Les Français ne peuvent pas se passer de chansons. La cote d’amour des chanteurs n’a pas changé malgré la crise : si le public achète beaucoup moins de disques, il va beaucoup plus aux concerts, dont les tarifs ont connu un bond digne des spéculateurs boursiers.
On ne parle pas de bourse par hasard : dans ce métier, les cotes vont et viennent au gré des modes, des humeurs du public ou des médias, et bien sûr, de la qualité intrinsèque des artistes et de leurs chansons. Même si quelques dinosaures traversent les époques et les modes dans trop souffrir… au niveau du porte-monnaie. On pense à JJ Goldman et Johnny.
- Johnny, français jusqu’au bout des ongles
On donne l’impression de focaliser sur l’argent ? Mais le showbiz EST un système qui transforme des chanteurs – même mauvais – en monnaie : le showbiz ne pense qu’à l’argent, rarement à l’Art ; sinon, ça se saurait. D’ailleurs, les véritables artistes dans ce domaine résistent (difficilement) au showbiz, avec ses principes de formatage au goût du public et de promotion radio-télé. Faire la couv de Closer ou Voici avec une histoire de cul (plus ou moins bidonnée) pour rester dans l’esprit du consommateur, c’est l’équivalent d’une campagne d’affichage gratuite. La grande peur de la majorité de nos chanteurs et chanteuses (mais on ne va pas répéter son pendant féminin à chaque fois, on n’est pas chez les LGBT ici, on leur laisse cette lourdeur syntaxique), surtout ceux qui sont préfabriqués, c’est de passer de mode, devenir ringard, has been, pour finir dans la troisième partie larmoyante de Salut les Terriens, l’émission où Thierry Ardisson humilie un « nobody » ou un « ex-people ».
Question d’argent, et d’amour aussi. L’amour du public n’est pas rien, et peut pallier le déclassement, accompagner pendant une traversée du désert, même si on a rarement vu des chanteurs oubliés en revenir en bon état. C’est la différence avec les arts moins légers, au sens que donnait Gainsbourg à la musique populaire : en peinture, en sculpture, l’avis du public ne change pas fondamentalement la création. Le public adhère, ou pas. Le peintre crève, ou pas. La chanson en milieu capitaliste, elle, doit plaire, et doit plaire aujourd’hui, pas demain.
- Gérard Manset, auteur, compositeur, interprète
C’est pourquoi on en arrive à un certain illogisme, voire une aberration, en matière de tarifs. Aller voir sur scène un chanteur d’expérience, qui a une longue carrière, des succès et un passage à vide, reviendra toujours moins cher qu’un Zénith ou un Bercy de la dernière chanteuse qui cartonne après un seul tube bombardé sur NRJ. Parce que c’est la demande qui fait le prix. Et les staffs marketing des chanteurs au top savent gérer cette demande, faire monter les enchères, en jouant avec la rareté des apparitions. Comment être à la mode, c’est-à-dire au croisement exact de l’offre et de la demande ? Il y a ceux qui rament longtemps, et qui voient la fenêtre s’ouvrir un jour, sans trop comprendre pourquoi ni comment. Et ceux qui sont tout de suite dans le « move », dont la voix, le son, les compositions, l’inspiration, correspondent soudain au goût du jour, sans avoir rien calculé. Zaz est de ceux-là.
