Le croiriez-vous ?, la maladie d’Alzheimer n’en est pas une. Cette maladie est un fantôme, un mythe qui dure depuis plus de 100 ans. Nous devons les prémices de ce sinistre legs à Alois Alzheimer, neurologue bavarois, ainsi qu’à sa patiente Frau Auguste Deter. Atteinte de façon précoce de démence à l’âge de 51 ans, madame Deter, est en effet connue comme le premier cas d’Alzheimer dans le monde. Elle est passée à la postérité sous le non d’Auguste D, pour devenir malgré elle l’emblème de la maladie. Mais bien d’autres responsables leurs ont emboîté le pas pour parvenir à cette effrayante édification.
Cet article retrace l’histoire de la création d’un mythe, construit sur la définition de maladie, sur la recherche du médicament – le « chemical fix » – qui en est le corollaire, et sur les dégâts que représente le cortège de peurs que la simple évocation du nom d’Alzheimer engendre dans l’inconscient collectif. À la lumière des travaux de Philip Whitehouse [1], nous découvrirons que sous ce terme se cache un diagnostic inhumain ne reposant en fait sur aucune certitude.
La découverte
En décembre 1995, le docteur Konrad Maurer, professeur de psychiatrie à l’université de Francfort, et deux de ses collègues, fouillant dans les entrailles de l’hôpital universitaire Goethe à Francfort tombaient sur une boîte en carton remplie de vieux papiers et dossiers, datant du milieu du XIXe. Un des collègues de Konrad remarque un dossier bleu plus vieux et plus usé, et le sort de la boîte : « C’est Auguste D ! ». Les neurologues racontent à quel point ils se sont sentis comme des gamins excités face à un trésor enfoui depuis des siècles. C’est qu’ils avaient mis la main sur un des repères historiques de la médecine du XXe siècle : l’observation initiale du docteur Alois Alzheimer contenant les notes manuelles de sa malade la plus célèbre. Le matériel comportait une trentaine de feuilles de papiers, comprenant le compte rendu d’admission, quelques attestations et trois versions, en latin, en allemand et en anglais. Au passage, ce degré de culture est un fait suffisamment rare pour être remarqué. Il illustre la qualité et le sérieux du travail du docteur Alzheimer pendant toute cette période de 1901 à 1906. La lecture de ses notes révèle le clinicien accompli qu’il était, son niveau de sérieux, et son dévouement envers ses patients.
La rencontre
Le docteur Alois Alzheimer, un homme puissamment bâti, naît le 4 juin 1864 à Marktbreit, en Bavière. Diplômé en 1886, il axe ses recherches sur l’histologie et il établit des observations exceptionnelles dans les domaines suivants : épilepsie, tumeurs cérébrales, maladie d’Huntington, delirium tremens, syphilis, et ce qui est maintenant connu sous le terme de maladie d’Alzheimer. Il est engagé à l’âge de 24 ans à l’hôpital psychiatrique Agaplesion Markus, à Francfort, doté de remarquables installations, où il fera la rencontre de sa patiente. Le 26 novembre 1901, Alzheimer tombe sur le dossier d’Auguste D. Cette patiente dépressive présente des anomalies inédites. Son esprit vagabonde. Il constate un dérèglement de sa mémoire, elle parle de la mort et accumule les négligences domestiques. Épouse d’un employé de chemin de fer, la patiente accuse son mari de sortir avec des femmes du voisinage : on est en présence d’un délire congruent avec l’humeur. Les délires dans les états dépressifs peuvent être compris comme une aggravation de l’état la maladie, et l’exagération de l’humeur triste est probablement liée à la condition organique du cerveau. Le moins qu’on puisse dire est que les très nombreux symptômes observés ne permettent pas de statuer clairement sur la nature de sa maladie, qui semble d’ailleurs varier dans le temps. Mais, fait marquant, la malade est jeune. Alzheimer conclue à une dépression modifiée par un vieillissement précoce. Elle décède le 8 avril 1906.
