La revue scientifique russe Мир перемен (Monde en transformation) m’a soumis quatre questions autour du 25ème anniversaire de la dissolution de l’URSS et de ses conséquences. Mes réponses seront publiées dans le numéro de décembre de cette revue. Pour le lecteur français, je publie ici la version française de mes réponses.
Il y a de cela un quart de siècle, les anciennes républiques soviétiques, après s’être engagées sur la voie d’un développement indépendant, ont dans le même temps déclaré leur volonté de changer radicalement de système socio-économique. Est-ce que les attentes répandues à ce moment-là coïncident avec les réalités actuelles ? Qu’est-il advenu de particulièrement inattendu et de surprenant pour vous ? Pourquoi espoirs de bien-être général se sont-ils révélés illusoires ?
Le processus de démantèlement du système soviétique a suscité, il est vrai, d’immenses espoirs, à la fois en ce qui concerne les libertés politiques et le développement de la démocratie, mais aussi en ce qui concerne la possibilité de passer du système de planification centralisée à un système qui serait à la fois plus efficient et plus juste. L’espoir d’un meilleur équilibre économique entre les régions et les Républiques fédérées était aussi important. Mais, le contexte de ce processus a aussi coïncidé avec la montée de la vague néo-libérale en Europe et aux État-Unis. Ce contexte a contribué à infléchir de manière importante le processus de démantèlement, ce que l’on appelle la « transition ».
Il convient de se souvenir que, depuis la fin des années 1980, le système de protection sociale de pays comme la Grande-Bretagne et les États-Unis était l’objet d’attaques constantes de la part des néo-libéraux. C’était l’époque de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Ces attaques contre le système de protection sociale allaient de paire avec une attaque générale contre le système économique qui s’était stabilisé en Europe et aux États-Unis depuis la fin des années 1950. Souvenons-nous que dix ans auparavant, dans le début des années 1970, un Président Républicain, Richard Nixon pour le nommer, affirmait que tous le monde était devenu « keynésien ». Le retournement de la pensée économique et politique au profit de thèses tant économiques que sociales qui avaient été considérées comme durablement invalidées dans les années 1940 et 1950, s’est ainsi produit au cours des années 1970 et des années 1980. Cela explique le décalage qu’il pouvait y avoir entre les attentes des populations, et le climat intellectuel dans lequel baignait les élites. Les populations croyaient quitter le système soviétique avec son cortège de pénuries, de biens de qualités médiocres, mais aussi sa répression et son oppression politiques pour entrer dans le système qui, de la social-démocratie allemande aux socialistes français et passant par la “grande société” de Lyndon B. Johnson aux États-Unis, semblait assurer aux citoyens à la fois la liberté politique, des avancées démocratiques, et une hausse importante du niveau de vie. Il convient de se souvenir que, au milieu des années soixante-dix, pour l’ensemble des pays développés, on assiste au niveau le plus faible des inégalités de revenus comme de patrimoine. Pourtant, dans le même temps, une large partie des élites, mais aussi des économistes sous l’influence de la contre-révolution des anticipations rationnelles, s’étaient, elles, converties à ce que l’on appellera dans années 2000 le « néo-libéralisme », soit un système économique dominé par les marchés financiers et par la privatisation croissante de l’ensemble du domaine public, avec pour conséquence un système social très inégalitaire. De fait, cela se traduira en Europe occidentale par la décision de mettre en place le système de l’euro ce qui conduira à faire de cette région du monde un fardeau pour la croissance mondiale.
