Le roi sacrifie sa reine, et le roi, bien caché derrière ses pions, gagne. C’est LE coup des échecs. Pour vaincre, il faut savoir agir, mais parfois, ne pas agir, ou donner l’impression de perdre, est plus efficace encore. Tout dépend jusqu’où le roi est prêt à sacrifier ses pièces. Voici quatre exemples de realpolitik avec sacrifice plus ou moins fou, mais finalement gagnant.
Le lobby juif américain et les juifs européens en 1944
Les pions, c’est l’Amérique et sa puissance de feu, patrie du capitalisme transfrontalier, c’est-à-dire du pouvoir financier international. Le roi, c’est le lobby juif, officiel depuis 1843 et la création du B’nai B’rith dans le pays de la libre entreprise. Suivront l’American Jewish Committee en 1906, et enfin la puissante AIPAC en 1939 puis 1951.
La reine, ce sont les juifs européens pauvres (la plupart des nantis informés ayant eu les moyens de fuir le continent), habitant à l’est de la Grande Allemagne. Ceux-là seront-ils sacrifiés plus ou moins volontairement dans un intérêt supérieur ou ultérieur ? On ne pouvait les sauver, affirme le grand shoatologue Claude Lanzmann (Libé, 01/02/10) :
« Les Juifs d’Europe n’ont pas été sauvés. Auraient-ils pu l’être ? Ceux qui, péremptoires, répondent aujourd’hui “oui” ne sont-ils pas, eux aussi, des lecteurs tâtonnants de leur propre temps ? Leur sagacité et leur moralisme rétroactifs sont peut-être l’avers d’un aveuglement constitutif sur ce qu’ils prétendent accomplir. »
Le débat a donné lieu à un échange lobby/lobby assez violent, entre le réalisateur de Shoah et l’écrivain Yannick Haenel, qui engrange mécaniquement les prix littéraires en prenant la Shoah comme sujet de fiction. Reformulons la question : si l’argument majeur du gouvernement américain pour ne pas bombarder les accès aux camps était la priorité à la victoire militaire sur la justice, qu’est-ce que coûtait une escadrille au-dessus de la Pologne, alors que l’Allemagne était déjà copieusement pilonnée, et ce, sans grande défense anti-aérienne en 1943, date à laquelle les bombardements de la 8ème US Air Force ont sérieusement commencé ?
- Le 13 février 1945, deux jours après Yalta, 1300 bombardiers de l’USAAF et de la RAF anéantissent Dresde… pour calmer l’appétit de Staline ?
Jan Karski, officier polonais auteur d’un rapport pour l’Angleterre sur le ghetto de Varsovie (Libé, 01/02/10) :
« Pour des raisons évidentes de temps et de cohérence, M. Lanzmann n’a pu insérer la partie à mon sens la plus importante de l’interview, qui se rapporte à la mission que j’ai effectuée à la fin de 1942 [et qui] prouve que les gouvernements alliés, qui seuls avaient les moyens de venir en aide aux juifs, les ont abandonnés à leur sort. »
Si tout le monde est d’accord pour dire que les juifs européens étaient pris dans un piège graduel, les Alliés, surtout depuis le renversement de la guerre, en 1943, n’ont même pas ralenti le processus d’extermination par la voie diplomatique. La raison la plus avancée, par Roosevelt en personne, est qu’il ne fallait pas donner l’impression de faire la guerre pour les juifs. Ce qui était la base de la communication de Goebbels. En l’occurrence, sans parler de faire la guerre uniquement pour sauver les juifs, l’Amérique avait les moyens tactiques de bombarder, sans en faire la publicité, les voies d’accès au camp d’extermination de Birkenau au printemps 1944, avant la déportation des juifs hongrois, qui ne faisait aucun doute. Les Allemands se seraient-ils plaints ? On peut même remonter plus loin.
- SD en route vers le nettoyage ethnique
Si les services britanniques étaient au courant de fusillades massives de civils dès octobre 1941 en Biélorussie, grâce à l’interception entre le théâtre des « activités » et Berlin des câbles « ultrasecrets » du SD et de la SS, les Américains ne pouvaient a fortiori ignorer les massacres en cours en Pologne dans les camps fixes l’année suivante : la résistance polonaise, qui armera (très légèrement) la résistance juive du camp de Birkenau, via le camp de travail d’Auschwitz et ses dépendances, centralisait et renvoyait des rapports précis sur le nombre des victimes. Armia Krajowa, l’armée polonaise clandestine, cumule les rapports sur les exterminations en cours, qui ne sont pas encore « la Solution finale » : le plan d’ensemble n’apparaîtra que plus tard. Dès février 1942, le Congrès juif mondial est au courant des exactions, et prépare un rapport pour Londres… qui est déjà au courant ! Fin décembre 1942, les services du Foreign Office n’ignorent rien des tueries à l’est et dénombrent 640 000 exécutions en Pologne, dont 520 000 juifs.
