Simon Baron-Cohen n’est pas un rigolo comme son cousin, l’acteur Sacha Baron Cohen. Il est professeur de psychopathologie à l’Université de Cambridge, où il dirige le Centre de recherche sur l’autisme. Il est l’auteur d’une théorie intéressante sur les différences psychologiques entre les sexes en termes d’empathie et de systématisation, résumée dans son livre The Essential Difference : Male and Female Brains (2004), et il est souvent cité ou interviewé sur ce thème.
Ayant apprécié son livre, j’en ai commandé un autre, sur un sujet qui m’intéresse également : The Science of Evil : On Empathy and the Origins of Cruelty (2011). Il commence ainsi :
« Quand j’avais sept ans, mon père me raconta que les nazis avaient transformé des Juifs en abat-jour. C’est le genre de commentaire qu’on entend une fois et dont la pensée ne vous quitte plus jamais. Dans l’esprit d’un enfant (et même d’un adulte), ces deux choses ne vont pas ensemble. Il me dit également que les nazis avaient transformé des Juifs en barres de savon. Cela semble si incroyable, et pourtant c’est la vérité. Je savais que notre famille était juive, et donc la notion de transformer des gens en objets me semblait proche. Mon père me parla aussi de l’une de ses anciennes amies, Ruth Goldblatt, dont la mère avait survécu aux camps de concentration. Sa mère lui avait été présentée, et il eut le choc de découvrir que ses mains avaient été inversées. Des savants nazis avaient sectionné les mains de Madame Goldblatt, les avaient inversées, et les avaient recousues, de sorte que, lorsqu’elle tenait ses mains avec les paumes vers le bas, ses pouces étaient tournés vers l’extérieur et ses petits doigts vers l’intérieur. Ce n’était qu’un exemple des nombreuses “expériences” qu’ils avaient pratiquées. J’ai réalisé qu’il y avait un paradoxe au cœur de la nature humaine — des personnes pouvaient réifier d’autres personnes — que mon jeune esprit n’était pas encore prêt à comprendre. […] Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après les révélations de mon père sur les comportements humains extrêmes, mon esprit est toujours tendu vers la même unique question : comment peut-on comprendre la cruauté humaine [1] ? »
Il m’a fallu relire ce passage et la suite pour être certain d’avoir bien compris, et me résoudre à l’évidence : Baron-Cohen n’émet aucun doute sur les histoires que lui a racontées son père. Par conséquent, il ne s’interroge pas sur la psychologie de ceux qui inventent de telles histoires et les racontent à leurs enfants de sept ans. Elles lui servent uniquement à introduire sa problématique : « comment peut-on comprendre la cruauté humaine ? » Comment des êtres humains peuvent-ils commettre de tels actes ? Non pas techniquement, mais moralement. Apparemment, il ne songe pas à se demander si l’inversion des mains de la mère de la petite amie de son père est techniquement possible.
J’ai traduit littéralement à partir de l’édition kindle. Si vous ne me croyez pas (je vous comprends), vérifiez le passage sur l’édition mise en ligne sur archive.org ou encore en « feuilletant » sur Amazon.fr le même livre retitré Zero Degrees of Empathy chez Penguin. Vous pourrez également constater sur Amazon.fr que la phrase « Cela semble si incroyable, et pourtant c’est effectivement vrai » (It sounds so unbelievable, yet it is actually true) a été supprimée dans l’édition de 2012, et remplacée par quelques explications sur l’origine des « “rumeurs” » (je double les guillemets par sécurité) d’abat-jours et de savon en graisse de juif. Il semblerait qu’entre 2011 et 2012, un éditeur de chez Basic Books a réussi à convaincre Baron-Cohen d’y renoncer. Mais l’auteur maintient inchangé sa foi dans l’inversion des mains, dont l’horreur a sidéré son esprit et déterminé les questionnements auquel il se propose de répondre dans son livre.
Ce texte, publié par un grand savant chez un grand éditeur, est un cas d’école. Je le cite dans mon livre Du Yahvisme au Sionisme pour illustrer l’irrationalité dont font preuve des juifs par ailleurs éduqués et rationnels, dès qu’il est question de la judéité, « comme si un impératif inconscient — une région du surmoi spécifiquement programmée — court-circuitait soudainement leur objectivité ». Mais il y a matière à une réflexion plus approfondie sur les mécanismes de la mémoire de la Shoah, et sur son caractère traumatique.