Cette dissociation entre les attentes des populations et les projets des élites est à l’origine des désillusions engendrées par ce que l’on a appelé la « transition ». Mais, ces désillusions ont été aggravées par une politique de “radicalisme économique” qui a largement contribué à rendre la « transition » plus douloureuse et moins efficace. Ce « radicalisme », dont ce que l’on appelle la « thérapie de choc » fut l’emblème, a contribué à plonger la Russie dans une crise profonde qui, d’abord latente, devait aboutir à la crise financière de 1998. La première phase de la transition en Russie, soit les années 1992-1998, a donc constitué ce que l’on peut appeler une « expérimentation néo-libérale » d’une extraordinaire violence. Ce que l’on appelle la « thérapie de choc » a été en réalité la mise en œuvre d’une pensée radicale et sectaire qui visait à faire de la Russie le champ d’expérimentation d’une idéologie néo-libérale, dont les propres promoteurs occidentaux se sont, en général, bien gardés d’appliquer les prescriptions dans leurs propres pays. Il faut ici souligner le fait que rapidement cette politique économique a été très sévèrement critiquée par de nombreux spécialistes réputés, à la fois en raison de son inadaptation aux conditions de la Russie mais aussi en raison des graves erreurs théoriques que le raisonnement des néo-libéraux contenait.
Ces désillusions, en particulier pour les pays issus de l’ex-Union soviétique, ce que l’on appelle les « Nouveaux États Indépendants », furent à la fois économiques, politiques et sociales. D’un point de vue économique, même si la Russie a retrouvé son niveau de PIB par habitants vers 2003, la croissance reste insuffisante. L’économie russe, si elle devenue plus efficiente que celle de l’ex-Union soviétique, reste en retard par rapport aux progrès de la Chine et des pays de l’Ouest de l’Union européenne. Dans le domaine social, la croissance des inégalités a été énorme, essentiellement durant les dix premières années de la transition, et ces inégalités ne ce sont pas réduites après 2000. Ceci signe l’échec des politiques inspirées par le « Consensus de Washington » en Russie. En ce qui concerne les institutions politiques, on a assisté, de 1992 à 1998, à une destruction des institutions et à une crise de l’Etat, dont les conséquences ont été très grave. Il y a des phénomènes importants de collusion oligarchiques et une corruption qui reste importante. Globalement, on a assisté à une « primitivation » de l’économie avec des pertes importantes que ce soit dans le capital humain ou le capital matériel. Le besoin de modernisation est important, que ce soit dans l’économie où le comportement des entreprises a certes évolué depuis 1991, mais pas toujours de la manière attendue, et aussi dans la société. Ce besoin de modernisation reste toujours important même s’il est aujourd’hui contrebalancé par un besoin de stabilité qu’exprime une large partie de la population.
Rien de ce qui survint alors ne constitua véritablement une surprise, car les effets négatifs, et même pathologique des politiques menées de 1992 à 1998 avaient été parfaitement prévus et même anticipés. En un sens, on peut dire que les « libéraux » russes, et leurs alliés occidentaux, se sont livrés à une expérimentation sur un pays de 150 millions d’habitants. Les résultats en ont été catastrophiques. Par la suite, l’évolution de l’économie et de la société russe après 1998 et surtout après 2000 a validé des travaux théoriques, comme par exemple ceux concernant l’importance du taux de change pour la croissance et l’investissement. Ces prescriptions néolibérales ont rendu inévitable la crise de 1998. Cette dernière a fait césure dans l’histoire de la transition, mais aussi au sein de l’idéologie économique dominante. Les voix critiques qui s’étaient fait entendre, mais qui avaient été opprimées et réprimées, ont retrouvé avec cette épisode une nouvelle légitimité, tant en Russie qu’en occident. Le retour d’expérience en provenance de la Russie fut à cet égard particulièrement important. Il passa par une crise violente entre le Banque Mondiale et le Fond Monétaire International et jeta les bases d’une révision progressive d’une partie de l’idéologie économique dominante
On voit bien que le système « néo-libéral », qui constitue toujours aujourd’hui le contexte mondial dans lequel la Russie est obligée de s’insérer s’avère un système qui ne peut permettre aux espoirs de la majorité de la population en matière de progrès social et économique de se réaliser. Ce système est aujourd’hui en partie contesté, et même une organisation comme le FMI exprime publiquement des doutes en particulier sur la libre circulation des capitaux qui est un des piliers fondamentaux de ce système. Ce qui pose le problème d’une possible forme d’insertion de la Russie qui soit différente par rapport à ce contexte mondial. En fait, cela pose la question d’une possible forme de retrait partiel de la Russie de la globalisation.