« Gagner avec style. » (René Lacoste, 1904-1996)
Sommaire :
• D’abord sortir du tunnel
• « Qui nous sommes et ce que nous faisons »
• Tennis-golf-régate
• Lacoste face à ses concurrents
• Français d’abord pour être Français universel
• L’avant-garde est politiquement subversive
• La bourgeoisie du sol, avant-garde pacifique
• La clé anglo-saxonne
• Liverpool, capitale de Lacoste
• Hypothèse d’un avenir prudent : demain tous en survêtements ?
• Hypothèse d’un avenir grandiose : la diversification en une marque totale
Lacoste est la marque française de vêtement de loisirs haut de gamme la plus connue dans le monde.
Certaines firmes deviennent les ambassadrices de leur nation lorsque l’épreuve du temps démontre au public mondial la fiabilité de leurs produits. Elles deviennent alors dans l’esprit du client des parties de la spécificité de leur pays d’origine au même titre que ses monuments et ses paysages. L’acheteur étranger médite certains clichés qui émanent de nos exportations avec un début de sourire tant ils chantent la vie facile, heureuse et frivole que mènent, pense-t-il, les habitants de France. Les rinceaux de feuilles d’acanthe sur les faïenceries de Gien, le jovial salut d’un Bibendum sur les pneus Michelin, les bergères qui folâtrent en habit du dimanche sur les toiles de Jouy des nappes Lin des Vosges, la robustesse colorée des marmites en fonte Le Creuset, les rayures d’une marinière Saint James que le vacancier a noué autour de ses épaules… sont autant de représentations immédiates. Mais en tout premier lieu vient le rouge sourire du vert crocodile de Lacoste brodé sur un polo en piqué de coton.
Tout objet français éprouvé par le temps devient objet de luxe. Ce luxe français ressemble à une avant-garde naïve en sa jeunesse qui s’avèrera empreinte de sagesse visionnaire 30 ans plus tard. Ainsi des créations des frères Lumière, de celles de Louis Blériot, Gabrielle Chasnel, François Pinault peut-être, ainsi de tous ces pionniers partis d’en bas. Quant à la marque Lacoste, elle est au vêtement de sport ce que Citroën est à la voiture : décalée et pourtant hiératique, intuitive et pourtant ordonnée, universelle et pourtant française.
D’abord sortir du tunnel
Les années 2019-2022 furent la traversée du tunnel de la marque au crocodile. Des choix artistiques désastreux, des contrats de licence aberrants avaient rétrogradé son style au niveau d’une collection Celio de 2004. Le minimalisme uni, le fluo, avaient rendu la marque insignifiante sur un segment Smart Casual déjà plan-plan, occupé par Boss, Ralph, Tommy, etc. Fausse route à corriger vite car Lacoste étant l’une des firmes les plus mythiques, les plus anciennes, les plus riches en signification, elle ne pouvait se permettre l’anonymat.
Lacoste heurta tout à fait le fond l’été 2022 à force de concessions faites à la mauvaise éducation des bourgeoisies Hanounah/PNL et aux coups de pression des lobbies LGBT. La tatane en mousse, le « dress down » pouvaient revendiquer une place chez Disquared, Balenciagga, Philipp Plein peut-être, mais constituaient pour Lacoste une pente qui ne pouvait que nuire à son renom forgé sur la triade qualité-fraîcheur-prestige, USP que les étrangers appellent « chic » en singeant notre accent, et qu’ils associent à la bourgeoisie française native telle qu’ils se la figurent (notion de « French Ivy », appelée chez nous BCBG). Le diktat new-yorkais du « détournement des codes pour mieux se jouer des conventions », cet esprit Jenna Lyons qui insistait avec une lourdeur graduelle depuis 2000 récitait une turlutaine apprise non chez les vrais professionnels du métier, qui eux savent comme tous les artisans que « La fonction crée la forme », mais chez les fonds d’investissement pour qui le renouvellement du capital suppose la destruction perpétuelle des collections existantes (« la mode c’est le changement »). Des destructions probablement créatrices jusqu’aux années 2010, en effet, mais guère plus loin que ce cap temporel, que cette perturbation brumeuse universelle dans la vision du vêtement, de l’ameublement, de l’hôtellerie, même de la musique. Soudain on n’y voyait plus rien. D’où les averses de samplings, covers, « hommages », reprises dans le monde musical… tendance dont le dépareillé, le déstructuré, le « nouveau baggy » renommé Jean XL correspondent au sampling transposé au vêtement. Le succès croissant de Vinted à partir de ce même point de repère de l’année 2010 fut le retour de bâton dans la figure des faux créateurs.
En 2024, pour se jouer de quelconques codes et conventions il faudrait déjà les voir normer massivement la rue, or personne ne porte plus de vêtement ni codifié ni conventionnel. L’uniforme et le complet-veston avaient disparu avec « la philosophie en chandail » des années 1960. Avant la génération Jenna Lyons c’étaient Anna Wintour et Karl Lagerfeld qui servaient de statue du commandeur. Tout horripilants que pouvaient être ces prescripteurs, ils maîtrisaient les bases des codes conventionnels et servaient de surmoi régulateur à un milieu de la mode qui fonctionne en meute, prêt à suivre le premier lièvre si quelque doyen ne les rappelle pas à l’ordre. C’est Vinted, Vulpilist et autres sites de vintage seconde main qui serviront désormais de thermomètre aux marques pour savoir ce que cherche le public des connaisseurs du vêtement. Quant aux grands principes directeurs qui structurent le dessin et la modélisation du vêtement (et que les bien nommées victimes de la mode devraient étudier pour cesser de se faire arnaquer) ils sont tous rédigés dans ces livres pédagogiques sortis entre 1980 et 2000, principes dont les auteurs Peter York, Ann Barr, Alain Soral, Ricardo Villarosa, Bernhard Roetzel ont été les grands chantres.