Traumatisme il y a eu, c’est indéniable. Telle qu’il en parle encore après cinquante ans, l’histoire abominable de mains sectionnées et recousues à l’envers a eu sur Baron-Cohen la puissance d’une révélation, qui a teinté à jamais son regard sur les hommes, sur les juifs, sur les non-juifs, et sur lui-même en tant qu’homme et en tant que juif. Baron-Cohen se rend bien compte qu’il a été traumatisé par cette histoire, mais il ne peut se résoudre a envisager qu’elle puisse être fausse. En somme, il y a chez lui, sur ce sujet précis, la démarche opposée à celle de Freud décidant en 1897 de considérer comme imaginaires des histoires bien réelles d’inceste dans sa communauté (voir mon récent article). Baron Cohen décide, lui, de considérer comme réelle l’histoire imaginaire d’un acte d’une cruauté inouïe contre sa communauté. Mais il y a peut-être, chez l’un comme chez l’autre, une même incapacité à remettre en question l’image du père. Car pour questionner la véracité de cette histoire, notre éminent professeur devrait admettre que son père lui a menti.
Je vais l’aider en lui suggérant que son père n’a pas menti de façon délibérée et à titre personnel. Pour commencer, les récits de savon et d’abat-jours viennent d’ailleurs ; il n’est qu’un chaînon dans leur transmission. Quant au miracle chirurgical des mains inversées, peut-être s’est-il convaincu, ou laissé convaincre, qu’il l’avait vu. On sait qu’il est possible de créer, chez des enfants, des faux souvenirs en leur racontant une scène imaginaire, surtout si elle est de nature traumatique : « Te souviens-tu quand nous t’avions perdu dans un centre commercial ? » Prenez l’air convaincu et ajoutez des détails angoissants, en vous y mettant à plusieurs, et bientôt l’enfant visualisera la scène comme s’il y était et sera convaincu, pour le reste de sa vie, qu’elle est réelle. Il en gardera même peut-être une phobie des centres commerciaux [2].
Le père de Simon Baron-Cohen n’était certes plus un enfant en 1945. Mais, d’une manière où d’une autre, il se sera laissé entraîner dans un mouvement collectif, compréhensible dans le contexte de l’après-guerre, où l’incroyable semblait vraisemblable et même probable, où la réalité semblait dépasser la fiction la plus ahurissante. Comme l’a montré Maurice Halbwachs, « Le plus souvent, si je me souviens, c’est que les autres m’incitent à me souvenir, que leur mémoire vient au secours de la mienne, que la mienne s’appuie sur la leur » (Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925) [3]. Et les juifs, plus que tout autre peuple, forment « une communauté tissée par les fils fragiles de la mémoire », selon l’expression de Daniel Bell, également sociologue [4].
La mémoire collective juive a la puissance d’un impératif religieux, explique l’historien juif Yosef Hayim Yerushalmi dans Zakhor : Histoire juive et mémoire juive (Gallimard, 1991). Le verbe zakhar, « se souvenir », apparaît 169 fois dans la Bible hébraïque. « L’impératif biblique “Souviens-toi !” (Zakhor) ne souffre aucune exception. Il faut se souvenir, ne rien oublier, c’est un commandement absolu. » Mais ce dont il faut se souvenir est dicté par la communauté, de sorte que, paradoxalement, selon Yerushalmi, les juifs forment un peuple fondamentalement « anhistorique », qui « préfère le mythe à l’histoire », le mythe étant un schéma intemporel qui se répète et se renforce à chaque répétition.
Aujourd’hui, c’est « se souvenir de la Shoah » qui constitue l’injonction communautaire prioritaire, et c’est donc ainsi qu’une majorité de juifs définit l’essence de leur judéité [5]. L’histoire juive transmise aux générations d’après-guerre n’est qu’ « une longue suite d’exils et de persécutions — une histoire de la Shoah lue à rebours », témoigne le sociologue Michael Walzer [6].
Pour Simon Baron-Cohen, l’histoire des mains coupées et recousues à l’envers fait partie de la mémoire de son père, mais elle est aussi, dans son esprit, un fil du tissu mémoriel communautaire juif. Douter de la parole du père serait comme faire un accroc sacrilège dans cette fragile mémoire collective qui est l’essence même de la judéité. Le témoignage de Baron-Cohen illustre donc bien ce caractère « anhistorique » ou « métahistorique » de la mémoire juive, qu’a analysé Yerushalmi. Il éclaire aussi, peut-être, le caractère transgénérationnel du traumatisme psychologique de la Shoah. Une étude menée par une équipe de chercheurs du Mount Sinai Hospital de New York, sous la direction de Rachel Yehuda, serait même parvenue à démontrer que « le traumatisme de la Shoah se transmet génétiquement » par « hérédité épigénétique » [7] (l’hérédité épigénétique est la transmission génétique de caractères acquis, une découverte récente qui réhabilite en partie Jean-Baptiste de Lamarck).