Un an après l’évaluation d’Auguste D, la ré-étude par le docteur Alzheimer du dossier d’admission fait ressortir son incertitude manifeste : sous la rubrique « cause de la maladie », il inscrit « athérosclérose ». Dans la partie « description », il inscrit « atrophie athérosclérotique cérébrale ». Le tout est assorti d’un point d’interrogation inscrit dans la marge ! En bref, on nage en plein brouillard. La lecture de l’original allemand, formé des notes cliniques, démontre clairement que le docteur Alzheimer éprouve beaucoup de difficultés à interpréter ses entretiens avec Auguste D. Ils sont loin de fournir une vision claire de la maladie qu’ils sont censés décrire, et l’impression d’ensemble reste très confuse. Ce que la redécouverte du dossier en 1995 met en lumière, c’est l’aléatoire et le flou du diagnostic. Le livre de Whitehouse révèle l’incertitude d’Alzheimer, qui a longtemps douté et hésité. Ce problème du diagnostic le poursuivra pendant des années. Il existait pourtant, dans ce qu’on appelle les Research Diagnostic Criteria, une catégorie suffisant à tout classifier sous le terme de « syndrome cérébral organique ». À tel point que Winokur et Clayton parlent de maniérisme à propos de ce diagnostic dans The Medical Basis of Psychiatry.
Comble de l’ironie quand on considère l’effet provoqué par la seule évocation de cette maladie, la note terminale de ce précurseur mondial était… « trouble mental simple » !
Des repères anatomopathologiques incertains
Les traits cliniques fondamentaux et les données d’anatomopathologie montraient des signes aussi trompeurs pour Alois Alzheimer et ses collègues qu’ils le sont pour nous un siècle plus tard. À côtés de troubles de l’humeur importants et des troubles cognitifs, on observait chez la patiente une aphasie, une apraxie, des délires et hallucinations, ainsi que des pertes de neurones et des modifications de types athérosclérotiques, découverts à l’autopsie. Mais notez bien que l’ensemble est absolument identique aux symptômes cliniques des pathologies de démences séniles. Le premier article original en allemand peut très bien évoquer une forme dégénérative d’une maladie de type dépressive, voire bipolaire, évoluant vers une destruction neurologique et neuronique.
Alzheimer a bien remarqué la présence de plaques séniles, qui sont considérées depuis les travaux du pathologiste américain George Glenner en 1984, comme étant constituées majoritairement de protéine bêta-amyloïde. Mais malgré cette description, les chercheurs restent dans le brouillard : on ne sait toujours pas comment la plaque amyloïde fonctionne. Certains avancent l’idée qu’il pourrait s’agir d’un processus d’autoréparation du corps.
Le nœud de l’affaire
Qu’est-ce qui, dans le continuum de la sénilité-démence, permet de séparer une maladie spécifique du vieillissement normal ? Le seul élément particulier retenant l’attention étant le relatif jeune âge de la malade, Alzheimer évalua plus tard trois cas de démence présénile supplémentaires, avec l’aide de son élève et collègue italien Gaetano Perusini. Ces patients avaient respectivement 46, 60 et 65 ans. Mais malgré tout, pour ces chercheurs, la même interrogation demeurait : ces patients avaient-ils une maladie spécifique, ou présentaient-ils simplement des symptômes de sénilité plus rapidement que les autres. La véritable question qui se pose, le nœud de l’affaire est l’évaluation de ce désordre comme une entité en soi. La différence est de taille, et aura d’énormes implications.
Apparition d’un nouveau personnage dans l’élaboration du mythe
Personnage central dans la création du mythe, Emil Kraepelin est à l’époque une autorité internationale en psychiatrie. En 1883, Kraepelin avait déjà publié des manuels de psychiatrie, et ses livres étaient connus dans le monde entier. Nous verrons qu’en réalité, il est le vrai père de la maladie d’Alzheimer. En 1902, Kraepelin propose un poste à Alzheimer dans sa clinique à Heidelberg. Pour Alzheimer, la perspective de collaborer avec un chercheur de ce niveau était une source d’excitation et d’intérêt. Plus encore, cela laissait entrevoir la possibilité d’obtenir une chaire à l’université, ce qui a sans doute ajouté à sa motivation. À l’automne 1906, Kraepelin nomme Alzheimer médecin-chef, une promotion qui détourne malheureusement ce dernier de son travail et de ses recherches scientifiques. Plus tard, au cours d’une conférence, Alzheimer se prononce sur un processus particulièrement sévère de maladie du cortex cérébral à la 37ème assemblée des aliénistes allemands à Tübingen. Cette conférence n’est rien de plus que l’exposé devant 90 de ses collègues du cas d’Auguste D et de ses désordres cognitifs progressifs, hallucinations, délires, troubles psycho-sociaux et symptômes focaux en rapport avec une anomalie du cortex. Il en profite pour projeter des diapositives de plaques amyloïdes trouvées à l’autopsie. Mais le bilan est maigre. Pas d’effet extraordinaire, ni rien de bien concret n’est sorti de cette réunion. À tel point que les comptes rendus et les notes de la conférence étaient qualifiés « d’impossible à adapter pour un compte rendu résumé ». Il n’y a eu d’autre part aucune question de l’assemblée, et pas de discussion. Le journal de Tübingen relate simplement que le docteur Alzheimer de Munich avait rapporté un processus particulièrement grave ayant causé une dégénérescence des cellules nerveuses, dans un laps de temps de 4 ans et demi. Ceci était plutôt à considérer comme un échec pour Alzheimer, et a probablement augmenté son doute sur la réalité d’une maladie autre qu’une démence sénile, et ce malgré l’âge des patients. Pourtant, c’est là que commence à apparaître dans l’ombre le « label Alzheimer ».
