Jean-Louis Murat est mort. C’est tout récent. Quel rapport avec le cinéma ? Aucun, à part une incursion dans le milieu, au cours des années 90, en tant qu’acteur, dans deux boboïsantes platitudes post-Nouvelle Vague invitant à l’amnésie, et en tant que compositeur, dans deux autres métrages de facture téléfilmique pour salles de cinéma vides.
Aucun rapport franc entre Murat et le cinoche, mais comme rien n’est jamais
vraiment cloisonné, que tout est un peu lié, il y a moyen de parler de l’un, pour mieux parler de l’autre.
Murat était une belle gueule (insuffisamment – et mal – exploitée par le cinéma). Une belle gueule, et une grande gueule. Le verbe talentueux, le regard affûté, et l’intervention pleine de panache. Rien ne faisait baisser ses yeux clairs, il rentrait dans le lard d’une époque obèse de médiocrité comme le sanguin irish Roy Keane découpait ses adversaires du jour, au temps des glorieuses années mancuniennes sous leadership d’Alex Ferguson.
Pour rappel, quelques-uns de ses coups de lattes dans les tibias :
Par exemple, en 2020, Murat remettait à sa place le nombril sur pattes belge, la poupine Angèle, à qui Canet a refilé les habits de Falbala dans son naufrage économique (qui malheureusement n’a pas coulé le cinéma français), fossoyeur d’Astérix sur grand écran. Sur la récemment revendiquée pansexuelle, il déclarait :
« C’est une Chantal Goya 2.0. Ma petite-fille de 8 ans en est dingue. Nous les mecs, elle nous surplombe avec un culot dingue, elle nous dit : "Tu ne regardes pas, tu ne touches pas", tout en faisant des chorégraphies de peep-show. Mais t’as envie de dire : "Arrête ma fille, arrête" (...) J’en ai côtoyé pas mal, des chanteuses qui ont la science infuse. Mais Beyoncé ou Rihanna n’ont jamais écrit un titre. Si elles n’avaient pas des mecs derrière, elles n’en seraient pas là. Angèle, elle va prendre des airs de pré- mamie bientôt et ce sera fini. » [1]
Il dézinguait aussi allègrement les rentiers à charentaises de la chanson française, les Bruel, Renaud, vieux débris de l’éternelle resucée. Jean-Jacques Goldman l’avait dans le collimateur et interdisait la reprise de ses chansons pendant les spectacles des Enfoirés, car il n’appréciait pas le peu de soutien qu’accordait Jean-Louis à la consensuelle position des intermittents du spectacle, dénonçant le risque d’enfanter « des apparatchiks de la culture ».
Il soutenait explicitement le mouvement des Gilets jaunes, les qualifiant de « peaux rouges », et, se référant à des membres de sa famille, simples anonymes du quotidien, fustigeait la modernité qui « met de côté les gens » [2].
Murat est mort, et son opportune rudesse à l’égard de la bien-pensance va manquer, comme il manque des Maurice Pialat pour tirer les cheveux d’un cinéma français peu inspiré, et, plus globalement, d’un cinéma tout court peu inspirant.
Dans une interview donnée à Denisot, Maurice Pialat évoquait les films de la Nouvelle Vague et ceux des rejetons que la génération des Cahiers du cinéma avait engendrés. Adaptant une formule initialement attribuée au compositeur Emmanuel Chabrier, qui parlait de « musique que c’est pas la peine » pour qualifier l’absence d’audace de certaines partitions, Pialat parlait de « cinéma que c’est pas la peine ».
