La situation internationale est désormais marquée par un approfondissement et une accélération des tendances qui étaient perceptibles il y a déjà dix ans : la puissance américaine est de plus en plus contestée, on assiste à l’émergence de nouvelles institutions internationales et dans le même temps les anciennes institutions, soient héritées de la fin de la seconde guerre mondiale (comme le FMI et la Banque Mondiale) soit de la guerre froide (comme l’OTAN) se transforment.
Mais ces tendances laissent en suspens la question de l’organisation globale de la scène internationale. Elles peuvent s’accommoder de résultats très différents, et les risques qui peuvent être associés à certains de ces résultats devraient nous inciter à prendre au sérieux la question de la construction d’un « nouvel ordre mondial » conçu non pas comme une organisation supranationale mais comme un cadre de coopération et de concertation entre les États.
La mise à nu des limites de la puissance américaine
La fin de l’Union soviétique avait laissé les Etats-Unis comme la seule superpuissance existante. On avait même forgé à son sujet le vocable d’hyperpuissance. Le XXIè siècle s’annonçait comme le siècle américain. Mais, les États-Unis se sont avérés être incapables d’assumer les responsabilités qui leurs étaient échues. Entre les échecs géopolitiques, et financiers, ce sont eux qui ont – à leur insu – mit fin à cette tentative avortée de donner naissance au siècle américain.
La véritable rupture s’est produite sur plusieurs terrains. Elle a eu lieu, en économie, durant la crise financière internationale de 1997-1999 et dans les événements qui ont suivi. Cette crise a démontré que les États-Unis, et les institutions qu’ils contrôlaient, étaient incapables de maîtriser la libéralisation financière internationale qu’ils avaient suscitée et imposée à de nombreux pays. De manière significative, ce fut la Chine qui assura, lors de ce que l’on a appelé la « crise asiatique », par une politique responsable, la stabilité de l’Extrême-Orient alors que les prescriptions américaines échouaient en Indonésie et étaient ouvertement rejetées en Malaisie. Cette crise a aussi été le tournant décisif dans l’histoire de la Russie post-soviétique. L’effet immédiat du krach d’août 1998 avait semblé dévastateur.
Le pays avait été contraint à faire défaut sur sa dette et son système bancaire était en miettes. Pourtant, loin de signifier la fin de la Russie, cette crise a été le signal d’un renouveau du pays. S’écartant progressivement des thèses néolibérales qui avaient dominé les années 1990, la Russie s’est reconstruite autour d’un projet national et industrialiste. La mise à nu des limites de la puissance des États-Unis et l’émergence (ou la réémergence) d’acteurs concurrents (Chine, puis Russie) ont été la partie visible du choc induit par ces événements. La crise a aussi amené de nombreux pays à modifier leurs stratégies économiques, les conduisant à des politiques commerciales très agressives dont l’addition provoque aujourd’hui une fragilisation générale de l’économie mondiale.
Cette rupture a aussi eu lieu en géopolitique. Le pivotement de la politique américaine était déjà notoire avec l’engagement croissant des Etats-Unis dans la crise des Balkans dans les années 1990. Il devait cependant se manifester avec force lors de l’invasion de l’Irak en 2003. Cette invasion a été le point le plus haut atteint par un trouble politique que l’on peut identifier comme un interventionnisme providentialiste dans la politique américaine. Cet interventionnisme providentialiste a ouvert la voie aux guerres sectaires que l’on voit se développer aujourd’hui, et dont le soit-disant « État Islamique » n’est qu’une forme particulièrement radicale.