Le 8 juin 1942, télégramme de Gerhart Riegner, avocat représentant en Suisse le Congrès juif mondial, à des hauts représentants américains et britanniques :
« Reçu nouvelle alarmante qu’au quartier général du Führer discussion et examen d’un plan selon lequel après déportation et concentration à l’est tous les juifs des pays occupés ou contrôlés par l’Allemagne représentant 3,5 à 4 millions de personnes doivent être exterminés d’un coup pour résoudre définitivement la question juive en Europe […]. L’informateur est attesté comme ayant des liens proches avec les hautes autorités allemandes et ses rapports sont généralement dignes de foi. »
- Le président israélien (cravate grise) écoute religieusement le président américain (cravate bleue), qui parle beaucoup avec les mains.
De deux choses l’une : soit le lobby juif américain n’a pas le pouvoir que les antisémites lui prêtent, soit il n’a pas fait son possible pour sauver les juifs européens pris dans la nasse, dont la liquidation servira trois ans plus tard de levier moral à l’obtention d’Israël (1948). Et aux « prises » de territoires à la Jordanie, la Syrie et l’Égypte lors de la guerre des Six Jours, en 1967. Sans Shoah, y aurait-il eu un État d’Israël ?
« Aucun subterfuge ne peut nous sauver à présent. À la place de l’assimilation, nous désirons un nouveau concept : reconnaissance de la nation juive et de la race juive. » (Joachim Prinz en 1934, rabbin qui deviendra le leader du Congrès juif américain)
« Le temps pourrait ne plus être très éloigné, où la Palestine pourra à nouveau recevoir ses fils égarés pendant plus d’un millier d’années. Nos meilleurs voeux, joints à la bienveillance officielle, les accompagnent. » (Extrait du journal SS Das Schwarze Korps, mai 1935)
Une autre version de « la valise ou le cercueil » : le sionisme (émigration en Palestine), ou la mort (déportation à l’est) ?
Le FPR en Ouganda et les Tutsis du Rwanda en 1994
- Kagamé en goguette
Aujourd’hui, après 20 ans de recherches, de la part d’historiens, de juges et de journalistes sérieux, sans oublier les dossiers consultables du Conseil de sécurité, qui ne sont pas vraiment des fantaisistes, il semble que l’attentat contre l’avion du président Habyarimana ait été un coup des services de Kagamé. L’objectif étant le déclenchement d’une guerre civile, forcément perdante pour les 10 % de Tutsis, mais justification absolue d’intervention (de l’Ouganda limitrophe) au Rwanda, et d’installation d’un pouvoir militaire sans opposition. Ce qui a réussi, si l’on ose dire, magnifiquement. Bien sûr, il ne fallait pas pousser très fort les extrémistes hutus pour « couper » des tutsis, mais il semble que le FPR, armée tutsie disciplinée, équipée, informée et motivée, ait attendu 80 % du carnage pour intervenir. D’ailleurs, la résistance hutue à l’attaque du FPR (qui a tout fait depuis les accords d’Arusha pour faire capoter la paix fragile, et n’oublions pas que le président hutu du Burundi avait été assassiné en 1993, soit un an avant les massacres du Rwanda, par des militaires tutsis) a été de courte durée, les forces armées rwandaises (FAR), battues à plate couture (comme toujours), jetant sur la route des centaines de milliers de fuyards, signant là leur responsabilité, vers le Congo, où ils furent pourchassés sans relâche. Et sans pitié. Des fuyards qui permirent aux soldats de Kagamé des incursions chez un grand voisin désorganisé, n’ayant pas les moyens de protéger une frontière inexistante.
Un gain de terrain appréciable, sur une zone riche en métaux, pour le Rwanda, pays aussi petit qu’ambitieux. L’armée de Kagamé, formée en Ouganda, où elle commençait à prendre trop de place, fit donc coup double, après le génocide : main basse sur le pouvoir rwandais, avec son parti unique à peine déguisé, et sur l’est du Congo, sous la forme du M23, un mouvement rebelle soi-disant congolais, avec comme prétexte la poursuite des hutus génocidaires, qui il est vrai, faisaient des incursions rageuses dans leur ex-patrie. Le trafic de métaux comme le tantale permettant de remplir les caisses du Rwanda en devises et de financer le… M23. Le Rwanda est bien le grand déstabilisateur de la région, avec les Américains comme parapluie au Conseil de sécurité, en cas de débordements. L’Israël de l’Afrique ? Les guerres du Congo, dites aussi des Grands Lacs, mettant aux prises huit nations depuis des décennies, font le bonheur des vendeurs d’armes légères.
