Tout en portant l’un des noms les plus célèbres de l’histoire, Adolf Hitler est l’objet d’une réprobation générale absolument sans égale. Ce qui est surprenant, d’ailleurs, c’est que cette réprobation, que personne ne cherche pourtant à discuter, est entretenue en permanence : Hitler est évoqué à toutes les sauces dans les débats houleux, on tourne et retourne des films à son sujet, on farcit le programme TV avec ses « portraits », on fait des documentaires sur son ascension, sur son entourage, sur ses goûts et couleurs, etc. Il y a 70 ans pourtant, le 30 avril 1945, Hitler est mort, bien mort, et avec lui ont disparu l’État totalitaire et l’idéologie qu’il avait édifiés. Mais notre classe politico-médiatique tient visiblement à le maintenir en vie, coûte que coûte. À croire qu’il y a une multiplicité d’Adolf Hitler, celui qui a vécu, et ceux qui ont survécu à sa mort, ces ombres effrayantes qu’on continue d’agiter au-dessus des ouailles de l’Occident mondialisé.
- Hitler était-il obsédé ou sommes-nous obsédés par Hitler ?
Hitler, coupable solitaire
À force de cours d’histoire, de bouquins et d’émissions télé, tout le monde connait, dans les grandes lignes, le parcours d’Hitler, l’homme physique, l’individu charnel. Ce parcours se termine par un suicide dans son bunker, il y a exactement 70 ans. Au milieu de Berlin en ruines, et avec pour ultimes défenseurs des volontaires venus des quatre coins de l’Europe (essentiellement les Scandinaves de la division Norden et les Français de la division Charlemagne). Cette fin dit tout sur Adolf Hitler : criminel de guerre hors normes, il sera aussi le fossoyeur de son propre peuple, tout en étant le porteur d’une idéologie, d’une idée peut-être, qui lui donnera une aura totémique traversant les frontières. Mais cette « idée » qui travaillait l’esprit du chancelier Allemand est-elle, comme on veut souvent le faire croire, la cause principale et suffisante de la Seconde Guerre mondiale ? Si l’on s’adonne au calcul, certes abscons, des parts de responsabilité de chacun, Hitler a-t-il à son passif la totalité des 30 millions de victimes ? La doxa occidentale voudra répondre, grosso modo, par l’affirmative. Et c’est là que vient un deuxième Hitler, l’homme historique, l’engeance de l’invariable mécanisme de l’écriture de l’histoire « par les vainqueurs ».
Hitler, cet enfant renié de l’Europe du XXème siècle
On tend en effet à dire que si un contexte a favorisé la (fameuse) montée d’Hitler, c’est bien lui, et sa folie des grandeurs, et son racisme immonde flattant les plus bas instincts, qui tireront le monde vers l’abîme. Axiome pratique, non seulement car il excuse, dissimule ou occulte les crimes des autres protagonistes (on va ainsi du silence pour Dresde au mensonge pur pour Katyń) mais aussi car il place le contexte précité à un niveau très secondaire. Or, ce contexte n’est autre que l’ensemble des valeurs, des modèles politiques, des systèmes économiques qui survivront à la guerre et s’épanouiront ensuite. En dépit de sa mystique occulte, le nazisme est définitivement une idéologie de nature moderne, elle emprunte peu à l’histoire et poursuit l’idée d’un homme nouveau. Hitler a par ailleurs été élu démocratiquement, et son État totalitaire, imbibé de scientisme, aidé par son rationalisme aussi aveugle et amoral que le souhaite toute théorie économique contemporaine, a su exploiter les vertus de l’économie de marché pour servir ses projets. On ne peut nier la chaude entente qui eut lieu entre le régime et les puissances d’argent, même si, il est vrai, Hitler a connu d’incroyables résultats économiques en débarrassant son pays de la mise en concurrence internationale et constante des travailleurs entre eux (mise en place de l’étalon-travail). On s’émeut, à juste titre, des horreurs engendrées par son projet d’« espace vital » et ses délirantes idées de hiérarchie des races, sans trop se rappeler qu’à la même époque, les autres puissances européennes règnent sur un empire colonial pas toujours acquis par de douces méthodes humanistes, ou que les États-Unis, moins de cinquante ans avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, accomplissaient leur « destinée manifeste » par la finalisation de la conquête de l’Ouest (et la quasi-extermination des Indiens d’Amérique).
- « Destinée manifeste » d’un côté, « espace vital » de l’autre... Chacun justifie son expansionnisme comme il veut.