Succès fulgurant, quasi-exponentiel, traversant les étages, qu’on met habituellement dix ans à franchir, comme une fusée, et arrivant tout en haut, à côté des plus grands. Après, durer, devenir Johnny, c’est une autre histoire. Si coller au goût du public devient une obsession, en général, les cartonneurs sont mal barrés. Zaz a d’ailleurs été si violemment formatée depuis ses débuts, qu’on se demande s’il lui reste encore une once de décision. Et les sorties de route ont commencé à se multiplier : contrefaçon du tube des Poppys Rien n’a changé, clip Paris sera toujours Paris surproduit destiné à élargir le marché à l’export, histoire de changer Zaz en Piaf pour jeunes et pour touristes…
Ceux qui l’ont vue il y a deux ans apparaître dans une robe de vieille bourgeoise, véritable sabotage d’habilleuse ou choix marketing douteux, auront compris que la Zaz des débuts était morte. Pour une fois qu’on détenait une voix venue d’en bas, loin des pistonnées (dans tous les sens du terme) et des « filles de »… Désormais entre les mains du tout-puissant showbiz, elle a perdu les manettes de sa carrière, mais elle engrange. En 2013, c’était déjà la plus demandée, avec des propositions de cachet à 150 000 € l’unité. Tout en étant la reine des refus. Et à ce niveau de cachet, quand on refuse, le cachet monte encore. À part Noah (le père), personne ne fait mieux aujourd’hui, sinon Johnny, à 200 000 € la soirée en tournée (contre 600 000 € en gala ou festival), et JJ Goldman, dit Le Parrain, mais qui a raccroché les gants. Même pas Christophe Maé, qui ameute les foules et touche dans les 100 000 €. Alors, le petit concert privé de Zaz à 40 000 €, comparés à ses 3 millions d’euros de revenus en 2013, c’est de la petite bière. Mais elle a encore un peu de chemin pour rattraper Mylène Farmer, reine des revenus et du marketing musical français, un pur produit à la Madonna, sans grand talent d’interprète ni de compositrice particulier, donnant un peu de rêve à un public peu versé dans la véritable création musicale. Ne pas composer ses textes ou ses musiques n’ayant pas empêché Johnny de trôner sur le showbiz français depuis cinquante ans.
Son complémentaire, qui a d’ailleurs écrit l’album qui le verra « revenir » (Gang et ses tubes en 1986), lui le phénix de la chanson dite française, c’est JJ Goldman, ou Goldman Sr. On est obligé de préciser car le fils s’est aussi lancé dans la composition, avec plus ou moins de succès, mais surtout dans la production. Le père, lui, est le fournisseur officiel de hits, devant Barbelivien et Delanoë (l’homme aux 5 000 chansons, mort en 2006), les deux derniers touchant des générations moins contemporaines. Ces trois-là sont les rois de la SACEM (Pierre Delanoë en a été le président), société qui récupère et redistribue les droits d’auteur selon un calcul interne qui avantage les riches sociétaires.
- Pierre Delanoë : « Pour moi c’est pas de la musique, c’est des vociférations, des éructations (…) J’admets que le rap soit une forme d’expression pour des gens primitifs qui ne sont pas capables de faire de la musique, qui ne savent pas ce qu’est la musique… »
Une gifle qui n’a pas empêché Maître Gims, issu de la bande des Sexion d’Assaut, de toucher plus que Zaz en touchant un nouveau public, extrêmement jeune, et très demandeur d’un rap gentil à la française avec des rimes étranges. Son cœur de cible ? Les 8-12 ans, puisqu’il faut parler comme ça. Vous n’entendrez jamais Gims, dont les textes sont affligeants, proférer un gros mot à la Booba. Il se ferait tirer l’oreille par sa prod. Booba, autre très gros vendeur : de disques, mais aussi de téléchargements légaux. Comparé à Victor Hugo par le magazine masculin GQ, qui n’a aucun humour, Booba semble séduire plus par son aura violente (altercations avec La Fouine puis Rohff), son look à la Fifty Cent et son Hummer américain, que par ses textes qui vantent l’individualisme consumériste capitalistique. Une image de la réussite que les banlieues ou les quartiers, au choix, apprécient. Après ce petit détour par le rap commercial, le cas Goldman.