« Qui nous sommes et ce que nous faisons »
Lacoste trouvera toujours l’inspiration appropriée à son identité personnelle dans sa mémoire longue et dans la compréhension toujours plus profonde de la radicalité du style français permanent, organique, spécifique. Une hauteur de vue qui suppose des bases en histoire du vêtement français d’avant 1793. Depuis les partisans des Guise jusqu’aux Muscadins, les classes supérieures ont montré en France un goût constant pour la couleur judicieuse, pour le détail chamarré, pour « gagner avec style », cela très tôt, par sentiment religieux opposé à la noire austérité du calvinisme (Henri Brémond), mais encore pour des raisons de tempérament populaire profond tel que l’ont défini trois mémorialistes : « gaité » (Céline), « légèreté » (Voltaire), « douceur de vivre » (Talleyrand). Mots étonnants dans notre époque de sinistrose, d’administration et de surveillance, feu originel qui couve sous la glace et qui attend son souffle d’air.
Pour tenir la longue distance et même gagner (avec style), Lacoste doit persévérer non comme une marque de mode anxieuse de complaire aux revirements d’enfants gâtés mais comme une institution permanente qui, d’un modèle de base, peut décliner des centaines de pièces selon le principe wharolien, selon le nuancier du polo L1212. Cet esprit de déclinaison a d’autres coups à jouer, transposé cette fois aux rayures, aux carreaux, aux motifs, aux blocs de couleurs Mondrian, mouvement initié avec le bureau de style des années 1980, poursuivi avec Gilles Rosier dans les années 1990 puis avec Christophe Lemaire début 2000, et laissé lettre morte depuis. Ce développement suppose d’affermir l’assise de la marque sur ses fondamentaux historiques : tennis, golf, en les présentant avec insolence si nécessaire. Il est présomptueux de suivre les nouvelles bourgeoisies qui ignorent ce qu’elles veulent quand il faut au contraire les édifier, les éduquer aux « musts » authentiques qu’elles se disputeront par rivalité mimétique dès qu’elles auront compris en quoi ils sont décisifs. Christophe Lemaire voulait pour sa marque un « luxe démocratique », c’est-à-dire populariser l’élitisme (très ancien rêve français). Le préalable à la démocratisation est la concentration. L’extension de l’élitisme minoritaire à la majorité va requérir de puiser davantage aux grandes sources qui ont irrigué l’esprit de la marque, de remonter toujours plus en amont à leur point de jaillissement. À la source des loisirs des classes réellement supérieures se trouve une attitude aristocratique devant la vie qui s’appelle Otium, et dont nous n’avons plus idée à l’heure actuelle. Il n’est pas nécessaire d’expliquer l’Otium au public, il suffit de le lui signifier par les visuels de communication externe.
Tennis-golf-régate
Ces trois sports furent codifiés au XIXe siècle par les Britanniques, comme tous les sports, mais existaient en France déjà avant la Renaissance.
On savait qu’il en était de Lacoste avec le tennis et le golf comme de Barbour avec la chasse et l’équitation ou de Ralph Lauren avec le polo. Une marque s’appuie sur des sports qui sont hors d’atteinte pour la majorité de la clientèle mais qui véhiculent un univers si fabuleux que la seule audace de revendiquer cet univers nimbera la marque de son prestige. Ralph Lauren s’est appelé « Polo » dans le but d’attirer des clients suffisamment riches pour acheter ses cravates mais insuffisamment riches pour acheter l’écurie de polo qu’ils allaient détenir toutefois symboliquement par l’univers de la marque. Telle était la promesse de vente de monsieur Ralph Liefshitz.
Connaissez-vous un spectacle nautique plus édifiant que celui d’un voilier en mer, vent grand largue, lorsqu’il hisse le spinnaker où une bourrasque s’engouffre d’un coup, et que le bateau en quelques secondes prend dix nœuds toutes voiles bordées, bombées, immobiles, fonçant sur les vagues impuissantes à le ballotter ? De beaux visuels d’un tel moment, avec un spinnaker armorié d’un semis de crocodiles rieurs pourraient hausser l’image de marque à moindre frais. Lacoste pourrait ajouter à son assise tennis-golf l’univers voile (yachting), un loisir vraiment impayable, afin de redevenir un « must » intouchable qui ne descend pas au client mais le persuade de s’élever. Paradoxe qui est la condition de la croissance long-terme à l’encontre du marketing « push ». Les baskets bas de gamme, les grossières semelles plastiques sont un tue-Lacoste qui n’attire que les mouches en magasin, et les voleurs. Ne pensons pas que le prolétaire travailleur d’aujourd’hui qui sera le petit-bourgeois de demain ne sache pas reconnaître l’élégance sobre, objective, vers laquelle il tend. Il en était ainsi en 1995, il en sera toujours ainsi. Le peintre de la plus pure esthétique française est aussi le peintre de la sobriété, c’est Chardin. La plupart des marques actuelles oscillent de Schiele à Fragonard, un boulevard s’ouvre donc à la ligne claire. Lacoste, c’est Chardin, c’est Hergé, c’est Sempé, tout de retenue, de simplicité. Le tennis, le golf, les vacances en Bretagne, le voilier sur la mer, loisirs coûteux, donnent au plan graphique des aperçus désarmants de simplicité, presque abstraits.
Lacoste face à ses concurrents
Après 2010, le concurrent qui comprit le mieux quel boulevard s’ouvrait sur le segment du Smart Casual à forte composante nationale fut Barbour. L’île ramasse toujours la mise lorsque le continent se couche. Ce pivot anglais eut lieu lorsque Albion cafouillait elle aussi, lorsque Burberry sombrait dans le dress down (doudounes brillantes, baskets plastiques), lorsque le regretté Aquascutum fermait ses points de vente et que les Smedley, Lockie, Pringle of Scotland ne dépassaient toujours pas le cadre confidentiel des puristes du vêtement. Aux alentours de 2014 le champ était libre et Barbour relança massivement les pièces classiques pour homme que ses concurrents pensaient dépassées : les chemises tattersall, gingham, tartan, les imperméables droits à col relevable, tout cela dans des coupes aussi nettes que chez Hugo Boss. Ce fut le succès que l’on sait. Hackett et d’autres, sur le même segment, se sont bien maintenus. C’est la preuve qu’une demande existe pour un habillement traditionnel et frais qui assume son enracinement national. The Sloane Ranger Handbook nous avait prévenu en 1982. Cette demande n’est ni comprise ni servie par les marques françaises.
