À l’issue de quelques années de recherche et de réflexion sur le peuple juif, son histoire et son influence, ma conclusion principale est que le matérialisme est véritablement le postulat anthropologique fondamental de l’hébraïsme et que, en dépit d’aménagements successifs, il demeure le soubassement métaphysique de la culture juive. Même le tribalisme, qui est l’aspect le plus visible de la mentalité juive, n’est qu’un corollaire de son matérialisme, dans la mesure où il est lié, d’une part, au primat du génétique, complété par la circoncision qui marque l’alliance « dans la chair », « de génération en génération » (Genèse 17,9-14), d’autre part, à la nature même de l’Alliance mosaïque, par laquelle Yahvé ne promet rien d’autre à son peuple que l’appropriation des richesses matérielles du monde. C’est dans la Bible hébraïque que s’enracine l’amour de l’argent que dénonce Karl Marx dans ses articles sur « la question juive » : « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle [1].
La plupart de mes articles sur le judaïsme convergent vers cette conclusion essentielle, mais je l’ai surtout argumentée dans Du matérialisme biblique au racisme métaphysique, et dans une brève intervention filmée, De l’héroïsme grec au matérialisme juif. J’y reviens ici pour répondre aux objections légitimes que suscite cette thèse.
L’anthropologie biblique est résumée en Genèse 3,19 : « Tu es glaise et tu retourneras à la glaise ». L’hébraïsme ancien se distingue des traditions religieuses d’Orient et d’Occident par la négation d’une vie après la mort qui soit davantage qu’un sommeil sans rêve dans les ténèbres humides du Shéol, ce qui est aussi proche du néant qu’il est concevable. Yahvé ne promet aucune récompense dans un quelconque Au-delà, car les morts sont « retirés de sa main » (Psaumes 88,6). Pour illustrer ce point, j’ai cité, entre autres, le cantique du roi Ézéchias qui, atteint d’une « maladie mortelle », ne se prépare pas à rencontrer son Créateur dans l’Au-delà, mais se désole au contraire de ne bientôt plus pouvoir le rencontrer dans son Temple, où Yahvé réside exclusivement. Tout ce que peut faire Yahvé pour lui, en réponse à ses prières, c’est lui accorder quinze ans de vie terrestre supplémentaire (Isaïe 38,5-11).
La logique des scribes bibliques est sans ambiguïté : Dieu n’a pas prévu d’Autre Monde pour les morts, pour la simple raison qu’il a créé l’homme immortel sur terre. C’est par leur faute qu’Adam et Ève sont devenus mortels. Dans les grandes civilisations antiques que côtoient les Hébreux, c’est la mort – la bonne mort – qui ouvre l’accès à l’immortalité. L’Autre Monde, « le pays où l’on ne meurt plus », fait donc partie de la Création. Le don d’immortalité y est souvent symbolisé par le fruit d’un arbre ou l’eau d’une source. Les auteurs de la Genèse connaissent la tradition perse, puisqu’ils utilisent un mot perse (pardès, « jardin ») pour désigner le Paradis, mais ils en ont inversé la signification : au lieu de gagner le Paradis par la mort, Adam et Éve le perdent à jamais.
Le contraste est particulièrement frappant entre l’ancienne religion égyptienne totalement orientée vers l’Au-delà, et la religion hébraïque, exclusivement orientée vers l’ici-bas, cette dernière passant de ce fait pour une « contre-religion » aux yeux des Égyptiens [2]. Tout cela est bien connu des juifs « libéraux » (par opposition aux orthodoxes). Voici ce qu’écrivait Sigmund Freud dans son dernier ouvrage, Moïse et le monothéisme (1939), qui se fondait sur une bonne connaissance des travaux disponibles à son époque :
« Nul autre peuple de l’Antiquité [que les Égyptiens] n’a autant cherché à nier la mort, ne s’est donné autant de mal pour s’assurer une existence dans l’au-delà. […]. Au contraire, l’ancienne religion juive avait totalement renoncé à l’immortalité, jamais et nulle part il n’est fait allusion à la possibilité d’une existence après la mort [3]. »
Freud a raison de préciser qu’il s’agit d’un renoncement, d’un déni, d’une rupture par rapport aux religions environnantes. Il a également raison de restreindre son affirmation à « l’ancienne religion juive », aussi appelée hébraïsme ou yahvisme. L’évolution du judaïsme au cours des deux derniers millénaires est une autre histoire. La plupart des objections à la thèse du matérialisme hébraïque porte sur le judaïsme postérieur à l’hébraïsme biblique.