Hitler, ce spectre qui nous possède
Certes, en faisant d’Hitler le Mal absolu, les questionnements sur l’action menée par nos élites d’entre-deux-guerres (qui a déclaré la guerre et pourquoi ? qui se montrait hostile ? qui défendait les intérêts de qui ?) deviennent inutiles. Mais ce qui fera vraiment sortir Hitler du commun des mortels, c’est bien sa responsabilité dans un crime singulier, la tentative de génocide des juifs, qui sera appelée « Shoah ». Ce crime est indicible, insaisissable par la raison, il sort de l’humain, et c’est d’ailleurs par ce caractère qu’il a la particularité de concerner toute l’humanité. Ce crime unique, qui, de fait, suppose un traitement unique, des lois uniques, des hommages uniques, doit nécessairement avoir pour responsable quelqu’un d’inhumain.
On en vient donc à épiloguer sur l’exception Hitler. Il est un grand traumatisé, un homme psychiquement atteint. Primo Levi parlera de ce « sang juif dans les veines » dont il avait maladivement honte, Buzzati écrira une nouvelle retraçant l’histoire du jeune Adolf molesté par ses camarades. On dira qu’il n’avait jamais digéré ses échecs artistiques, ou qu’il ne pouvait surmonter son impuissance sexuelle. On cherche ainsi les origines uniques d’un mal unique, pour dessiner une figure complète qui viendra se placer dans la cosmogonie d’un épisode de l’histoire qui s’établira comme un véritable culte religieux, avec ses martyrs, ses lieux de pèlerinage, ses reliques, sa liturgie… Hitler est ainsi le démon haineux et vicieux, il est à la fois Lucifer et Belzébuth. C’est une représentation, une allégorie même, qui permet de simplifier la pensée, de donner corps à un propos. Pour dénoncer les idées d’un individu, il n’est plus obligatoire de débattre. Il suffit de le lier à Hitler. Par ce procédé, le concerné prend aussi toutes les psychoses du monstre allemand, il est nécessairement un fou, un frustré, un mégalo, et on peut alors tranquillement refuser toute discussion. Jean-Marie Le Pen est Hitler, Alain Soral est Hitler, Dieudonné est Hitler. Quelque part, tout le monde est potentiellement un peu Hitler.
La terreur exercée par ce Führer désincarné, qui hante sans relâche les bouches, les salles de cinéma, les plateaux télé, a tendance à bouleverser les esprits : quand un artiste réalise un statut d’Hitler à genou, il n’a pas le temps d’expliciter son œuvre, un scandale éclate [1]. On trouve un chat avec des poils noirs sous le nez qui rappellent la célèbre moustache d’Adolf Hitler : il est torturé sur-le-champ [2]. Un élu local dit « Hitler » dans une phrase équivoque qui traitait des roms, on ne le laisse pas s’expliquer et il doit immédiatement souffrir une pluie de procès et d’injures [3]. Il faut dire que tout comme certains actes sont réservés aux ecclésiastiques, Hitler n’est pas un nom que le monde séculier peut utiliser à sa guise, il faut être habilité, qualifié à cet effet. C’est pourquoi Patrick Timsit, par exemple, a pu sortir une vanne (« Hitler était un génie ») qui aurait envoyé monsieur tout-le-monde en prison [4].
- En 2013, une théière en forme d’Hitler apparaît dans une publicité. « Polémique » et effroi général : le Diable est partout...
À l’instar du Malin, à la façon du Péché, Hitler est en chacun de nous et menace de resurgir à tout moment. Le nous, cependant, est précis, il n’inclut que certains peuples, certaines nations, même si elles n’eurent aucune implication dans l’épopée nazie. Ce qu’on interdira alors, pour empêcher ces peuples de faire collectivement grandir les monstres qui sommeillent en eux, ce sera de dire « nous », justement. D’autres pourront, sans problème, et ne s’en priveront pas, car cette affreuse pathologie de l’âme ne les atteint pas. Mais au final, on ne sait plus si l’enseignement qu’apporte le parcours d’Hitler a une portée universelle, comme on n’arrête pas de le répéter, ou non. Il faudrait savoir.
Ceux qui refusent cette condamnation à la peur et à la honte, ceux qui pensent qu’ils n’ont pas besoin de se flageller en regardant un énième documentaire sur la montée du monstre Hitler, pourront profiter de leur liberté d’esprit et rire un bon coup en (re)visionnant l’excellent sketch de Dieudonné sur les derniers jours du dictateur nazi.