Les Fursac, Balibaris, Hartford, Howard’s, Husbands, Hast, Octobre, Tuffery, Asphalte, Octobre, Kidur, Lafont, Bonne Gueule, Montagut… et autres marques françaises font de belles choses mais manquent d’empreinte nationale, manquent de décision, manquent de ce caractère incisif, agressif, de cette attitude spécifique. Le vrai vêtement masculin procède on le sait de trois principes au choix : le vêtement religieux, le vêtement militaire ou le vêtement de travail, issus des trois fonctions de la division tripartite des sociétés (Dumézil). Le modéliste qui dédaigne cette injonction se fourvoie soit dans le confort japonais soit dans l’efféminé Marais. Le Japon est un pays exemplaire de civilité et de sécurité, c’est entendu. L’attitude flottante et soi-soi véhiculée par ses productions de vêtement n’est pas appropriée à une France livrée à l’occupation et à l’invasion aggravées (canaille en haut, racaille en bas, délateurs à tous les étages). Le vêtement masculin tend vers l’uniforme parce que l’homme veut être « impeccable ». C’est la femme qui veut être « belle ». Quant au Marais, il est un marché suiveur et non un marché influenceur pour des raisons d’idiosyncrasie de l’homme précieux, attitude d’attente passive. Les marques françaises sont beaucoup trop influencées par le Japon et le Marais, deux univers qui ne correspondent en rien à l’âme française toute de rudesse physique et de pudeur morale. « Français race légère et dure » disait Voltaire.
Les hommes achètent un vêtement sur des critères de qualité objective connus depuis longtemps : grammage des tissus, netteté des coutures, tenue des couleurs, et par-dessus tout précision des coupes. Des firmes comme Boss et Barbour sont à surveiller pour leur excellence dans ces domaines. Le client qui éprouve année après année l’ajustement parfait de la pièce dont il ferme le dernier bouton sans que jamais nulle partie ne soit ni lâche ni serrée sera un client fidèle et cela suffit à une marque. C’est sur ce point que Lacoste peut s’améliorer. Les emmanchures gagneraient à être ajustées, les cols de polo à monter davantage et l’opportunité de les rigidifier un peu pourrait être étudiée. Cela suppose d’assumer un certain parti-pris, de modérer les gammes « Live » et « Unisex ».
L’avenir continuera à sourire au crocodile vert à condition que ce dernier poursuive la réforme initiée janvier 2023 pour renouer avec le grand style 1980-2000 qui avait tant porté chance à la firme, en misant sur un bureau d’étude fait de stylistes et surtout de modélistes qui connaissent vraiment le vêtement, savent utiliser le nuancier, comprennent les principes d’énergie, de prestige, de légende dont l’image de la marque est imprégnée et qui en font sa spécificité au plan mondial.
Un exemple avec les collections de sport anciennes qui osaient les rayures et les carreaux. Du travail hardiment réalisé, du stock garanti épuisé chaque saison. Il suffit de les relancer, actualisées, en gardant intacte la dimension sportive, l’audace, la fraîcheur, la promesse de mouvement… et l’arrière-plan traditionnel, hiératique, exprimé par des rayures, damiers, carreaux, figures régulières qui connotent l’ordre. C’est cette synthèse des contraires qui génère l’énergie de la marque Lacoste, comme le font le pôle plus et le pôle moins en électricité.
L’audace et l’ordonnancement sont, par hasard, les soubassements du futurisme italien de Marinetti et de l’Art déco européen, mouvements d’avant-garde qui se firent connaître du grand public précisément à l’époque où René Lacoste fondait sa marque. C’est ici l’ADN de la marque comme disent les départements communication, et un mystère c’est-à-dire une vérité fondatrice que l’on ne finit jamais d’explorer.
Mais gare aux nuages noirs. Si Lacoste, ce qu’à Dieu ne plaise, se soumet encore à la propagande du pouvoir politique en place par exemple à propos des nouvelles théories du genre, cède par « consentement sous emprise » aux coups de pression d’idéologues qui ne connaissent rien au vêtement, alors la marque perdra son caractère distinctif, de là, son caractère attractif et d’autres marques ramasseront comme le corbeau de la fable, le fromage lâché par maître Croco. C’est une grave erreur que de chercher à complaire aux clientèles hipsters, ambiguës-snobs, « arty ». D’abord parce qu’elles sont l’arrière-garde des vrais mouvements underground de contre-culture (l’ouvrage éponyme de Jean Rouzaud le démontre). Et puis parce qu’elles n’ont pas de pouvoir d’achat (Dossier « Crevards in France » de Teknikart, 2003, numéro 75)
Les clientèles fidèles, cœur-de-cible de toutes les marques-institutions, sont les 1/hommes, 2/caucasiens, 3/qui travaillent, 4/qui ont des familles. Quant au groupe précurseur parmi cette bourgeoisie dans le monde, un siècle d’enquêtes de marché a suffisamment démontré combien la jeunesse anglo-saxonne préside aux tendances socio-style futures. L’immobilier de loisir des années 1960, la Thaïlande des années 70, les parcs d’attraction des années 80, les gadgets high-tech des années 90… sont tous des marchés aujourd’hui universels ouverts jadis par cette clientèle précise qui a converti à sa suite les publics suiveurs. Ces clients premiers sont les prescripteurs de toutes les bourgeoisies du monde parce qu’ils sont les défricheurs, les inventeurs, les compilateurs, les catalyseurs, les trieurs de l’ancien et du nouveau style. C’est cette clientèle qui dit le classique. Pas de jugement de valeur ici. Nous disons à qui veut l’entendre la vérité commerciale telle qu’elle est, non telle que les idéologues voudraient qu’elle soit. Si l’objectif numéro 1 de Lacoste est d’asseoir davantage sa position sur les marchés anglo-saxons qui génèrent la majorité de son CA, le terme « franciser » demeure un beau mot du dictionnaire, et franciser les clientèles premières un beau projet, même à New-York, pour qui n’a pas honte d’être né rue des Alouettes à Pacy-sur-Eure.