Le judaïsme moderne
On me fait d’abord remarquer, à juste titre, que les juifs pieux croient à la vie après la mort. Comment est-ce possible, si la Torah nie la vie après la mort ? Distinguons deux niveaux de réponse.
Le premier niveau est anthropologique : la croyance en la vie après la mort est naturelle à l’homme. Expulsez-la de la religion officielle, elle reviendra par la fenêtre, car les hommes ne peuvent s’empêcher de se demander où sont leurs morts bien-aimés et ce qu’ils deviendront après leur propre mort. Le néant est un non-concept, donc impensable. Tous les êtres humains possèdent en eux cette aspiration universelle en une continuité de la vie terrestre sur un plan spirituel, qui fait partie de ce que Rousseau appelait, après bien d’autres, la « religion naturelle ». Celle-ci n’a besoin, nous dit-il, que de deux dogmes : l’existence d’un Dieu créateur et l’immortalité de l’âme. Notons que ces deux postulats sont logiquement indépendants : on peut admettre un Dieu créateur de l’univers matériel qui n’ait pas créé d’univers spirituel pour les âmes des morts. C’est la théologie implicite de la Bible hébraïque. Mais « l’instinct divin », pour reprendre encore une expression de Rousseau, pousse les juifs comme le reste des hommes à associer naturellement les deux. La condamnation répétée du culte des morts dans la Bible hébraïque prouve qu’il en a toujours été ainsi, et que l’interdit lévitique n’a jamais été scrupuleusement respecté [4].
Le second niveau de réponse est historique. Depuis la première rédaction de la Torah, la religion juive n’a cessé d’emprunter à des cultures étrangères, par mimétisme ou par assimilationnisme. Il y a eu principalement l’influence majeure de l’hellénisme, puis celle du christianisme, et, dans une bien moindre mesure, celle de l’islam. Deux tournants majeurs doivent être considérés : la période hellénistique et la période moderne. Commençons par la seconde.
La religion juive majoritairement pratiquée aujourd’hui en Occident est issue du « judaïsme réformé » né en Allemagne au XIXe siècle dans le prolongement du mouvement assimilationniste de la Haskala du siècle précédent. J’ai montré dans La Shoah éternelle et l’ingénierie dialectique de l’histoire que ce judaïsme réformé s’est construit essentiellement par mimétisme et détournement du christianisme. Lorsqu’au XVIIIe siècle Moïse Mendelssohn, juif assimilé et père spirituel de la Haskala, a voulu promouvoir parmi les juifs la croyance en l’immortalité de l’âme, condition nécessaire à l’élévation de l’humanité selon lui, il ne l’a pas justifiée par la tradition juive, mais a écrit un dialogue dans le style de Platon intitulé Phédon ou l’immortalité de l’âme (1767). Cela le dispensait de reconnaître qu’il empruntait la notion au christianisme, qui de toute manière la tirait de l’hellénisme. Mendelssohn n’a en tout cas jamais prétendu que la Torah enseignait la croyance en l’immortalité de l’âme. Il ne l’aurait pas pu, car le contraire était connu. Il l’est encore mieux aujourd’hui, car le judaïsme réformé – ou libéral, comme il se désigne plus souvent – a aussi admis la critique historique des textes bibliques, qui s’est développée en Allemagne au XIXe siècle. Cette situation paradoxale, avec laquelle les juifs s’arrangent de diverses façons, est le secret le mieux gardé du judaïsme moderne [5].
C’est sur le rejet de cette croyance exogène en la vie après la mort que se fondera la réaction au judaïsme réformé qui prendra la forme du sionisme. « Rien n’est plus étranger à l’esprit du judaïsme que l’idée du salut individuel », protesta par exemple Moses Hess dans Rome et Jérusalem (1862), car l’essence du judaïsme est « la croyance vivide en la continuité de l’esprit dans l’histoire humaine [6] ». Cette position et un rabbin antisioniste comme Harry Waton.