Kraepelin tranche en faveur d’une maladie séparée
La malade est difficile à classer. Est-ce une maladie particulière, qui présente des traits caractéristiques dans ses aspects histologiques et cliniques ? Ou bien doit-on simplement l’assimiler à la démence sénile elle-même, en particulier face à l’absence du moindre bio-marqueur qui viendrait souligner cette différence ? [2]. C’est Emil Kraepelin qui va trancher. En 1910, ce dernier fabrique officiellement le terme de « Alzheimer Krankheit » [3], avec cette phrase loin de briller par sa valeur explicative : « l’interprétation clinique de la maladie est pour le moment non claire (unclear) ». Alzheimer quant à lui s’est senti très mal à l’aise avec cette étiquette éponyme, car il avait fait couramment allusion à ses réticences. On lui a forcé la main ! En effet, tous les documents montrent l’attitude d’un scientifique refusant d’y voir une forme particulière de démence, qui prendrait une place à part dans une catégorie séparée. Pour lui, il n’y a pas de raisons tenables : il hésite toujours, ne serait-ce que par l’absence de biomarqueurs. D’ailleurs, la « Nun study », qui a fait la couverture de Time en 2001 avait montré que certaines nonnes étaient très claires d’esprit, tout en ayant des plaques amyloïdes, alors que d’autres qui en étaient dépourvues étaient pourtant séniles [4]. En effet, il faut savoir qu’il y a des formes jeunes de démence sénile, comme des formes atypiques.
Rivalité et compétition
Pourquoi une référence en psychiatrie telle que Kraepelin, d’une grande rigueur professionnelle et fondamentalement attaché à la méthode scientifique, voit une maladie clairement séparée quand son collègue lui-même n’y voyait qu’une variété intermédiaire entre la démence sénile et présénile ? Selon Whitehouse, une des théories plausibles implique l’orgueil, le prestige, et la réputation, et les questions financières. Ces facteurs décisifs dans le monde de la recherche ont très certainement influencé la décision de Kraepelin. Mais il y avait autre chose. Une concurrence acharnée entre l’équipe d’Arnold Pick à Prague d’une part, et l’équipe de Kraepelin et Alzheimer à Munich de l’autre, pour déterminer qui serait le roi de la psychose et des maladies mentales en Occident. À la même époque, on cherchait à minimiser l’influence de Freud. Kraepelin partageait l’avis d’Alois Alzheimer sur les maladies du cerveau contre la théorie freudienne sur le psychisme. Le Text Book of Psychiatry de Kraepelin était déjà mondialement connu. La maladie d’Alzheimer était une aubaine de prendre la main, et de récolter plus de fonds pour continuer les recherches. Ainsi, donner le nom de la maladie d’Alzheimer, c’était marquer son territoire. Et Kraepelin faisait passer un message par la même occasion : Alzheimer, c’est mon équipe. En d’autres termes, l’origine du mythe s’explique en grande partie à travers une rivalité scientifique.
Naissance de l’empire Alzheimer
En réalité, on faisait beaucoup de bruit pour rien. En effet, de 1926 à 1935, seulement 9 articles avaient été publiés sur cette maladie. Mais distiller dans les esprits que la maladie d’Alzheimer est une maladie permet de laisser entrevoir la perspective d’un traitement. Le concept de maladie soignable va ainsi s’opposer à cette « croyance à éradiquer » que le déclin cognitif vient du vieillissement. Les cliniciens en privé reconnaissaient le contraire. Et dans la pratique, on ne posait pas le diagnostic avant 60 ans. Ainsi, la stratégie utilisée sera le mensonge scientifique. Brandir la menace de l’épidémie, qu’il faut désamorcer au plus vite, permet d’accélérer le mouvement. En effet, alimenter la peur permet de récolter des fonds auprès de ceux qui tiennent la clé du coffre-fort. Et pour avoir des fonds, il faut de la presse. Dans cette optique, ce sont les journaux grand public plutôt que les journaux scientifiques qui rendront compte des avancées. Comme toujours, on fait des effets d’annonce : Bob Buttler en 1970 nous promet de résoudre le problème d’ici cinq ans. David Pierce fait partager ses espoirs de nombreuses découvertes, mais comme toujours, ce sera sous la condition de se doter de moyens financiers adéquats. Les neuroscientifiques servent ainsi de courroie de transmission pour distiller ce concept biologique dans les esprits et le rendre indépassable. Comme souvent, c’est l’étiquette réductionniste, autrement dit un des postulats – pour ne pas dire une des croyances non éprouvées – du paradigme matérialiste qui rend la chose possible.