Les marques « étoiles filantes » comme Abercrombie, Diesel, Philipp Plein, Moreschi, Disquared, Moschino et autres Von Dutch sont sujettes à ringardisation rapide. L’engouement qu’elles ont suscité ne provient pas des clientèles solides mais des publics suiveurs qui travaillent dans des métiers parasitaires ou qui ne travaillent pas (Marais, banlieues, hipsters). Sourds à la division tripartite qui préside au vêtement, ces clients cherchent l’attribut tapageur qui les fera remarquer, et croient que les caractères fonctionnels du vêtement sont obsolètes. Les marques « étoiles filantes » doivent briller ou disparaître ; or, en brillant, elles éblouissent, et le regard s’en détourne vite.
Français d’abord pour être Français universel
Quelle autre marque produira aux publics cœur-de-cible le vêtement de loisir frais et « chic » (en français dans le texte) qu’ils attendent, pour lequel ils sont prêts à payer, mais qu’ils ne trouvent guère plus que de seconde main sur Vinted… ou neuf chez d’autres comme les Lyle & Scott, RL, Tommy. L’expatriation vous renseigne sur l’image de Lacoste. À Hong Kong, en Allemagne, Espagne, Italie, Angleterre, Belgique et Hollande, les classes aisées perçoivent Lacoste comme le Preppy Ivy appliqué à la France nous l’avons dit, soit une version incisive (sharp) des catégories Smart Casual et Sportswear. Mais ces publics ont du style français une image encore vague tandis qu’ils associent immédiatement le style britannique au tartan de Barbour. Il faut que le client étranger puisse identifier la marque française par un élément graphique réplicable sur tous supports, motif à la fois simple, historique, reconnaissable et flatteur. Cela pourra être des rayures marinières, un semis fleurdelisé, le pictogramme de l’hermine bretonne, le navire du blason parisien, le carreau Mondrian, le dominoté Antoinette Poisson par exemple pour habiller une doublure ou un revers de col, une section de scène champêtre de Jouy… Mille symboles forts existent. Lacoste a déjà le crocodile brodé et cela suffit. Avis aux autres marques nationales, donc…
Les carreaux et rayures que la clientèle notamment asiatique aime trouver dans le vêtement anglais « outdoor », dans le vêtement américain « country », peuvent se transposer, francisés, au vêtement français de vacances à La Baule, de tennis à Roland-Garros, etc. L’Allemand Hugo Boss, les Anglais Barbour, Hackett, l’Américain Ralph Lauren ont la qualité, ont la fonctionnalité, mais demeurent un peu « boring ». Le vêtement français de sport a ici un coup à jouer en dosant dans un vêtement environ 2/3 de classicisme et 1/3 de folklore. Réussir ce coup de maître est à la portée de certains stylistes actuels qui aiment, respectent et connaissent le pays au point de réussir à charmer les clientèles qui ne le connaissent pas.
Avec sa gamme de vêtements de sport et sa gamme de vêtements de ville, Lacoste est la seule firme qui ait le potentiel de concurrencer les marques italiennes de sport d’un côté, et les marques anglo-saxonnes de ville de l’autre côté. Lacoste est la seule firme qui détienne en propre le savoir-faire des deux branches complémentaires du casual, le casual-sport et le casual-chic, totalité que les italiens et les anglo-américains maîtrisent de manière parcellaire. En effet un client a le choix entre le vêtement de sport italien de Sergio Tacchini, Fila, Ellesse, Diadora, CP Company… ou le style anglais smart de Fred Perry, Hackett, Ben Sherman, Barbour, Aquascutum, Hilfiger et Façonnable. Mais c’est l’un ou l’autre. Ellesse ne produit pas d’imperméables et Barbour ne produit pas de survêtement. Cette continuité du casual n’est disponible que chez Lacoste dont le catalogue couvre l’intégralité du spectre casual. On pourra objecter que Fred Perry couvre aussi tout le panel, du survêtement au butcher coat. Vrai. Toutefois la marque Fred Perry, issue du mouvement skin, très ancrée dans les sous-cultures du rock, n’a jamais réussi à englober les nouveaux publics rap émergeant à partir des années 90. Seul Lacoste a su le faire et vendre tant à Dave Hewitson qu’à Clint Eastwood, à Damon Albarn qu’à Arsenik, mais encore à Jacques Chirac, à Richard Nixon, à Michel Audiard, à Hunter S. Thompson, à Dominique Venner, Marcel Bigeard, Lino Ventura, Bourvil, Liam Gallagher… En 1995, on pouvait voir les fameux survêtements portés tant par les personnages du film La Haine que par Jean-Marie Le Pen. Lacoste est porté par des notaires et par des dealers, par des hipsters et par des hooligans, par des yuppies et des tradis, par des enfants et des patriarches. Lacoste est plébiscité dans le monde mais sous-évalué dans son propre pays, paradoxe typique d’une universalité toute française dont d’autres gloires nationales ont souffert dans le passé : la diplomatie parallèle de Philippe Berthelot, les intuitions algébriques de Poincaré, les principes économiques de Frédéric Bastiat et de Pierre-Joseph Proudhon, les trucages graphiques de Georges Méliès… nul n’est prophète en son pays.
La vitesse à laquelle partent sur Vinted les survêtements Lacoste des années 90, la persistance du succès des contrefaçons imitant la signalétique de ces années, enfin la cote que prennent les pièces vintage vendues par les passionnés (girolles, tricots col V et ensembles de sport), sont trois autres preuves d’une vraie demande du public pour le classicisme. Phénomène identifié aussi par les archivistes Gauthier Borsarello et Marc Beaugé dans les dossiers du magazine L’Étiquette.