- Jean-Jacques en 2015
Goldman ne monte plus sur scène. Ses chansons écrites pour les uns et les autres, dont Les Enfoirés qui égayent les Restos du Cœur, suffisent à son bonheur. Au-delà de la polémique vieux/jeunes autour de la chanson Toute la vie qui affole toute la presse, un collectif de chanteurs (on n’a pas dit « artistes ») a repris fin 2012 ses tubes dans Génération Goldman. Résultat : 800 000 exemplaires, et un petit sourire de Jean-Jacques, qui encaissera un million d’euros de droits d’auteurs. Il devient à l’occasion de cet album de reprises la personnalité préférée des Français en 2013. Gagner de l’argent en écrivant des chansons n’est pas interdit : les passages radio des chansons écrites par ses soins, chantées par lui-même ou par d’autres (plus de 50 interprètes à ce jour), lui rapportent jusqu’à 17 000 € par jour en 2013, soit 6 millions d’euros par an. D’autres calculs, pour 70 chansons diffusées sur les ondes au quotidien, arrivent à seulement 2 millions d’euros.
Avec ces tubes, le magicien a lancé, et sauvé, bien des carrières : Gérald de Palmas en 2001, avec un album estampillé JJ et vendu à près d’un million d’exemplaires, quand le CD se vendait encore, à l’époque de la préhistoire, avant Deezer et Spotify. À propos, l’ex-secrétaire de Gérald, un certain Grégoire, deviendra le gros carton de l’année 2008 chez MyMajorCompany, la boîte de crowdfunding de Michael Goldman (le fils de Jean-Jacques) et de Sevan Barsikian (de la famille de l’avocat de Jean-Jacques) ; et Joyce Jonathan, pouliche de MyMajor et future copine du fils Hollande, sera le carton de l’année 2010. Tout ça sous le regard bienveillant de Jean-Jacques, qui saura placer le fiston sur orbite, en lui écrivant une chanson pour Yannick Noah, que son fils signera à la SACEM… Pour la petite histoire, Stéphane Courbit injectera 3 millions d’euros dans ce business en 2009, et sera imité en 2013 par Arthur, qui espère y développer un pôle Humour. Le premier qui rigole…
- Jean-Jacques chante ici Sacem je t’aime, son plus gros tube
JJ se fait dans les 10 millions d’euros les années où il sort un album (sinon la moitié), et avec ce que le fisc lui laisse (abattez 50 à 70 %), il achète des lots d’appartements ou un hôtel particulier, comme celui des Schlumberger dans le prestigieux VIe parisien. Tout en vivant modestement à Marseille, au milieu de ses guitares et piano. C’est son frère Robert qui gère la partie comptable de sa carrière. Chez Sony, les frères Goldman ont négocié un pourcentage jamais vu de royalties sur les albums et les chansons : plus de 30 %, contre 8 à 15 % pour les autres artistes. D’après un de nos informateurs, quand JJ cible un interprète, il regarde d’abord « qui vend le plus ». Souvent sollicité, ses chansons sont rarement refusées.
Mais le monde de la musique ne se limite pas à JJ Goldman. Il y a les autres : les grands, les moyens et les petits, les vieux et les jeunes, les cartons et les has-been. La décrue du disque, heureusement compensée par le boum de la scène, permet à une génération d’artistes plus « live » que studio d’émerger. Même si c’est toujours le sempiternel tube qui permet de remplir, au début, et de griller les étapes. Pour un Gérard Manset qui fuit le showbiz et son formatage comme la peste et le choléra, combien de chanteurs courent après le cachet ! Parfois, un nom peut faire gagner du temps. Ainsi, le fils Dutronc, honnête guitariste « djangoreinhardtien », ne vivra pas la galère qu’aura connue, par exemple, Florent Pagny. Une galère qui permet en revanche d’encaisser coups durs et critiques. Thomas Dutronc, ce produit très médiatique, bénéficiant de l’aura quasi-intacte du père, grimpera rapidement à 80 000 € la soirée. Un produit « neuf » à comparer aux 25 000 € d’un Frédéric François pour un gala. La fourchette 20/30 000, c’est le tarif pour attirer dans une salle de 2 à 3 000 places une vieille gloire de la chanson, qui vieillit avec son public. Ce sont les tourneurs qui organisent ces tournées, prenant 20 % du budget en passant. Le reste partant en « prod » : location de salle, transport, repas, hôtellerie, et petits à-côtés sur lesquels nous ne nous étalerons pas.
