdue au large de l’Afrique du Sud. Le Destin ne rigole pas, quand on loupe sa chance de devenir un dieu. Le roi du monde finit dépressif sur un timbre poste, loin des bruits du monde et de l’Histoire…
Fallait pas survivre
Changement de décor, de lieu, d’époque, et de domaine. Nous sommes en 1967, sur la côte californienne, paradis des surfeurs. Tout seul, malgré une famille pénible, des problèmes de gonzesses, l’alcool et le LSD, Brian, un des rares créateurs de musique populaire, découpe de fines lamelles de son cerveau pré-psychotique, et les dépose délicatement sur une galette, qu’il appellera bizarrement Pet sounds. Bruits d’animaux qu’entend le schizophrène ? Une qualité de son, d’originalité, d’arrangements, qui détone et prend à la gorge. On n’est pas habitués à ça, dans le monde des frimeurs binaires du rock. Qui pompent en douce des standards de jazz (voir le répertoire des Beatles), rythm and blues (les Stones), ou classiques (Deep Purple). Là, un bon gros plouc de Californien bêta, avec sa tête de pub pour pain de mie, tout seul, malgré les pains dans la gueule de son père, envoie un disque dans les étoiles. Qui ne redescendra jamais. Lui, si. Tout ce qu’il fera ensuite sera de la chute, des copeaux de Pet Sounds. La cervelle atomisée en pépites d’harmonies, Brian laissera une bonne partie de son esprit dans l’opération. Un cadeau du ciel pour le public, un message des dieux sous forme musicale, qui ne nous aura rien coûté. A lui, sa santé mentale. La grande victoire de Brian Wilson, c’est la tronche de John Lennon, avec ses bluettes pop, découvrant l’album parfait. Un coup de poignard qui sera à l’origine de Sergent Pepper, superbe, mais en dessous des compositions anxiogènes de Brian. Joyeux, mais terrestre, quoi. Ce jour-là, Brian est heureux, avec sa tête de sympathique couillon qui planque une sensibilité déchirante derrière un œil mouillé. Le bon moment pour le coup de grâce (divine) qui propulse au firmament. Oui, sauf que Brian a survécu… à sa création, et qu’il trimballe sa dégaine de grand légume dans des concerts de trop depuis 40 ans.
Jacques Dutronc : 1973
Le play-boy, qui a eu l’idée de plaquer l’esprit frondeur français sur les accords des Kinks, bénéficie depuis d’une incroyable cote d’amour, qui ne peut s’expliquer que par la faiblesse de la concurrence. C’est le syndrome Staline : pour devenir le meilleur, il suffit de savoir survivre à ses ennemis. Ou de les aider à partir. Jacques, qui n’est pas un tueur (sa main tremble trop), a cultivé son alcoolisme et ses jeux de mots, en ménageant son image à coups de sorties médiatiques savamment calculées. Hélas, la grande émission à lui consacrée le 31 mai 2003 sur France 2 sonne le glas de la légende : la présentatrice Isabelle Giordano, science-potarde devenue cireuse de pompes de service public, nous sert la philosophie fatiguée d’un riche décadent qui s’emmerde. Et surtout, qui n’a pas foutu grand-chose, à part quelques films, en 30 ans. Vachement rock, tout ça.
Pour Jacques, une noyade (forcément) mystérieuse au large des côtes corses en 1970 aurait été du meilleur effet. Au moment où Pompidou évoquait Les Cactus à l’Assemblée. On imagine la manchette de France-Soir : Jacques aurait-il été trop loin ? A-t-on assassiné le chanteur (trop) politique ? Mieux que la vie de bulot scotché à un bar, non ? En plus, en mourant en 1970, il n’aurait pas eu Thomas, né en 1973, et nous non plus. Deux bonnes raisons de disparaître !