L’avant-garde est politiquement subversive
L’augmentation du prix des places a trié les détenteurs d’abonnement au stade de football. Autrefois beaufs et prolétaires ils sont devenus en 35 ans petits-bourgeois sous la morsure de la crise économique. « Promotion ou expulsion » (up or out)… Objet d’étude peu goûté des universitaires, ils forment la partie « physique » de nos bourgeoisies post-boomeuses plutôt molles.
Ce public présente une idiosyncrasie de tension du « chic » et du « dur », catégories que le pouvoir à intérêt à diviser pour régner sur des tertiaires-efféminés-précieux d’un côté et sur des beaufs-muscu-bière de l’autre. C’est un public en général critique du pouvoir officiel, une bourgeoisie critique de la bourgeoisie-bohème efféminée, et critique du sous-prolétariat prédateur. Leur tension féconde la vie, et elle bat plus fort chez eux. Ils ne se voient pas comme une classe. Mais nous qui savons qu’ils sont une classe devons ici en tracer quelques contours.
Cette classe est en Europe une avant-garde culturelle qui cherche à raffiner ses codes tout en entretenant une capacité de dissuasion physique. Jay Montessori, Dave Hewitson, Neil Primett, les hommes du mouvement « against modern football » sont les doyens qui peuvent le mieux parler de l’évolution d’un mouvement né il y a presque 50 ans.
Une preuve parmi cent autres de son coup d’avance sur les autres classes se trouve dans la chronologie de l’adoption des fameuses marques de Massimo Osti [1], CP Company (vêtements à capuche avec lunettes noires intégrées au tissu), et Stone Island (logo « rose des vents » qui peut aussi se lire comme une croix celtique, emblème de religion rayonnante, d’aryanité civilisatrice du monde, qui fut aussi celui de la droite NR française depuis l’OAS jusqu’au GUD). Deux marques complémentaires d’une totalité dialectique, avec CP Company prisée pour sa furtivité au moment de la généralisation des caméras mi-90, et Stone Island choisie pour l’équivoque subversive de son logo. Cet engouement, on le comprend, procédait de détournements « fin » (Stone Island) et « fun » (CP Company), d’une découverte d’un nouveau code de reconnaissance interne à une classe très précise, celle des Blancs pan-européens renseignés sur leur histoire, exercés physiquement, avec une forte conscience de leur vocation. Hommes qui revendiquent le droit du sang comme seul critère de filiation légitime pour habiter l’Europe, les gens dits « de la mouvance identitaire » ont ceci de curieux qu’ils sont les seuls hommes légitimes pour habiter leur terre selon les traditions mêmes des cultures qui viennent les y envahir. Doigts pointés sur les contradictions de la moraline contemporaine leur insolence a depuis longtemps allumé à leur encontre le ressentiment des publics mainstream passifs… Ressentiment excité par le pouvoir, il est vrai.
CP Company et Stone Island ont été, dans les années 2020, adoptées par d’autres classes au premier rang desquelles les classes « homosexuels sophistiqués », celles dites « racailles » et celles enfin dites « antifas », soit les classes qui étaient ciblées par la gamme Lacoste « Live ». Récupérations aussi tardives qu’inattendues, ces bizarreries procèdent-t-elle d’une ignorance des codes du néo-fascisme qui sera camouflée en « appropriation » pour sauver la face ? Où est-ce la preuve la plus formelle de la fascination honteuse des classes suiveuses pour l’avant-garde européenne ? La seule donnée objective est la chronologie. CP et Stone Island pensées pour la bourgeoisie en 1975, furent détournées par les Football Casuals à partir de 1988 et adoptées par les classes suiveuses à partir de 2020.
Quant à la marque au crocodile, elle opérait déjà longtemps auparavant une croissance lente et sûre auprès des bourgeoisies classiques tout au long des années 1930 à 70. À partir de 1977 le club de Liverpool FC issu de cette ville portuaire faite de dureté ouvrière des dockers et d’avant-garde musicale présentait le terrain favorable au lancement d’un nouveau mouvement culturel, à l’instant où le punk londonien s’essoufflait. Le mouvement anglais New Wave donna à Liverpool la sous-culture Casual, décrite par Dave Hewitson dans Liverpool’s Boys are in Town. Les supporters de ce club suivaient en « dep » leur équipe vainqueur du championnat appelée en coupe d’Europe à concourir sur le continent. L’Allemagne retint leur attention pour les « trainers » Adidas, l’Italie leur ouvrait les portes des « track tops » Ellesse et Tacchini tandis qu’en France ils découvrirent étonnés les coupes-vent K-Way (film Awaydays) et les ensembles Lacoste (livre 80s Casual). En 1980 les supporters anglais rivaux, notamment ceux des douze clubs londoniens (pour qui les nordistes et surtout les Scouses sont aux Parisiens ce que sont les Marseillais), portaient encore les flare jeans et les donkey jackets des classes ouvrières locales. Pourtant la mode Football Casual (à ne pas confondre avec Smart Casual) fit son chemin même à Londres. Cette avant-garde de jeunes Blancs régionalistes influença les classes suiveuses à partir de 1989. D’abord quelques rappeurs américains et leurs fans (Sear, Get Busy), puis après 1994 les jeunes de banlieue avec le phénomène racaille conforté par le film La Haine, le groupe NTM et les éducateurs trotskistes anti-Français. Les homosexuels friqués prirent la tangente lors de la fièvre Citébeur début 2000 puis les antifas suivirent, tournant 2010.