Pialat et Murat étaient toujours là où on ne les attendait pas. Murat, fier de ses racines populaires, « d’ouvriers, d’artisans, de paysans », chantait avec Mylène Farmer, recordwoman des ventes de disques abonnée aux Zénith, palais omnisports et autres hangars à spectacle. Tandis que Pialat, fils d’un marchand de bois, de vin et de charbon très vite ruiné, minimisait de son côté la faible densité narrative des films des Mylène Farmer du cinéma, Luc Besson et Jean-Jacques Beineix, allant même jusqu’à louer leur rupture avec l’esprit de la Nouvelle Vague qu’il conchiait. Ces soutiens (ou du moins cette clémence) à destination d’artistes populaires de la part d’auteurs marginalisés et catégorisés un peu intellos pouvaient paraître paradoxaux, mais la réponse à ces apparentes contradictions se trouvait justement dans leur sentiment antibourgeois, lié à leur origine familiale, alliant milieu modeste et déclassement.
Les deux hommes, qui resteront toujours fidèles à leur origine Puydômoise (Murat, rejetant Paris, n’aura jamais quitté l’Auvergne, havre de ses élans créatifs, quand Pialat rendait hommage au pays Livradois à travers sa filmographie, dans La Gueule ouverte ou Le Garçu) savaient que le péché d’orgueil, se manifestant en prétention élitiste, était encore pire que le conformisme. Et ramenait immanquablement à une même tare de la pensée, d’essence bourgeoise. En somme, Murat ou Pialat préféraient l’esprit du Top 50 ou du magazine Première à celui distillé par la presse branchée pétant plus haut que son cul.
De Murat à Pialat, d’une grande gueule à l’autre, on passe à Cannes.
Cannes s’est déjà terminé. Cannes, et son lot de déjà-dit et de déjà-vu. Où chaque sélection annuelle semble crescendo illustrer la petite phrase de Pialat chez Denisot : « C’est du cinéma que c’est pas la peine. »
Cette année, comme chaque année, de l’exotisme, en Tunisie, Chine, Turquie ou au Sénégal. Avec le sempiternel argument d’une ouverture à d’autres horizons, souvent prétexte à de petites fables où l’émotion facile le dispute à la vacuité des idées.
Des nazis aussi, ou des crypto-nazis par anticipation, avec un méchant Pape (pourtant pas pédophile, ce qui malheureusement affaiblit la charge anti-catholique) qui enlève un enfant juif. Également, dans la même logique hitlerocentrée : un officier du IIIe Reich s’amourache d’une femme de kapo. Une précision s’impose : l’officier est le garde-chiourme d’Auschwitz.
L’inénarrable Ken Loach nous pond son cacannois socialisant, en mode NUPES fish and chips. Loach qui est à la Grande Bretagne ce que les Frères Dardenne sont à la Belgique...et qui sont tous les trois au cinéma, Loach + Dardenne brothers, ce que Xavier Mathieu est à la fois au cinoche (même dans un épisode de Julie Lescaut, on le trouverait mauvais) et à la lutte sociale : une escroquerie intellectuelle pour bobo en soif de chialer sur le dos des prolos (souvent mal joués). Chez Loach, cuvée 2023, des réfugiés syriens se retrouvent dans un patelin du nord de l’Angleterre miné par la crise économique. Gageons que ces réfugiés apporteront de robustes solutions à cette paupérisation du petit peuple britannique.
Aki Kaurismaki fait lui aussi comme d’habitude, à savoir du film social à prétention poétique, avec une dose de Nouvelle Vague, une pincée de Ken Loach aromatisée des embruns de la Baltique, un soupçon de Jim Jarmusch qui aurait bouffé du Bergman prémaché par du Caro et Jeunet après avoir été chié par du Wim Wenders régurgité par du Ettore Scola, ce qui donne, au final, un cinéma pas si éloigné des films involontairement parodiques des sous-Kaurismakis se réclamant de lui, c’est-à-dire un éternel gloubi-boulga mixant du Kervern-Delépine avec du Samuel Benchetrit. Finalement, ce réalisateur finlandais fait du cinéma français !
