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La résistance des Vénézuéliens vaincra l’Empire – Entretien avec Vincent Lapierre

Rébellion : Vincent Lapierre bonjour, vous êtes journaliste, docteur en économie, spécialiste de l’Amérique latine et en particulier du Venezuela. Vous avez écrit une biographie de Hugo Chávez, parue aux éditions Kontre Kulture, traduit de nombreux discours de l’ex-Président du Venezuela et réalisé un documentaire sur cet homme. La situation est très tendue en ce moment dans ce pays, les médias mettent en avant des manifestations hostiles au gouvernement qui auraient fait plus d’une centaine de mort jusqu’à présent, Emmanuel Macron a même récemment déclaré que le régime vénézuélien était une « dictature ». Qu’en est-il selon vous ?

Vincent Lapierre : Une dictature dont le président a été démocratiquement élu sous l’œil vigilant et tatillon des organisations internationales, et qui a appelé les Vénézuéliens à voter dans le cadre d’un processus constituant, c’est assez original. Rappelons que Chávez lui-même, régulièrement affublé de ce titre de « dictateur », avait été élu cinq fois en son nom propre et quatorze fois sous l’étiquette de son parti. C’était en réalité l’un des dirigeants les plus légitimes au monde ! Pour diaboliser un gouvernement, l’Empire et ses affidés ne reculent devant rien. On se souvient tous de la fiole d’anthrax brandie par Colin Powell aux Nations unies et les armes de destruction massive qu’on cherche encore en Irak. Bilan : un million de morts, une région à feu et à sang depuis dix ans et des bandes de barbares en jeep se revendiquant d’un islam radical et qui font la loi lourdement armés par nos possédants : voilà le type de démocratie qu’aime l’Empire ! Non, il faut impérativement cesser de tomber inlassablement dans les mêmes pièges : le Venezuela regorge de pétrole, le Venezuela veut se libérer depuis quinze ans de la tutelle des États-Unis, le Venezuela a entrainé avec lui la quasi-totalité de l’Amérique du Sud, voilà pourquoi le Venezuela se retrouve aujourd’hui en difficulté, exsangue économiquement et diabolisé par les médias internationaux : ce pays se fait punir pour son insoumission, voilà la triste réalité !

 

 

Et ces manifestations ?

Elles font partie d’un plan global que l’on a connu maintes fois à travers l’histoire et qui porte un nom : « Révolutions colorées ». Certains de ces manifestants sont sûrement sincères : avec les sanctions économiques et financières imposées au Venezuela par la « communauté internationale », le sabotage économique des élites vénézuéliennes qui stockent des marchandises pour provoquer l’inflation et la pénurie ou encore la chute des prix du baril, le pays traverse actuellement une période très compliquée, c’est une réalité que personne ne nie. Mais ces manifestants œuvrent sans le savoir (ou en le sachant) dans le cadre d’une stratégie de déstabilisation globale dont ils ne sont que la chair à canon. À partir d’une déstabilisation économique du pays, fomentée par les ennemis intérieurs et extérieurs du gouvernement, l’objectif est simple : créer des foyers d’insurrection afin que le gouvernement raidisse sa position, fasse des erreurs tactiques puis, via une escalade planifiée de violence, que le « régime » soit finalement renversé. Les médias sont la pierre angulaire de ce système : ils gravent l’enchainement narratif dans l’esprit des gens et nous font avaler la pilule de la guerre au nom de la paix, du coup d’État au nom de la démocratie.

Pour le Venezuela, la fable est la suivante :

- 1) incompétence du gouvernement
- 2) pénuries
- 3) manifestations
- 4) répressions (donc dictature)
- 5) renversement « démocratique » de la dictature.

Dans ce glissement sémantique scientifiquement étudié, la réalité s’inverse : le putsch des puissances d’argent devient la liberté et le pouvoir populaire la dictature. La phrase d’Orwell est ici pleinement vérifiée : « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » Nous sommes dans 1984.

 

Mais le Venezuela n’est pas la principale source d’approvisionnement de pétrole pour les États-Unis. Ils ont déjà à leurs côtés l’Arabie saoudite et d’autres alliés riches en pétrole, pourquoi dans ce cas prendre le risque d’embraser la région en déstabilisant le Venezuela ?