François Mitterrand : le 21 juin 1983
La vague rose ne se résorbe pas, la rigueur n’a pas encore frappé sous les traits de Laurent Fabius, le plus jeune Premier ministre de France, perfusion de faux jeunisme imaginée par le président pour détourner nos yeux du démenti brutal et libéral qui s’annonce… Tonton, qui a déclenché un tsunami d’espoir en mai 1981, a fait passer des réformes populaires : cinquième semaine de congés payés, retraite à 60 ans, augmentations du SMIC, du minimum vieillesse et des allocs. Du lourd. Qui coûtera cher au budget de la nation : les socialistes, novices sur la gestion, et pas vraiment aidés par les grandes puissances économiques, lèveront bien un énorme emprunt sur le marché international, la fameuse affaire Caroline, mais les jeux sont faits. C’est là que Tonton aurait dû choisir de partir, victime d’un tireur isolé – payé par les forces obscures de la droite revancharde, le fameux Mur de l’Argent –, penché sur un vieux grimoire, dans son nid d’aigle de la rue de Bièvre, un soir de Fête de la Musique. Blum et Jaurès auraient pâli près de l’étoile mitterrandienne après un coup pareil. On se serait battu au cimetière de Jarnac ! Et le cercueil de Tonton à Paris ? Trois millions de personnes, venues des quatre coins du monde, enfoncé le retour de Khomeiny à Téhéran ! Tonton éternel, tout simplement, intouchable. Va passer président après ça ! Même Chirac aurait dû se prosterner.
Adolf Hitler : une balle dans la nuque le 12 juillet 1941
D’une brasserie munichoise des années 20 à la carte de l’Europe étalée devant son état-major en 1941, date de l’apogée du IIIe Reich, le petit peintre autrichien a réalisé son rêve : il a vengé l’Allemagne, neutralisé les Français, expulsé la majorité des juifs allemands, il contrôle le Vieux Continent et mord à pleines dents dans l’immense Union soviétique, se gavant d’un fruit au goût inconnu mais suave, enivrant comme une vodka Pils de la Bürgerbraukeller ! Un jus qui virera amer en février 1943, quand 90 000 zombies de la Wehrmacht défileront piteusement dans les rues de Stalingrad, sous les crachats de la populace, vers une destination inconnue, qu’on découvrira au retour des 6000 survivants : l’Est, les camps, la mort lente, mais surtout le travail forcé (Donbass). Nuit et brouillard version popof. Au total, 380 000 prisonniers allemands mourront en URSS entre 1941 et 1952 selon les Russes, un million selon les Allemands. Le prix du rêve.
Deux balles dans la nuque servies par des commandos britanniques (inspirés des partisans boers qui ont harcelé les forces anglaises la fin du XIXe siècle) au moment où le message de la prise de 450 000 soldats soviétiques dans la nasse de Kiev parvient au Nid d’Aigle (26 septembre 1941). L’orgasme fou de piéger et détruire quatre armées entières du Tsar honni Staline, par une tactique intrépide des blindés de Guderian et Von Kleist. La supériorité de la volonté de fer allemande sur l’inertie de l’ogre obèse rouge. Les Russes perdront 700 000 hommes, et devront reconstituer complètement ces armées anéanties. Mais une victoire à la Pyrrhus, puisque la prise de Kiev, mobilisant le meilleur des unités blindées, retardera d’autant la marche sur Moscou. On connaît la suite.
Hitler, à ce moment-là, ne s’en prend pas encore méthodiquement aux populations slaves et juives de l’Est. On n’en est pas à l’anéantissement des villages biélorusses, des shtetls de Pologne, ou des prisonniers de guerre soviétiques. Ce sera le début de la fin : la gloire militaire ternie par les massacres civils.
Notez bien qu’il y a des hommes d’importance moindre mais morts au bon moment, qui profitent ainsi d’une vie post mortem plus longue qu’ils ne le méritaient. C’est le cas de Jim Morrison, chanteur des Doors, ou de JFK, modeste baiseur de bimbos élevé au rang de président par son père, truand millionnaire et corrupteur. La mort, surgie plus tôt que prévu, les a artificiellement grandis. Ces chanceux goûtent désormais à une confortable postérité, une éternité limitée.
Il est donc possible de fabriquer une nouvelle mythologie à partir de ces hommes promus demi-dieux, voire dieux entiers générateurs de culte, en les effaçant à temps. Mais il est dur de partir le plus beau jour de sa vie : et si un autre plus beau jour arrivait ?