Quelles sont les cultures underground aujourd’hui ? On les passe en revue comme autant de sujets de plaisanteries : le punk, le queer, le skateboard, le rap, le porno, le DJ-ing, le militaria, les squats, les teknivals… servent parfois de divertissements ponctuels à des lycéens en déshérence de nos jours. Ces mouvements n’inquiètent en rien le pouvoir, n’osent rien contre le pouvoir, ne savent même pas ce qu’est le pouvoir. Les mouvances anarcho-autonomes, communautaires hippie, ont vu leur compte réglé une fois pour toutes par le film Problemos. Quelle subversion peut rester debout lorsque le marché permet tout et que le pouvoir règlemente tout ? Trente années de MTV et d’Erasmus ont ringardisé, repucelé la jeunesse pour 100 ans. Même Vice Magazine s’est éteint d’insignifiance dans une société de vicieux devenus mainstream par le nombre. Le néo-fascisme est le seul mouvement underground vivant (avec peut-être le graffiti vandale), précisément parce qu’il est le seul interdit, le seul chassé, le seul qui soit dangereux à porter. « Le sang des martyrs est une semence de chrétiens », dit Tertullien. C’est par la persécution elle-même que la Vérité traverse l’Histoire et non par la prospérité. Les Sébastien Deyzieu, les Julien Quenemer, les Yann Lorence et des milliers d’anonymes sont les martyrs d’une autre Église, minoritaire elle aussi, mais anonyme et raciale, qui se régénère dans le temps par le culte des camerati caduti. « Trop seul pour qu’on te craigne, trop blanc pour qu’on te plaigne », dit l’adage. Lourde est la couronne de la vraie avant-garde, celle qui n’a que des risques à offrir et nulle médaille à décerner hors le prestige interne, mais les vrais savent, et cela suffit.
Revenons à l’étude de marché du vêtement Football Casual. Qui vend aux abonnés de stade vendra bientôt au monde. Qui vend aux néo-fas underground vendra bientôt aux cultures suiveuses : homosexuels, banlieue, antifas, hipsters, queers. L’avant-garde prend son temps, elle met parfois 20 ans à pénétrer les clientèles suiveuses et 25 ans à pénétrer les clientèles mainstream (bobos, geeks), parfois 30 ans… mais elle y parvient. Le paradoxe est là. Aucune marque n’assumera de vendre aux néo-fas honnis et même si elle le faisait (Pivert Italia) eux-mêmes s’en détourneraient d’instinct. « Je ne veux pas que mon environnement ait une influence sur moi, je veux moi, avoir une influence sur mon environnement », articule Costello dans la scène d’ouverture du grand film crypto-fasciste Les Infiltrés (2006), fresque grandiose sur le déclassement, la loyauté, la frontière floue entre la mafia et l’État.
Comprendre que :
• La classe qui tire l’opinion publique est la bourgeoisie. La clé de la bourgeoisie est la bourgeoisie historique avec ses codes, son éducation, ses hauts standards, son ascèse, son éthique de travail, son exigence envers elle-même, sa discrétion, sa conscience de soi.
• Au plan chronologique le vêtement de loisir haut de gamme est 1/ destiné à la bourgeoisie, 2/ détourné par l’avant-garde, 3/ adopté par les classes suiveuses, 4/ répandu auprès de l’ensemble du public.
• « L’adolescence, dans les classes aisées, est fasciste d’instinct » (Mauriac). Le fascisme est une contre-bourgeoisie. Les classes suiveuses sont un contre-fascisme au service de la bourgeoisie internationale appelée ploutocratie. L’ensemble du public restant se laisse porter au gré de tous ces rapports de force, c’est la majorité silencieuse, appelée mainstream.
L’avant-garde combattante est intranquille, insatisfaite, irritée. Elle cherche au-dehors d’elle sa complétude et tend vers un idéal. Il n’en n’est pas ainsi de l’autre avant-garde, la bourgeoisie, plus nombreuse, plus insérée, plus riche, mieux établie, en un mot "pépère", car c’est le rythme intérieur qui forge l’attitude devant la vie et c’est le psychologique qui induit le sociologique.
La bourgeoisie du sol, avant-garde pacifique
Les publics solides, les clients fidèles, sont des peuples heureux, des êtres bien dans leur peau, des femmes féminines et des hommes masculins qui reviendront toute leur vie acheter la marque de leurs jours heureux. Peu sensibles aux « musts » et aux « trends » leurs critères d’achat de vêtement sont la fiabilité, la sobriété et le classicisme teinté d’une touche distinctive. Le nivellement « unisex » fut une catastrophe esthétique dont la raison honteuse était l’économie d’échelle sur le coût marginal de production. En ce sens le lancement par Lacoste des nouveaux polos L.12.D exclusivement féminins est une bonne nouvelle.
De nos jours, chaque samedi dans les villes de Madrid, Barcelone, Milan, Rome, Paris, Lyon, Marseille, Lens, Bruxelles, Rotterdam, Francfort, Dresde, Munich, Dortmund, Brême, Hambourg, Londres, Birmingham, Newcastle, Glasgow, et des dizaines d’autres villes européennes, les stades de football de 20 000 à 90 000 places affichent complet. Le peuple qui vient garnir les tribunes pendant le match a le temps de regarder le jeu et de regarder les autres spectateurs. Les intentions d’achat se déclenchent ici par comparaison, influence, échange, curiosité, et les vêtements des uns et des autres comptent comme au théâtre jadis pour une bonne partie du spectacle.
Les connaisseurs du vêtement Casual sont les vrais prescripteurs, leaders d’opinion, influenceurs non-sus et avant-garde belliqueuse de notre avant-garde pacifique. Cette dernière classe, travailleuse, payeuse, insérée, âgée aujourd’hui de 30 à 65 ans dispose désormais d’un pouvoir d’achat, elle sait reconnaître la qualité puisqu’elle est assise sur 15 à 50 années d’expérience à sélectionner dans les collections les pièces dignes de la culture.
Les canaux de distribution du coûteux vêtement Casual d’avant-garde sont désormais tous en Angleterre (Atom Retro, Stuarts London, Terrace Menswear, Scotts Menswear, 80’s Casual Classics), en Hollande (Casual Lads), en Allemagne (Casual Couture), mais jamais en France. À quand un petit séminaire de motivation des revendeurs ? Sur ces sites, Lacoste fait souvent pâle figure à côté des autres marques historiques restées fidèles au classicisme européen. Les doyens détaillants et prescripteurs Neil Primett et Dave Hewitson confessent tous deux leur prédilection de jeunesse pour Lacoste, goût hélas frustré par la fadeur des capsules récentes pendant que les marques italiennes déroulent, pendant que d’autres marques montantes comme Pretty Green, Foot Corner, Terrace Cult, occupent la place que Lacoste leur cède, simplement en lui prenant ses archives (et quelques PDM).