Car l’enjeu n’est pas tant économique que géopolitique. Ces attaques ne visent pas le Venezuela en soi – on sait très bien que les États-Unis s’accommodent parfaitement de vrais régimes dictatoriaux lorsque ceux-ci servent leurs intérêts – mais la croissante influence chinoise et russe dans la région. En effet, au cours des années 2000 et à la suite de l’élection d’Hugo Chávez qui joua le rôle de déclencheur, la plupart des gouvernements sud-américains prirent un virage anti-impérialiste qui se traduisit par un rapprochement de toute la région avec la Russie et la Chine, ouvrant à ces deux concurrents des États-Unis leur marché intérieur et leurs immenses richesses naturelles. Et cela put avoir lieu, notamment, car dans le même temps l’attention de l’Amérique était portée sur le Proche-Orient : l’Afghanistan, l’Irak, les printemps arabes, etc. Ils se lancèrent dans un ambitieux remodelage du Proche-Orient délaissant ce qu’ils considèrent depuis James Monroe comme leur zone d’influence naturelle. Par ailleurs, vingt ans de politiques néolibérales imposées par le Consensus de Washington laissèrent des traces au sein des populations sud-américaines : une pauvreté terrible, des inégalités endémiques, des États-nations impuissants face aux lobbys et à la corruption des élites : la grogne sociale ne pouvait plus être contenue. Voilà pourquoi s’est produite cette échappée à la fois sociale et nationale des gouvernements sud-américains au cours de la dernière décennie.

C’est le fruit de la conjonction de trois facteurs : le contexte géopolitique, les conditions socio-économiques qu’enduraient les peuples sud-américains, et l’émergence d’hommes et de femmes capables, par leur talent notamment oratoire, de soulever les masses populaires. Bien entendu, les États-Unis, mêmes très occupés au Proche-Orient, cherchèrent à freiner cette vague, à limiter la casse et ce de différentes façons. Au Venezuela, cela se traduisit par une tentative de coup d’État contre Chávez en 2002, puis un coup d’État pétrolier suivi, devant l’échec de la méthode forte, par ce que les stratèges appellent une « guerre de basse intensité » : violence induite, infiltration de paramilitaires, sabotage économique par les élites vénézuéliennes, étranglement financier, etc. Mais la popularité de Chávez était trop grande, sa base électorale nettement majoritaire, ses politiques sociales soutenues par un prix du baril élevé portaient leur fruits : ils ne purent, du vivant de Chávez, stopper ce processus d’émancipation lancé par lui. Par conséquent, ce à quoi nous assistons aujourd’hui contre le gouvernement de Maduro, c’est tout simplement la continuité de ces attaques, lesquelles connaissent un succès supérieur à celles menées contre Chávez, en raison, entre autre, du lien moins fort qui unit Nicolas Maduro aux Vénézuéliens.

 

Justement, de quelle nature était ce lien qui unissait Chávez et les Vénézuéliens, comment le définir et quelle importance a t-il eu dans cette révolution ?

C’est la pierre angulaire de l’action politique d’Hugo Chávez. Le tournant se produisit lorsque pour la première fois le jeune lieutenant-colonel Chávez s’adressa aux Vénézuéliens à la télévision. C’était le matin du 4 février 1992 à Caracas, sa rébellion militaire venait d’échouer. Il lançait alors un appel à ses hommes pour qu’ils rendent les armes. Il annonça assumer l’entière responsabilité de cette opération militaire ratée ainsi que son cortège de morts. C’est à ce moment précis que le lien se noua. Des millions de Vénézuéliens virent un jeune homme humble, métis, comme eux – les élites vénézuéliennes sont blanches – au regard franc, parlant clairement et avec honnêteté, sans la langue de bois habituelle des politiciens. Il assumait la défaite d’une action héroïque dont ils sentirent instinctivement qu’elle avait été réalisée pour eux. Chávez était leur homme providentiel. C’est eux qui en décidèrent ainsi. Sa notoriété explosa littéralement. Des milliers de gens se pressaient aux grilles de la prison dans laquelle on l’enferma. Dès lors, Chávez multiplia les interventions dans la presse et cette faconde, au service d’une dénonciation sans fard d’un pouvoir corrompu et anti-peuple, lui permit d’être élu quelques années plus tard. Ce lien de confiance tissé entre un homme et un peuple « par dessus » les élites et sans leur aval médiatique, c’est le populisme. On comprend pourquoi ce mot est utilisé de façon péjorative dans les médias, en France et partout en Occident. Car il désigne en réalité l’opposé absolu de la démocratie de façade qui régit la vie politique dans nos contrées : des hommes ou des femmes déconnectés du peuple, tant par la classe sociale dont ils sont issus que par leurs allégeances, et qui, couverts par le système médiatique, dirigent leur propre nation vers sa dissolution dans le système-monde.