Certains semblent oublier que la poésie diluée dans le social n’est pas censée altérer la profondeur du second ingrédient. Vittorio De Sica et son Voleur de bicyclette (1948), ou toute la puissance allégorique des premiers films de Pasolini (Accattone en 1961 et Mamma Roma en 62), ont montré qu’il était possible de marier poésie et réel, performance qui semble aujourd’hui quasiment inaccessible à la plupart des cinéastes, y compris estampillés Festival de Cannes.
Si l’on refait une minute un détour par Pialat, le monde des petites gens, des ouvriers, lui, il avait su le filmer à merveille. Voir ou revoir L’Enfance nue (1968), film d’aspect quasi-documentaire sur un enfant de l’assistance publique recueilli par un couple de retraités, filmé dans le Pas-de-Calais populaire, ou encore Passe ton bac d’abord (1978), chronique adolescente pleine de justesse captée entre les plages de Bray-Dunes, un p’tit bistrot lensois refuge à lycéens, et le stade Bollaert.
Pialat est un parfait fil conducteur pour parler de Cannes. Au passage, parmi les films en sélection officielle 2023, on trouve aussi le dernier Catherine Breillat, scénariste pour Maurice sur son Police en 85. Breillat, cette obsédée de l’imagerie porno qui s’est fait plumer par l’escroc Christophe Rocancourt, et dont la filmographie, entre ses préliminaires très libertaires et sa période actuelle (où sa santé physique et sa santé cinématographique se déclinent au son du mot déclin), a su proposer quelques jolies scènes, laissant notamment carte blanche au naturel jouissif d’Alain Soral, acteur dans son Parfait amour ! en 1996.
Pialat, c’était le bras d’honneur (poing levé haut, mais bras d’honneur quand même) à toute la profession filmique et journalistique, à l’édition 1987 du grand raout cannois, quand il lançait à la salle qui le huait : « Je ne vais pas faillir à ma réputation. Je suis surtout content ce soir pour tous les cris et les sifflets que vous m’adressez. Et si vous ne m’aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus ! »
La grande famille consanguine du ciné, préférant le frivole bourgeois au sérieux clouscardien, ne supportait sans doute pas de voir primé un film basé sur une fulgurance littéraire de Bernanos. Sous le soleil de Satan, cet examen complexe de l’âme humaine, qui scanne les corps pour en saisir les métastases orgueilleuses, au dessein de mieux saisir le mystère du mal.
Bernanos, c’était un peu la goûte d’eau bénite qui faisait déborder les fonts baptismaux, pour la grande famille, la mafia du CNC. Quand certains voyaient (et voient encore) en l’auteur de Journal d’un curé de campagne ou de Monsieur Ouine un prophète (qualité de prospectiviste vérifiable dans sa France contre les robots), d’autres voyaient en lui une tête de con rétrograde, parrain de « l’idéologie française » que BHL dénonçait dans son livre du même nom. En somme, pour la mondanité prescriptrice des modes et de la bonne pensée, Bernanos, c’était la vermine antisémite que Pialat exhumait du tombeau à ordures. En plus, un film sur un curé, et qui plus est un curé extatique confronté au surnaturel (vaguement inspiré de l’histoire de Jean-Marie Vianney, le curé d’Ars), vraiment, c’était, pour une certaine élite, la chiasse assurée.
Après la récompense de 1987 à Pialat le maudit, la France récoltait quatre Palmes :
Entre les murs (2008), ce Cercle des poètes disparus français montrant un François Bégaudeau moins inspiré quand il s’agit de parler d’éducation, que lorsqu’il giletjaunise un peu sa pensée dix ans plus tard, avec son essai Histoire de ta bêtise. Suivi de l’ode au bouffage de chatte intrasexuel, avec La Vie d’Adèle (2013). Puis de Dheepan (2015), du très trouble Jacques Audiard, et sa vision américaine des rapports de classe : struggle for life, communautarisation, esthétique chic de la violence.