Dans le film The Firm de Nick Love (2009) les bagarres Millwall contre West Ham donnent à voir les deux modalités complémentaires de l’habillement casual : le smart contre le sportswear. L’imperméable droit au col remonté contre le survêtement aux couleurs voyantes. Comme le symbole de l’unité dans le taoïsme, le vêtement chic et le vêtement sport sont deux parties complémentaires d’un tout. Le vêtement sport est la version rue du style ville. Le vêtement smart est la version ville du style rue. Le casual-rue est l’homme de terrain du casual-smart et le casual-smart est l’homme comme-il-faut du casual-rue, chacun ayant besoin l’un de l’autre dans une société idéale où il n’y a pas de lutte des classes mais des intérêts communs. Les deux styles permettent d’habiller selon l’occasion l’homme généraliste. Opter pour l’un en reniant l’autre est une mutilation et une hémiplégie. Le vêtement masculin ne sert pas à produire un effet (rôle du vêtement féminin) mais à remplir une fonction : s’adapter aux formes du corps, s’adapter aux mouvements requis par les activités de la journée. Anatomie : nature. Mouvement : fonction. L’homme ancien changeait de tenue et demeurait la même personne : tenue de travail, tenue d’intérieur, tenue de dîner, vêtement du dimanche.
Dans le casual, les médiations par lesquelles on passe du survêtement au jean-track top puis au jean-col roulé-imperméable sont analogues au plan de l’esprit aux médiations par lesquelles on passe d’un esprit voyou-prédateur à un esprit voyou-assagi puis à l’étape gentilhomme (covert-coat et chaussures cirées). Idem pour les chaussures : la tennis, le loafer, le brogue, dans cet ordre. Dans le vêtement tout est figure d’un esprit par des médiations qu’il faut respecter comme des sas pour circuler. Il est présomptueux de sauter du style survêtement-voyou au style habillé-gentilhomme.
La raréfaction des bagarres de hooligans depuis 20 ans est une bonne nouvelle. L’enracinement régional, le droit du sang et le courage physique sont des catégories nobles et il devenait incongru en période d’invasion aggravée de laisser encore s’affronter Longeverne et Velrans dans une guerre des boutons alors qu’ils vivent des mêmes principes. Reste aujourd’hui à poursuivre l’exercice, l’entraînement physique, la vigilance, la légitime défense pour dissuader les agresseurs potentiels. « Seul le jaloux a un projet. » (Alain Soral) Ainsi la Culture, comme l’appellent les anciens, reviendra à la fraîcheur de ses débuts : les bandes d’amis, la bonne musique, les beaux vêtements.
La clé anglo-saxonne
Le gage de solidité d’un positionnement, d’une marque, d’un produit, d’un business model, est l’abondance de clientèle anglo-saxonne. L’indice infaillible qui marquait le potentiel du nouveau marché du bistro-cantine modèle « Bouillon » début 2000 était la soudaine abondance de clients anglo-australo-américains. Le référencement tardif de Chartier dans les guides de voyage anglo-saxons fit exploser l’affluence. Les premiers bouillons parisiens remontent à 1860. Chartier, fondé en 1896, était la seule enseigne du genre encore existante début 2000, c’est-à-dire que cette cantine a mis 110 années pour percer vraiment la glace et voir la floraison en 15 ans des nouvelles cantines populaires : Chartier Montparnasse et Chartier Gare de l’Est, Bouillon Pigalle, Bouillon République, Brasserie des Prés, Brasserie Dubillot, Bellanger… Et leurs versions bistronomies plus pointues Le Baratin, L’Ami Jean, Le Comptoir, Quedubon, Le Verre volé, Le Repaire de Cartouche, Racines et surtout Le bistro Paul Bert dont la clientèle d’Australiens ne désemplit pas (reconnaissables à leur bonnet gardé sur la tête pour dîner). Ce modèle de restauration va désormais s’exporter dans le monde entier en tant que cuisine spécifiquement française. Au moment de la généralisation des pizzerias dans les années 80, si propices au « déjeuner de trente minutes chrono », la cuisine française a souffert de cette image statufiée Bocuse, Escoffier, Le Bec Fin. Nous n’avons jamais mangé de Canard à l’orange et au sang et n’en voulons à aucun prix. C’est cette cuisine proudhonnienne populaire toute d’intelligence, de vitesse et de simplicité qui rendra justice au pays. Le Français en bute à l’hostilité étrangère et à l’indifférence nationale met longtemps à comprendre qui il est par rapport aux autres, mais lorsqu’il le comprend et reste loyal il rencontre de beaux succès.
Il en est de Lacoste comme de Chartier. Tout objet francais bien pensé devient objet de luxe à l’étranger.
Liverpool, capitale de Lacoste
« Cette marque a eu un succès constant à Liverpool. En Mars 2004 elle a enfin inauguré dans notre ville un magasin non loin de Wade Smith, dans le centre-ville. Le détaillant Wade Smith écoulait chaque année un stock Lacoste si important que le président de la marque, monsieur Lemaire [en français dans le texte], lorsqu’il fit le déplacement pour inaugurer la nouvelle boutique, déclara que "Liverpool est en quelque sorte la capitale mondiale de Lacoste et cette situation ne montre aucun signe de ralentissement". Dans les années 90 à Liverpool, l’offre n’arrivait pas à suivre la demande, au point que ma femme et moi faisions des aller-retours à Woodbury Commons (New-York) avec des valises vides pour les remplir de Lacoste outlet et les revendre deux fois le prix une fois rentrés ». (Dave Hewitson)
Hypothèse d’un avenir prudent : Demain tous en survêtements ?