Bien des érudits avaient tenté avant Mendelssohn d’introduire l’idée d’immortalité de l’âme dans le judaïsme, mais cette idée a toujours été un corps étranger dans le judaïsme. Cela n’échappait pas au grand historien juif Heinrich Graetz, dont la monumentale Histoire des juifs en onze volumes (publiée en allemand à partir de 1853 à 1870) influença tous les pères du sionisme. Après avoir démontré que l’idéologie judaïque est, de par sa source biblique, fondamentalement matérialiste, il écrit par exemple du théologien juif Joseph Albo (15e siècle) :
« Par une contradiction singulière et qui montre avec quelle puissance agit l’influence du milieu, Albo, qui tenait à créer son système de philosophie religieuse avec des éléments purement juifs, place en tête de ce système un principe d’origine chrétienne. Il admet, en effet, que le but assigné par le judaïsme à ses adeptes est le salut de l’âme [7]. »
Aujourd’hui, beaucoup de juifs sont persuadés que le judaïsme enseigne depuis toujours la vie après la mort, car c’est ce que leurs rabbins leur disent, pour la raison que s’ils n’enseignaient pas cela, ils ne pourraient prétendre que le judaïsme est une « religion » au sens moderne du terme, et perdraient beaucoup de leur influence sur les juifs. Pour prouver leur affirmation, les rabbins invoquent les notions bibliques de nephesh et de ruah. Mais j’ai rappelé dans Du matérialisme biblique… que ces notions n’impliquent originellement rien de comparable à une âme immortelle : nephesh est la vie qui coule dans le sang des humains comme des animaux, et ruah est le souffle, lui aussi commun aux humains et aux animaux : tous deux s’éteignent à la mort.
Il faut bien sûr prendre en compte l’influence du Talmud. Celui-ci a été élaboré comme une résistance contre les influences extérieures : conçu comme « un mur autour de la Torah », il a permis aux rabbins, pendant plusieurs siècles, de « monter la garde auprès de la garde elle-même », selon l’expression talmudique [8]. C’est une forteresse mentale destinée à maintenir les juifs dans un état d’hostilité aux non-juifs, pour prévenir toute dissolution de l’identité juive dans la Diaspora. Mais paradoxalement, on trouve dans le bric-à-brac talmudique des références éparses à l’immortalité de l’âme, d’inspiration extra-biblique. Le paradoxe n’est qu’apparent, car le but général de ces références est de souligner le contraste entre les juifs, dotés d’une âme, et les goyim, qui n’ont un aspect humain que parce qu’« il ne conviendrait pas à un Juif d’être servi par un animal, mais bien par un animal à figure humaine » (Sepher Midrasch Talpioth) [9].
Il faut aussi prendre en compte la vogue actuelle du « mysticisme juif », qui doit beaucoup à Gershom Scholem. Celui-ci fait remarquer que la notion même de « mysticisme juif » n’est apparue qu’au XIXe siècle, et sous la plume d’auteurs chrétiens [10]. Scholem assimile ce « mysticisme juif » au courant kabbaliste, qui n’est pas antérieur au XIIIe siècle. La Kabbale est un fouillis impénétrable sur lequel tout peut être dit et son contraire. Je me limiterai à souligner la place qu’y tient la notion de transmigration des âmes (guilgoul), apparue au milieu du XIIe siècle dans le Sepher ha-Bahir, et développée peu après dans le Zohar. Selon une explication répandue parmi les kabbalistes, au début n’existait qu’une seule âme, celle d’Adam, qui a été fragmentée en une multitude et doit se recomposer à la fin des temps. Pour atteindre leur réintégration ultime, les âmes individuelles doivent atteindre la perfection (souvent assimilée à l’accomplissement de la totalité des 613 mitzvot). La réincarnation kabbalistique est donc largement compatible avec le matérialisme biblique, dans la mesure où elle n’implique pas d’autre existence individuelle que sous forme incarnée, et en tout cas ne s’étend pas sur cette possibilité. Notons de surcroît que certains kabbalistes modernes promettent à leurs adeptes la vie éternelle… sur terre : c’est le cas de Yehuda Berg, auteur de Immortality : The Inevitability of Eternal Life (2004) et gourou de stars flirtant avec le satanisme. Inutile d’insister sur le lien entre cette kabbale et le transhumanisme, la religion qui résume à elle seule la perversion culturelle dans laquelle nous a plongés le matérialisme, dont la racine ultime est biblique.
Le judaïsme hellénistique
Évoquons maintenant une période bien antérieure au judaïsme réformé, mais tout à fait comparable : celle du judaïsme hellénistique qui va de la fin du quatrième siècle avant notre ère au milieu du premier siècle de notre ère, soit à peu près ce qu’on nomme du point de vue chrétien la « période intertestamentaire ». La vie du Jésus historique se situe dans cette période, et les évangiles entrent de plein droit dans la littérature juive hellénistique. Durant cette période, le dualisme grec s’est infiltré dans la pensée juive dite « sapientielle », et quelques textes représentatifs de ce courant ont été inclus dans le canon vétérotestamentaire chrétien. Comme je l’ai déjà fait remarquer, c’est sur l’un d’eux en particulier que s’appuie une objection possible à ma thèse : le Livre de la Sagesse affirme que « Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité » et critique ceux qui « ne croient pas à la récompense des âmes pures » (2,22-23). Mais ce cas unique, écrit en grec à Alexandrie au 1er siècle av. J.-C., est l’exception qui confirme la règle. Même dans les textes juifs de période hellénistique, l’opinion matérialiste prévaut, par exemple dans l’Ecclésiaste, qui affirme que « tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière » (3,20), et qu’il n’y a « ni œuvre, ni réflexion, ni savoir, ni sagesse dans le Shéol où tu t’en vas » (9,5-10). Il faut ajouter que l’influence grecque a été combattue par le judaïsme rabbinique à partir du premier siècle de notre ère, et qu’aucun de ces textes grecs ne font partie du Tanakh juif.