Et Titane (2021), croisement du Crash de David Cronenberg et des films de Gaspard Noé (le faux scandaleux qui s’imagine marcher sur les traces de Pasolini, époque Salò ou les 120 Journées de Sodome, quand il n’est au final qu’un réalisateur de longs vidéoclips trashs pour groupes de rock un peu gothiques inspirant le suicide adolescent). Une dernière Palme donnée à une femme, dans l’esprit du girl power post-MeToo. En parlant de MeToo : Julia Ducournau, la réalisatrice de Titane, a été formée à la Columbia University de New York, avec pour prof d’écriture le dramaturge Israel Horovitz, accusé d’agression sexuelle par neuf femmes, en 2017. Jusqu’ici, Julia ne s’est plainte de rien.
En réalité, ce sont six Palmes françaises qui ont été attribuées depuis 1987, si l’on compte deux co-productions franco-internationales : Le Pianiste, par un Polanski délaissant sa maestria des narrations complexes d’esprit Nouvel Hollywood à sa période sixties-seventies, pour lui substituer une science de la complainte mémorielle. Puis Le Livre d’image, la bouillie son-et-lumière en mode Adobe After Effects qu’on aurait cru sortie d’une installation vidéo du Centre Pompidou, laborieusement délivrée des intestins fatigués de Jean-Luc Godard.
Au final, sur plus de trente-cinq ans, le bilan n’est pas vraiment brillant, ne serait-ce qu’en examinant le seul palmarès français (mais l’international ne relève pas forcément beaucoup le niveau). Tout est plat, à côté de la plaque, mal dit, ou déjà dit pour être redit en moins bien. Ça sent le scandale planifié en réunion marketing, le bad buzz bien huilé, l’iconoclasme facile, ou encore le wokisme lénifiant. Du cinéma que c’est pas la peine. Du cinémou, avec des films sans consistance.
Bernanos était un prophète, Jean-Pierre Melville l’était un peu aussi. Lors d’un entretien donné au critique de cinéma portugais Rui Nogueira en 1970, le réalisateur de Léon Morin, prêtre, du Doulos et du Samouraï s’essaie à l’anticipation : « Je ne sais pas ce qui restera de moi dans cinquante ans. Probablement tous les films auront pris un coup de vieux terrible et le cinéma n’existera sans doute plus. J’estime que la disparition du cinéma aura lieu vers l’an 2020 et que dans cinquante ans environ il n’y aura plus que la télévision. »
Les géants du grand écran (de derrière et devant la caméra) ont presque tous cassé leur pipe, les derniers sont mal-en-point (une pensée pour Gérard Depardieu, acteur fétiche de Pialat, qui ne savait peut-être pas qu’en interprétant Strauss-Kahn dans Welcome to New York d’Abel Ferrara, il finirait prémonitoirement au pilori des porcs balancés, qu’ils soient porcs authentiques – Weinstein, Olivier Duhamel, etc – ou porcs émissaires expiatoires, sacrifiés à des intérêts bien peu en rapport avec la condition féminine – Tarik Ramadan, Julian Assange, etc).
La prophétie de Melville s’est peut-être réalisée. Le cinéma est peut-être devenu un médium d’arrière-garde, comme la peinture dont tout le monde se fiche aujourd’hui, en tant que moyen d’expression pictural qui n’a jamais su se renouveler après que tout a été fait, jusqu’aux plus délirantes abstractions.
« Il n’y aura plus que la télévision », terminait Jean-Pierre. Aujourd’hui, on appelle ça la VOD. Netflix, Amazon Prime Video, Paramount+, Apple TV+. Les séries de qualité, dit-on. Il y en a pour tous les goûts, la sériephilie est un eldorado à niches commerciales. Pour tous les goûts, mais, bizarrement, on n’y retrouve peu l’esprit des Marco Ferreri, Joël Seria ou Rainer Werner Fassbinder. Sur toutes ces plateformes VOD, même quand les tétons pointent dur, que ça saigne, que ça castagne, que ça fait dans le pas gentil-gentil, ça wokise subliminalement, et ça bourre le mou. C’est cinémou.