L’histoire du salariat est celle d’une dépossession. La confiscation du travail pour servir aux intérêts du capitalisme. L’émancipation des travailleurs du salariat sera une étape cruciale vers une communauté populaire autonome dans une patrie régénérée.
La domestication capitaliste
L’histoire du salariat sous sa forme actuelle est très récente dans l’histoire de l’Europe. C’est avec le plein développement du capitalisme qu’il va prendre pleinement son rôle. Dans sa première phase, le règne du capital va se bâtir justement sur l’accaparement des biens communs traditionnels et de leurs privatisations au profit d’un petit nombre. Ce mouvement va mettre fin à une longue tradition européenne communautaire et ouvrir la porte à une transformation violente et sans merci. La révolution industrielle du 19éme siècle est l’acte fondateur de cette transformation. Dès lors, le salariat entre pleinement dans le mouvement de domestication capitaliste de toute les activités humaines.
Le système de production issu des machines avec tout ce qu’il impliquait en termes d’efficacité et de rentabilité, donc de changement dans l’organisation du travail, transformait l’artisan travaillant à demeure, héritier d’une longue tradition de métier, fier et autonome, en ouvrier spécialisé interchangeable, esclave salarié d’une unité de production centralisée au sein de laquelle il exécutait les mêmes gestes répétitifs quinze heures par jour, dès l’âge de huit ans. Le métier disparaissait au profit de l’emploi et les notions ancestrales de « salaire honnête », de « bon produit » ou de juste prix » étaient abandonnées au nom de la nouvelle morale du profit.
L’artisan du textile se voyait ainsi dépossédé de la production liée à un savoir-faire individuel, et cela au profit d’une machine conçue pour faire de lui un simple exécutant. Son travail, coupé de l’expérience, perdait toute sa signification. La technique, qu’il incarnait par son métier, était soudain libérée de toute tradition qui l’avait encastrée jusque-là. Livrée à elle-même, elle entendait soumettre la société à ses critères, à ses échelles et à ses rythmes ; de technique, elle était devenue technologie. Tout devait désormais s’effacer devant le développement des sciences et des technologies. La politique, considérant l’évolution technique des moyens de production comme inéluctable, ne se concentra plus que sur les moyens de la favoriser. La question était ainsi réglée dès l’origine afin de financer les investissements et les frais de fonctionnement élevés des machines.
La résistance au salariat
Et pour écouler cette production, on se mit évidemment à susciter un désir morbide complètement ignoré par les peuples libres : celui de la consommation. « En une génération, un monde reposant sur la vie rurale et autonome, la tradition des métiers, l’échange et la solidarité communautaire, comme l’écrit Olivier Maulin, avait été transformé en un immense camp de la mort où se débattait une main-d’œuvre disciplinée ou châtiée, qui n’avait plus pour seule liberté que de consommer et consommer encore quand elle ne crevait pas de faim, de misère ou d’asphyxie dans les fumées d’usine. Mais alors que ce cauchemar se mettait en place, des hommes se sont révoltés. Des tondeurs de draps, des bonnetiers, des artisans du textile… Ce sont les briseurs de machine, les chouans de l’industrie naissante. »
Des luddistes anglais aux canuts lyonnais, le XIX siècle sera traversé par une résistance souterraine à l’exploitation et au salariat, le mouvement ouvrier et socialiste français se construira sur cette défense du « métier ».
Cette résistance ouvrière naissante étant liée à la résistance paysanne qui tente au même moment de garantir la survie de son mode de vie communautaire face à la « modernisation » du monde rural. Malgré l’incessante modernisation de la production, les travailleurs ont souvent cherché à défendre leur identité de métier et la culture qui lui est associée. La préservation de savoir-faire et les régulations internes à un secteur donné de la production sont non seulement les meilleures protections contre la domestication capitaliste, mais donnent un sens à l’existence.
Pour que ce sens puisse advenir, le travailleur doit maîtriser ce qu’il produit. Le métier requiert de bien savoir faire un ensemble de tâches dans un domaine particulier, après une période d’apprentissage, dans la durée, en acquérant de l’expérience et en étant attaché à son activité. Ce qui est produit doit servir à autrui et avoir une signification sociale. Le sens du travail, c’est revenir à l’esprit de servir la communauté.