Si tout le monde doit manger, et si tout talent mérite rémunération, ce sont en général les gros cachets des artistes mode qui posent problème, aux journalistes et au public. Le cas Stromae a secoué la presse lyonnaise à l’été 2014. Proposé au milieu d’une alléchante affiche des Nuits de Fourvière, le chanteur dont tout le monde parlait il y a un an, jusqu’à l’overdose parfois, a touché 90 000 € pour venir chanter dans les arènes romaines. Il est vrai que le budget total du festival, avec les 3,5 millions d’euros du Conseil général du Rhône, s’élève à 10,5 millions d’euros, dont 2 millions de mécénat et 5 millions de billetterie. Les 60 soirées comprenant 180 concerts attireront 142 000 spectateurs sur deux mois. Et une affiche de plus en plus grosse, dont l’image internationale rejaillit sur la ville de Lyon.
Pourtant, on est loin des tarifs des stars internationales : 500 000 € pour Lenny Kravitz, qui ne peut donc pas jouer dans une jauge de 3 000 places à 40 € la place. On ne le voit donc en France que dans les grands festivals. Quand Muse est passé au festival des Vieilles Charrues en 2010, le groupe a obtenu officiellement un million d’euros. 20 fois plus que le très intimiste mais très décoré Benjamin Biolay, qui cachetonne à 50 000 €, au niveau d’un Bernard Lavilliers, rescapé des grandes fêtes du Parti socialiste des années 80, mais au répertoire toujours vivant. À l’étage du dessous, on arrive aux Wampas, pour qui il faudra débourser 35 000 €. Et encore plus bas, 10 000 € pour les stars des années 80 du type Herbert Léonard, Julie Pietri, Jean-Luc Lahaye ou Natasha St-Pier, devenue l’animatrice musique du dimanche sur France 3. Et tout en bas, à la cave, les déchets de télé-réalité, qui prennent 3 000 à 5 000 € pour une exhibition en boîte de nuit avec petit tour de chant en playback, tout de suite après leurs passages télé. Parce qu’après, ça baisse sévèrement.
- Loana chante Tous aux abris !
Le disque étant en voie de disparition, l’écoute quasi-gratuite, la tendance générale est à l’inflation et à la promotion scéniques : si le public se précipite toujours pour voir ses animaux préférés en concert, parfois, le prix des places fait reculer. Ce sont alors les municipalités qui prennent le relais, offrant à leurs administrés un spectacle, pour des raisons culturelles, ou politiques. Au risque de produire du mécontentement, chez les pauvres ou les opposants. Voilà pourquoi Stromae a pu prendre 90 000 € à Lyon en 2014, et le DJ désormais international David Guetta 250 000 € en juin 2013 à Marseille, dans le cadre de l’année Capitale de la Culture… Si les Marseillais ont critiqué le tarif jugé trop élevé du ticket (entre 44 et 59 €), on est loin de la fourchette 68-99 € de la tournée Bruce Springsteen, un des artistes les plus chers du monde. Mais largement au-dessus de Guetta, qui n’a jamais composé la moindre chanson (il achète des compos à des musiciens et met son nom dessus, comme Gainsbourg, histoire de toucher les droits). C’est pourquoi les fans désargentés ne peuvent voir les dinosaures que dans le cadre des festivals, véritables « packs » promotionnels, grâce à des billets qu’on peut acheter un an à l’avance (merci pour la trésorerie), avec des affiches qui fluctuent jusqu’au dernier moment… Mais avec paiement possible en plusieurs fois !
La multiplication et le gigantisme des scènes et des programmations, qui se font la guerre à coups de « name dropping », ne sont pas terminés. Le bon côté de cette évolution, c’est l’avantage donné aux vrais chanteurs ou groupes vivants sur les « produits » du showbiz. C’est ainsi qu’on a vu disparaître progressivement Vanessa Paradis, dont les shows n’étaient pas à la hauteur des cachets.