Arthur Sapaudia – Maître Viguier, vous me faisiez l’autre jour la remarque suivante : « La relation homme/femme est tout ce qu’il y a de plus politique, au sens de Carl Schmitt. » Pouvez-vous développer ici votre pensée ?
Maître Viguier – C’est très simple… Et si je commence ainsi c’est que c’est très compliqué.
Il y a trois domaines qui se rejoignent. Le concept du politique de Schmitt, la question du mariage, et enfin l’anthropologie, c’est-à-dire la connaissance que nous avons des sociétés primitives.
Ces trois domaines difficiles sont facilement obscurcis, notamment par les croyances auxquelles on cherche à se raccrocher comme à des branches lors d’une chute.
Quelles sont ces croyances qui obscurcissent ces domaines ? Pouvons-nous parler de « dogmes » qui empêchent la réflexion ?
Le mariage est quelque chose de très compliqué à comprendre pour un civilisé chrétien qui, pratiquant ou non, croyant ou non, croit de toute façon dans l’amour et dans l’union de deux individus en une seule chair. C’est un obstacle de taille. L’anthropologie est une science difficile parce que les sociétés dont il s’agit n’existent plus et que, lorsqu’elles existaient encore, la principale question était celle de la pacification, c’est-à-dire le génocide culturel ou naturel. Enfin comprendre le Politique de Schmitt est un défi. Nous le voyons à ce qui s’en dit. La formule « distinction de l’ami et de l’ennemi » est une énigme. Enfin… je pense qu’il faut la tenir pour telle, et ne pas conclure trop vite comme ont pu le faire Bernard Edelman ou Charles-Yves Zarka.
Quels auteurs et quelles lectures nous conseillez-vous pour creuser ces trois sujets ?
Pour le Politique il faut relire les quelques pages décisives de Schmitt. Dans l’édition française ce sont les pages 66 à 97. Le rapport avec la société clanique primitive est fait par Pierre Clastres, dans un article intitulé « Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives » (publié dans Recherches d’anthropologie politique). Et le rapport entre mariage et conflit politique, c’est Irène Théry qui le fait, dans La Distinction de sexe (2007), pages 462-463. Théry est une sociologue qui était intervenue dans les médias au sujet du Pacs, puis du mariage pour tous. Elle a beaucoup travaillé sur les procès en divorce (le démariage).
Le mariage, qui à la base était une cérémonie civile, ne serait-il plus qu’une cérémonie religieuse, vouée à disparaître sauf chez certains croyants et pratiquants ?
Le problème n’est pas là. Civil ou religieux, le mariage repose en Occident sur le libre consentement de deux individus. C’est le mot individu qui compte. Et nous assistons à l’évolution qui fait que même deux hommes ou deux femmes peuvent se marier. Il faut penser ce qu’il se passe.
Qu’en est-il dans les autres civilisations ?
Tout le monde sait que, traditionnellement, le mariage est un pacte entre deux familles. Ce que l’on dit moins, c’est ceci : dans les sociétés archaïques, une famille, c’est une sorte d’Église-État, un clan, et ce clan est potentiellement en guerre contre tous les clans voisins ou extérieurs. Le contrat signifie alliance au sens diplomatique, c’est une trêve. Mais cela ne fait pas perdre à l’entité clanique sa Souveraineté. Les rapports des ethnologues regorgent de retournements d’alliance et de trahisons.
Or, l’inceste interdit de se marier entre gens du même clan. Donc c’est simple : entre mari et femme, le rapport est politique.
Le problème vient-il, en Occident, de cet égalitarisme fou dont parle Alain Soral dans son dernier livre Comprendre l’époque ?
Oui. Les choses tournent autour de cette question. L’égalité des sexes, pour aller droit au but, est strictement antinomique de l’ordre social traditionnel. Un frère et une sœur sont fondamentalement inégaux. Partout. Toujours. Sauf dans nos sociétés. Même chose pour un mari et son épouse. L’égalité, en revanche, est absolue entre deux frères, ou entre deux sœurs. Au point qu’il semble y avoir chez les primitifs l’idée d’un corps collectif. C’est ce sur quoi je travaille actuellement.
Un dernier mot pour conclure ?
Oui. Je voudrais, pour terminer, dire à quel point la pratique de la profession d’avocat m’est un terrain d’étude anthropologique de premier ordre. L’avocat est le confident des parties au procès. J’ai défendu des hommes et des femmes. Je n’ai pas vu de contentieux plus sanglant que le divorce. Les gens se déchirent pour une terre, une maison, une prestation compensatoire, mais surtout pour la chair de leurs enfants. En général c’est la mère qui se voit attribuer la résidence principale, et le père n’a qu’un droit de visite et d’hébergement. Les juges n’aiment pas la résidence alternée (une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre). Ils valident facilement le statu quo, et c’est pourquoi les avocats conseillent l’enlèvement des enfants avant qu’un jugement ou une ordonnance ne décident. Le père, donc, privé de sa progéniture, souffre. Lorsqu’il obtient la résidence principale, c’est le signe que du côté de la mère il y avait un grain ; mais alors ensuite elle déraille complètement.
Peut-être sommes-nous en train de basculer dans un système matrilinéaire. C’est une hypothèse qui a été faite en anthropologie. Qui vivra verra.