Une place spéciale doit être réservée à l’historien juif Flavius Josèphe, qui écrivait entre 70 et 90. En chroniquant en grec l’histoire de son peuple, Flavius donna une description fortement hellénisée des croyances religieuses juives traditionnelles. C’est ainsi qu’il écrit :
« Les pharisiens croient que les âmes sont immortelles, qu’elles sont jugées dans un autre monde, et récompensées ou punies selon qu’elles ont été en celui-ci vertueuses ou vicieuses ; que les unes sont éternellement retenues prisonnières dans cette autre vie, et que les autres reviennent en celle-ci. » (Antiquités juives, XVIII, 2)
Ailleurs, il reprend :
« [Les pharisiens] pensent que toute âme est incorruptible et que celle des bons seulement passe dans un autre corps, tandis que celle des mauvais subit un châtiment éternel. » (Guerre des Juifs, II, 163)
Si l’on compare les deux passages, on est amené à supposer que, par « un autre corps », Flavius désigne un nouveau corps physique. Il semble donc attribuer aux pharisiens une croyance en la transmigration, mais d’un genre contraire à celle que l’on attribue à Pythagore et quelques auteurs grecs et latins, pour qui le retour sur terre est la punition des méchants et non la récompense des purs. Ce pourrait être significatif du mépris juif pour l’Autre Monde, si Flavius n’écrivait pas ailleurs, des doctrines esséniennes :
« Chez les esséniens, en effet, règne solidement cette croyance que si les corps sont corruptibles et que leur matière ne demeure pas, les âmes demeurent toujours immortelles ; qu’elles sont, émanant de l’éther le plus subtil, comme attirées vers le bas par une sorte de charme naturel, et s’unissent aux corps qui les emprisonnent. Mais lorsqu’elles sont débarrassées des entraves de la chair, comme libérées d’une longue servitude, alors toutes joyeuses, elles s’élèvent dans les hauteurs. » (Guerre des Juifs, II, 151-158)
Flavius Josèphe s’inscrit dans un courant qui était une tentative d’assimilation complète du judaïsme dans l’hellénisme, platonicien en l’occurrence (avec souvent une tentative d’usurpation, comme lorsque Flavius prétend que Moïse a influencé Homère et Platon). Plus encore que d’assimilationnisme, on peut parler de cryptisme. Car en vérité, les écrits de Flavius n’étaient pas destinés aux juifs, mais aux Romains de langue grecque : il s’agit d’un travail apologétique ne reculant devant aucune falsification, et l’on admet aujourd’hui que les pharisiens et les esséniens de Flavius sont des fictions : les croyances qu’il leur prête sont contredites par toutes les autres sources. De toute façon, il n’a laissé aucun héritage dans le judaïsme ; ses œuvres ne nous sont parvenues que grâce aux copistes chrétiens. Je dois ajouter, au risque de passer à nouveau pour un « récentiste », que leur authenticité et leur datation sont douteuses.
On peut dire point par point les mêmes choses du philosophe juif Philon d’Alexandrie (30 av. J.-C.-40 ap. J.-C.), qui a adopté la théorie platonicienne de la préexistence de l’âme : « parmi les âmes, les unes sont descendues dans des corps, les autres ont jugé bon de ne jamais s’unir à aucune partie de la terre » (De Gigantibus, II, 12, 15). Sans les humanistes chrétiens de la pré-Renaissance, Philon n’aurait laissé aucune trace.