Pour arriver à ce résultat, il fallait une maladie, et non pas un processus naturel. Car la maladie autorise la prétention d’enlever les stigmates de sénilité par un traitement.
Stratégies thérapeutiques
Sans grande surprise, c’est le médicament qui devient le médium de la recherche, et non pas l’état de santé. Whitehouse travaille sur l’acétylcholine et se pose des questions de bon sens : pourquoi donner un bloqueur de l’acétylcholinestérase comme l’Aricept, qui n’est d’ailleurs plus aujourd’hui sur le marché ? Pourquoi ne pas donner plutôt le précurseur, c’est-à-dire les phosphatidylcholines (du jaune d’œuf et non pas du soja, NDLR) ?
Whitehouse témoigne du fait qu’il a vu sa relation avec l’industrie pharmaceutique changer dès lors qu’elle a disposé de drogues à mettre sur le marché. Et pour cause, ce scientifique de renom international préconise plutôt… des recettes naturopathiques ! « Ils voulaient me convaincre que ces médicaments étaient bons pour mes patients » raconte-il. Comme attendu, ils ne cherchaient, non pas des progrès pour le malade, mais des molécules à vendre. C’est la raison pour laquelle il a choisit par cesser d’être consultant pour les laboratoires.
Faire croire qu’un jour on guérira
Jusqu’à aujourd’hui se pose la même question : est-ce vraiment une maladie ? Ne serait-ce pas simplement un vieillissement accéléré du cerveau ? Établir ce diagnostic, en le séparant du vieillissement est inhumain. Car l’alternative est simple :
Si c’est un vieillissement, on n’en guérit jamais, ou bien l’on serait immortel. Mais on peut développer une politique de prévention qui ne passe pas par un traitement ;
Si c’est une maladie, trouver un traitement est peu crédible. Le mythe, c’est de faire croire qu’un jour on guérira ! Et le mythe est bon pour le commerce.
C’est ainsi que les patients ressortent avec a) une sacrée dose de peur, et b) une ordonnance. La crainte du verdict entretient la peur, et la croyance qu’on a « attrapé » une sale maladie.
Conclusion
Tout cette histoire se résume à peu de choses : réduire la maladie d’Alzheimer à une catégorie, pour une gloire potentielle et pour l’argent. Kraepelin et ses successeurs sont partis en guerre contre une entité qui n’existe pas et qui a été créée de toute pièce.
Les médicaments « anti-Alzheimer » ne sont plus remboursés en France par la Sécurité sociale depuis le 1er août 2018, enfin reconnus pour leur inefficacité, voire leur dangerosité par les autorités de santé. C’est le contexte idéal pour mener une réflexion de fond. Ne pourrait-on pas pour une fois s’occuper du vieillissement humainement et gentiment plutôt que d’agiter un énième épouvantail à moineau ? Sans même parler de prévention, au-delà du facteur biologique, n’est-il pas urgent de prendre en compte les facteurs biosociaux qui permettent de limiter les dégâts, et mieux servir les patients et les familles lorsqu’ils abordent la dernière partie de leur vie ? Agnès Buzyn au moment du déremboursement avait annonçait que le gouvernement « mettrait cet argent sur un accompagnement des malades d’Alzheimer ». Qui sait ? Affaire à suivre…
« On pose aujourd’hui au médecin des questions qui ne sont pas proprement d’ordre médical, mais philosophique, et auxquelles sa formation ne l’a guère préparé »
(Victor Frankl)
Le mot de la fin est ironique. Il faut savoir que de son vivant, le docteur Alzheimer a atteint beaucoup plus de célébrité et de notoriété pour l’hydrothérapie et les traitements balnéaires qu’il a développés pour calmer les patients maniaques et les états d’excitation paralytique, que pour la maladie qui porte son nom. En Allemagne, les médecins prescrivent toujours des séjours dans les stations balnéaires pour soulager leurs patients…