- En rouge, les zones de guerre, ou gains de territoire des Rwandais
Kagamé, après sa prise du pouvoir le 4 juillet 1994, pourra lancer le programme de vengeance tutsie : d’abord par 45 000 exécutions sommaires pendant l’été, puis en lançant les troupes du FPR à l’assaut des milices interahamwe réfugiées au Congo, deux millions de civils hutus plus ou moins mouillés dans le génocide étant coincés entre le chien et l’os. Un second génocide, caché aux yeux du monde, aura lieu dans ces forêts obscures, où les yeux de la communauté internationale ne pénètrent pas. La première guerre du Congo pouvait commencer, avec ses trois millions de morts à venir. Là aussi, l’art de savoir intervenir à temps, et ne pas intervenir pendant un certain temps. Le sacrifice de la reine sera celui des trois-quarts d’une ethnie.
L’Armée rouge devant Varsovie et l’insurrection polonaise de 1944
Le 1er août 1944, la résistance polonaise est prête, réunissant des patriotes de droite comme de gauche, à bouter le nazi hors de la capitale. Mais voilà, le signal de l’insurrection est donné « trop tôt ». Les Soviétiques, qui sont à un tir d’obus de la ville, restent l’arme aux pieds, et assistent à la répression allemande, féroce, si c’était encore possible, dans le pays qui a proportionnellement le plus souffert du conflit. Bilan de « l’attente » : 21 000 combattants et 180 000 civils morts, dont 40 000 fusillés par la SS (le reste étant déporté sur ordre d’Hitler), la ville rasée par les sapeurs, tout ça en 2 mois, ce beau mois d’août 1944, pendant que Paris, intacte, fêtait sa libération. Comme quoi la politique peut devancer les objectifs de guerre.
La destruction d’une possible opposition aux soviétiques a laissé le champ libre aux communistes pro-Staline, qui n’étaient pas majoritaires, loin de là, dans la Pologne des années 40. Les nationalistes seront, eux, trahis par les Anglais, qui avaient cédé la Pologne à Staline. Avant l’insurrection, la plupart des membres de l’élite polonaise furent internés et fusillés, par les Rouges et par les nazis. Le gouvernement polonais en exil du général Sikorski, hébergé par les Londoniens, avait du mal à collaborer avec les Soviétiques, auteurs de l’effroyable massacre de Katyn, découvert un an auparavant, au printemps 43. Les naïfs polonais de Londres écrivent début 44 à Staline pour lui demander « le respect des droits de la Pologne », trois gros mots pour le leader rouge, sans savoir que Churchill et Roosevelt avaient déjà vendu aux Soviétiques la partie que Hitler avait accordée à l’URSS en 1939 ! Et quand l’Armée rouge fit sa jonction avec les partisans polonais, ces derniers furent, dans le meilleur des cas, désarmés. Sinon, fusillés ! En juillet 44, c’est à Lublin, libérée par ses soldats, que Staline installe son contre-gouvernement provisoire. Qui durera 45 ans. Londres était loin. Trop loin.
- Armia Krajowa
La pression de l’Armée rouge oblige le gouvernement en exil à mobiliser son armée de 350 000 hommes contre les nazis, dont 1/10ème pour libérer Varsovie, un symbole devant le monde. Le départ de la 23ème Armée allemande, épuisée, poussée par les Russes, traversant la ville et laissant une garnison de 2000 soldats dans la capitale, semble donner le signal de départ aux résistants polonais. Le 28 juillet, les Russes sont à 16 km de la ville. Et là, le coup de vice, diffusé en polonais, par les Russes sous la couverture de l’Armée populaire de libération de la Pologne :
« L’heure de l’action est arrivée. »
Ils poussent clairement à la révolte, en couvrant la ville d’affiches. Mais les Allemands sont au courant des préparatifs. Et puis, sur les 38 000 combattants varsoviens, 2 500 seulement sont armés. Les autres comptent sur les prises… Les Allemands, eux, augmentent leurs effectifs à 13 000 hommes (qui doublent un mois plus tard), et avec un arsenal lourd : artillerie, chars, avions. En vérité, les troupes de choc, car Varsovie est aussi un symbole pour Hitler, qui ne doit pas tomber.