Henri de Lesquen, qui ne dit pas que des bêtises, faisait un jour cette remarque. « Loi de Volkoff : le vêtement négligé d’une génération devient le vêtement chic de la génération suivante, avant d’être déchu à son tour comme prétentieux et ringard. Pour les hommes, après le costume à la française, on a eu successivement la redingote, puis le "smoking" ou veste de dîner, puis le costume-cravate, puis la simple veste, puis le chandail, enfin le polo ou le maillot… Aujourd’hui, les milliardaires de l’informatique qui plastronnent à la télévision s’habillent comme des gueux. »
L’histoire des hommes est l’histoire d’une chute, l’histoire adamique de la chute. Dans l’hypothèse d’un avenir très dress down où le survêtement deviendrait la tenue banale à tout âge, cette pièce devra être pensée comme une toilette complète, à porter sans manteau ni sacoche. Les modélistes auront soin de pourvoir la veste et le pantalon du survêtement de poches nombreuses, vastes, bien pensées, intérieures, extérieures, et d’au moins deux qui soient munies de fermoir zippé.
Pour anticiper le ballon, le bureau d’étude Lab a récemment pris la bonne décision d’améliorer les matières, conservant l’offre classique de nylon et lançant d’autres ensembles, de meilleure qualité, dans un alliage coton et polyester comme le font depuis longtemps Sergio Tacchini (gamme Archivio) et Ellesse (gamme Heritage). Les matières les plus flatteuses à porter ont toujours un rendu mat à la lumière et une texture granuleuse au toucher : chambray, oxford, denim, tweed, piqué, et ici l’alliage polycoton. Matériau plus performant, plus durable, plus joli que le nylon tissé, il participe à la qualité de finition des modèles Rimini et Roma chez Ellesse. De bons signaux chez Lacoste vont en ce sens avec le récent modèle de survêtement Paris.
Lacoste a tout à gagner à se positionner à nouveau comme la référence du survêtement haut de gamme car la demande existera, toujours d’une part, et que la marque a derrière elle une longue expérience d’excellence en la matière lors de la période 1980-2010, d’autre part. Crédibilité, notoriété, légitimité du « survêtement parfait », forcément Lacoste.
Hypothèse d’un avenir grandiose : la diversification en une marque totale
Les marques textiles d’entrée de gamme H&M et Zara se sont lancées dans le mobilier d’intérieur avec le succès que l’on sait. Saint James, marque française de vêtements de laine produits en Normandie, utilise son café français de Corée du Sud comme une vitrine pour la visibilité de ses collections. Si l’avenir de Lacoste est d’oser à son tour l’ambition d’une marque totale, nous avons vu qu’Armani a lancé une gamme de meubles, des bars et des hôtels, que Ralph Lauren dirige des lignes d’équipements de salon et de bureau et ouvre des restaurants, que Barbour s’est étoffé d’une offre en équipements de moto, en accessoires pour animaux de compagnie, en articles de vaisselle, en matériel de pique-nique. Ainsi l’Italie, l’Amérique et l’Angleterre ont chacune leur marque totale contenant en elle-même le suc de la culture nationale par des gammes qui couvrent un spectre si large qu’elles en deviennent des institutions, des vitrines de la nation elle-même. Pourquoi ces entreprises étrangères ont-elles sauté le pas ? Parce qu’elles ont chacune cherché et trouvé dans le génie particulier de leur nation un manifeste esthétique pour leur marque, un langage muet qui parle immédiatement aux clientèles mondiales.
Quelles pourraient être chez Lacoste les modalités du chemin vers une marque totale ? Probablement certains éléments qu’associent les bourgeoisies étrangères à la France. Les chaises en osier des cafés parisiens, le buffet bas Art déco, l’armoire en bois sculpté, le dallage noir et blanc des entrées de château, le segment d’un parterre de jardin à la française, les entrelacs bleus de la vaisselle rouennaise, le rotin, le cannage, le tressage, pourraient être des options à considérer. Connaît-on assez la ravissante ambiance que jette une tapisserie d’Aubusson éclairée par le faisceau directionnel d’un spot de plafond dans une pièce obscure ? La méridienne Empire, le lit de repos Louis XVI, la nappe en lin, l’ornementation du bâti haussmannien sont encore d’autres éléments qui attendent de nous un regard plus attentif pour trouver comment les replacer dans le sens des temps actuels.
Dans la quête du style national, le boudoir, l’alcôve, le macaron sont les « fussy things » d’un style Marie-Antoinette connu pour s’exporter assez bien. Les chartes graphiques plus simples de maisons d’édition traditionnelles de la rive gauche sont à étudier pour leur lettrage, leur sens « ligne claire » de l’encadrement (Gallimard, Les Belles Lettres) comme l’ont fait Fursac et Octobre. Plus simple encore, l’apologie de la campagne française, ce trésor gratuit et vrai jardin à la française du territoire, nous mènera au moulin à aube sur la Loire, au pré vert clair jouxtant un bois vert sombre, au village bourguignon de pierre blonde, aux alignements de vigne, aux sillons de lavande, à tant d’autres arrière-plans possibles du golf, du tennis, de la voile, univers propres à enchanter le client d’une marque totale. Ce ne sont là que des esquisses. Quelle marque en fera une œuvre achevée ?
Aimer le pays et croire vraiment en lui est suffisant pour communiquer aux clients étrangers le désir de s’en approprier une partie (mais une partie symbolique, et payante). Le goût est un enfant qui tend les bras pour être élevé. Qui vit pour la Beauté élèvera autrui. Il y a en France assez de savoir-faire dans les seules traditions populaires pour mettre la pile cent fois à toutes les marques de la Terre. Croire et aimer demandera un tout petit peu plus de goût pour l’artisanat authentique, un tout petit peu plus de loyauté envers nous-mêmes et d’effort de mémoire tendu vers nos propres enfances. Doux labeur qui paie la sueur du jour en fruits délicieux à l’avenir, chercher la beauté c’est déjà la trouver, et combattre pour sa cause, c’est soit vaincre ici bas soit gagner le paradis, gagner avec style.