La résurrection des morts
C’est dans la période hellénistique qu’apparaît la notion de « résurrection » des morts, que l’on peut aussi objecter à la thèse du matérialisme biblique. Sa mention la plus ancienne se trouve dans le Livre de Daniel :
« Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle. Les doctes resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles, pour toute l’éternité. » (Daniel 12,2-3)
Les chapitres 12 et 13 du Livre du Daniel sont écrits en grec, et probablement plus tardifs que le reste du livre en hébreu et araméen. C’est le terme grec anistanai qui est traduit ici par « s’éveiller ». Il est lié au substantif anastasis. Son sens précis est « l’action de se lever », qui répond à l’action de « se coucher », un euphémisme universel de la mort. Anastasis est donc le réveil après le sommeil de la mort. Dans la littérature grecque, anastasis signifie un réveil dans l’Autre Monde, et non pas une ressuscitation du cadavre. Dans la Bible hébraïque, il est souvent dit des patriarches qu’ils « se couchent avec leurs pères [11] », mais il n’est jamais fait référence au fait qu’ils puissent ensuite « se lever ». La vision de Daniel s’inscrit donc dans le courant hellénistique. Il s’agit en effet, de surcroît, d’une vision, à rapprocher des rêves symboliques qu’interprète Daniel.
De façon très significative, le concept d’anastasis va néanmoins être transformé dans les Livres de Maccabées pour prendre un sens matérialiste : il est question maintenant d’une reconstitution miraculeuse des cadavres mutilés des martyrs à la Fin des temps (jugée très prochaine). Cette évolution, loin de contredire le matérialisme hébraïque, le confirme au contraire : elle démontre qu’une notion spirituelle comme l’anastasis ne peut être intégrée à la tradition hébraïque que sous la forme d’un contresens grossièrement matérialiste. Cette résurrection-là se passe de toute forme d’âme immortelle.
Comme je l’ai déjà écrit, le concept de résurrection restera de toute manière marginal dans la tradition rabbinique, qui reconnaît l’autorité du Livre de Daniel, mais pas celle des Livres des Maccabées. La résurrection des morts à la Fin des temps apparaît souvent dans le Talmud, mais elle ne fait l’objet d’aucun éclaircissement. Au XIIe siècle, le grand Moïse Maïmonide en fait le dernier de ses treize articles de foi, en ajoutant que les âmes des morts attendent la résurrection dans le Jardin d’Éden. Cette dernière idée est très répandue dans la culture chrétienne médiévale depuis Isidore de Séville (VIIe siècle), et c’est là que Maïmonide l’a trouvée. Il faut surtout rappeler que Maïmonide, qui écrit en arabe, est aristotélicien et disciple d’Avicenne, et a été combattu par la majorité des rabbins de son temps.
La façon dont le christianisme a tenté d’harmoniser les notions concurrentes de résurrection des corps (d’origine hébraïque) et d’immortalité de l’âme (d’origine hellénique) est une question complexe que je ne peux qu’effleurer ici, en renvoyant le lecteur à mon livre pour plus de détails. On considère communément qu’il y a conflit, au sein même du Nouveau Testament, entre une anthropologie sémitique et une anthropologie hellénique. Le théologien protestant Oscar Cullmann en a fait le sujet d’un essai qui eut en son temps un certain retentissement : Immortalité de l’âme ou Résurrection des morts (1956) [12]. Cullmann considère la résurrection comme chrétienne, et l’immortalité de l’âme comme étrangère au christianisme. Mais cette opposition néglige le fait que le judaïsme était déjà fortement hellénisé depuis plusieurs siècles avant le Christ. Elle néglige surtout le fait que Jésus s’est prononcé très clairement en faveur d’une interprétation spiritualiste, c’est-à-dire grecque, de l’anastasis, lorsque des sadducéens l’interrogèrent à ce sujet en espérant le mettre face aux contradictions de la doctrine de la résurrection, avec le cas théorique de sept frères épousant successivement la même femme (Marc 12,18-27). Les sadducéens, prenant Jésus pour un pharisien, se référaient à la conception pharisienne classique de la résurrection, née de la littérature maccabéenne, tandis qu’eux-mêmes, fidèles à la Torah, ne croyaient à aucune forme de vie après la mort. Or Jésus renvoie dos à dos pharisiens et sadducéens, en affirmant : « Lorsqu’on ressuscite d’entre les morts, […] on est comme des anges dans les cieux. » Il ajoute une exégèse très personnelle de la Torah : « Quant au fait que les morts ressuscitent, n’avez-vous pas lu dans le Livre de Moïse, au passage du Buisson, comment Dieu a dit : “Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ?” Il n’est pas un Dieu des morts, mais des vivants. Vous êtes grandement dans l’erreur ! » (Marc 12,25-27). L’aphorisme selon lequel Yahvé est un dieu des vivants et non des morts exprimait usuellement le rejet yahviste de toute forme de culte des morts, mais Jésus en a inversé le sens, pour appuyer l’idée qu’Abraham, Isaac et Jacob sont vivants, de la vie angélique qui attend chacun après la mort.