Résultat, 2000 pertes polonaises le premier jour. L’effet de surprise est mort, la ville trop bien défendue, les communications polonaises trop aléatoires. Nourriture et armes manquent, alors on attend encore plus l’offensive russe. Pire, les Anglais, ces inventeurs du fair-play, prennent prétexte de la trop grande distance pour une non-intervention aérienne…
- Waffen SS arrivant à Varsovie
pour la boucherie finale
Hitler charge Himmler de mater la révolte dans le sang : le troisième jour, 30 000 Polonais abattus (par les chasseurs noirs de Dirlewanger), toutes générations confondues, combattants ou pas combattants, contre six Allemands. Pour Rommel, la bataille de Varsovie fut plus dure que celle de Stalingrad : 17 000 morts, 7000 disparus, 9000 blessés. Staline surnommera les défenseurs de la ville « les aventuriers criminels ». Les 2 400 avions soviétiques, qui auraient eu facilement la maîtrise du ciel, n’ont pas bougé d’un centimètre. Staline n’avait jamais oublié l’attaque polonaise de 1919-1921, qui avait failli coûter la vie au régime communiste. Les Polonais capitulèrent le 29 septembre, dans des conditions militaires étonnamment acceptables. Les généraux allemands sentaient le vent de l’Histoire changer.
Nicolas Sarkozy face aux manifs anti-CPE avril 2006
En politique, le savoir-attendre fait intégralement partie de l’arsenal stratégique.
- Le bon, la brute et le truand
Nous sommes en février 2006, Chirac est président, Villepin Premier ministre, Sarkozy ministre de l’Intérieur. Voulant lutter efficacement contre le chômage, le grand diplomate lance son CPE (contre l’avis de Chirac). Un contrat première embauche, CDI pour les moins de 26 ans, qui était pourtant loin de l’ultralibéralisme – il est vrai avec une certaine souplesse pour les employeurs en cas de rupture – mais qui fut présenté comme tel aux lycéens et étudiants, toujours prompts à sauter sur l’occasion de défiler ensemble (sortir un peu de la classe saturée de CO2 pour prendre l’air), louper les cours (de toute façon sans intérêt et menant tout droit au chômage), et faire plier le pouvoir (paralysé par la rue depuis l’affaire Oussekine, 20 ans plus tôt).
Après un pilonnage de la loi dans les médias, sûrement un hasard, et devant l’ampleur des manifestations, dirigées en sous-main par des trotskistes toujours prêts à saper l’unité du pays (LCR et Sud Étudiant, plus une escouade de RG infiltrés, on se demande bien par qui et pour quoi, toujours cette fameuse collusion extrême gauche/police politique), Sarkozy restera l’arme au pied, montrant par là une alliance objective stratégique entre libéraux de l’UMP et disciples de Besancenot. Villepin, isolé, sans véritable appui dans le parti, poignardé par le numéro 2 du gouvernement et lâché par Chirac, qui a toujours su sauver ses fesses, renoncera à se présenter aux présidentielles (idem en 2012, mais pour une raison plus intime). Le grand gagnant sera Nicolas Sarkozy, futur vainqueur de la présidentielle, et le grand perdant, au-delà de Villepin, l’emploi, cette variable d’ajustement des ambitions personnelles.
- Étudiants luttant contre leur propre embauche
Sarkozy, dans sa stratégie de conquête du pouvoir, après avoir provoqué, amplifié et contrôlé les émeutes de banlieue de novembre 2005 (en perdant un peu les manettes à la fin), évoque la possible connexion entre étudiants et émeutiers des cités, ce qui est sociologiquement impossible. En revanche, il n’évoquera pas la possible collusion entre RG et activistes étudiants : on trouvera officiellement des policiers restés « l’arme au pied » devant les exactions des casseurs et autres « provocateurs à cagoule », que dénonçait justement… Sarkozy. Qui n’aura rien fait pour calmer les grèves, soutenues par les syndicats, qu’il saura se mettre dans la poche plus tard. C’est Bruno Julliard, président de l’UNEF en 2006, un des meneurs de la fiesta nationale, aujourd’hui adjoint PS au maire de Paris, qui balancera au Figaro en 2008 l’appel de Sarkozy en personne pour le soutenir pleinement dans sa manifestation anti-CPE. Dommage que le grand ordonnateur se dévoile comme un débutant ! La deuxième lame qui éliminera définitivement Villepin de la course à l’Élysée, sera l’affaire Clearstream 2 à l’été 2006, ce piège tendu par les réseaux Sarkozy à un Premier ministre très… colonel Custer, sur le coup. Tout l’art du ministre de l’Intérieur Sarkozy étant, d’une année sur l’autre, de montrer l’intérêt de réprimer (les racailles en 2005), puis de ne pas réprimer (les étudiants en 2006).