Leur idéologie, Chávez la qualifiait très justement d’ « anti-patrie », et donc d’ « anti-peuple ». Leur projet est diamétralement opposé à celui qu’il portait pour son peuple. Là où lui encourageait chaque jour les Vénézuéliens à lire, à prendre des cours de musique, à élever leur conscience, leur spiritualité, eux, défenseurs de l’intérêt des puissances d’argent, souhaitent faire d’eux des consommateurs dociles, anesthésiés par la télévision, écrasés par la précarité et baignant dans une soupe multiculturelle qui est la négation même de la diversité culturelle (tant promue dans les discours mais détruite en pratique). Chávez, par ses discours, ses actes et son être, représentait la résistance de la Nation contre les assauts du mondialisme. Il mena une bataille titanesque pour défendre et promouvoir la culture vénézuélienne, l’indépendance du Venezuela, la survie même de l’être vénézuélien. C’est en cela que ses discours avaient une profonde résonance dans la société vénézuélienne et même sud-américaine, malgré la propagande gigantesque qui fut menée contre lui par les médias nationaux et internationaux : il avait, par l’amour pour son pays que portait son verbe, réveillé l’instinct de survie de son peuple. Dans ce réveil, son charisme joua un rôle essentiel. Le populisme est bien la colonne vertébrale de la révolution bolivarienne.

 

N’est-ce pas là aussi sa faiblesse ? On voit bien qu’après Chávez, le Venezuela s’est trouvé en très grande difficulté.

Oui, car tout laissait croire aux stratèges du Pentagone qu’après la mort de Chávez, il suffirait de secouer le gouvernement vénézuélien pour qu’il tombe comme un fruit mûr. Ils ont donc accru la pression sur Nicolas Maduro en espérant enfin récupérer le contrôle de cette région qui est le point névralgique du continent sud-américain, tant par ses ressources gigantesques en pétrole, en eau et en minerai, que par sa position géographique ou sa valeur symbolique : Cuba et le Venezuela sont bien les meneurs de la fronde des pays sud-américains contre les États-Unis depuis plus d’une décennie. Reprendre l’un de ces bastions eût été une prise exceptionnelle pour le gouvernement américain et un camouflet pour les Russes et les Chinois. Mais leur stratégie n’a pas fonctionné comme ils le souhaitaient. Nicolas Maduro résiste davantage que prévu. La récente assemblée constituante qu’il a convoqué en août a contre toute attente renforcé ses positions et lui a permis de sortir de l’impasse institutionnelle dans laquelle il se trouvait : le blocage systématique de ses réformes par l’opposition majoritaire au parlement depuis bientôt deux ans.

Quoiqu’en pensent tous les médias aux ordres, ou les dirigeants de l’autoproclamée « communauté internationale » au premier rang desquels Macron : Nicolas Maduro est soutenu par une majorité de Vénézuéliens, c’est un fait incontestable. Donc finalement, l’erreur que l’on prête souvent à Hugo Chávez de n’avoir pas prévu de succession à sa présidence est en partie à relativiser. Maduro tient encore la barre du Venezuela. Et son peuple suit « l’héritier de Chávez » malgré toutes les difficultés qu’il rencontre. D’ailleurs, Hugo Chávez disait très bien à la fin de sa vie, dans ses derniers discours, citant le leader colombien Jorge Eliecer Gaitan : « Je ne suis plus moi, je suis un peuple », voulant dire par là : « Quoique vous me fassiez, je survivrai à travers mon peuple ». Cette symbiose entre un homme et sa nation au point qu’il devienne un point de mire pour les générations suivantes, c’est le stade ultime du populisme.

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