Tradition : n. f. Transmission de faits historiques, de doctrines religieuses, de légendes, d’âge en âge par voie orale, sans preuve authentique écrite.
Le Littré
Un homme qui a beaucoup compté dans le parcours d’Alain Soral est le détaillant et modéliste de vêtements Pierre Fournier, directeur des magasins Globe dans les années 1970, Hémisphères dans les années 1980, Anatomica depuis 1993. Toujours actif de nos jours, il est âgé de 80 ans cette année.
La création de vêtements repose sur l’esthétique et le fonctionnel, deux critères qui renvoient respectivement aux métiers de styliste et de modéliste. Oiseau rare, monsieur Fournier additionna dès les années 1970 les deux compétences et forgea le renom de ses magasins sur des vêtements « anatomiques » pensés le mieux possible, adaptés au corps, résistants à l’usure. Un sens certain du modélisme attira dès l’époque de Globe son attention sur les vêtements de base, les « basiques », auxquels il conféra le plus de classicisme possible dans le but de les rendre indémodables, au-delà des modes.
La chemise d’ouvrier aura des coutures, des poches, des lignes plus adaptées à la morphologie et aux mouvements requis par le travail, critères qu’on ne trouve pas dans un « techwear » futuriste ni dans un « vintage » caduque mais dans la partie de la culture occidentale qui traverse les époques, la tradition. Savons-nous combien de vêtements ont-été réellement inventés au XXe siècle ? Quatre... Et combien de boissons ? Une seule (le coca). Il n’y a pas de véritable créateur de vêtement, et tant mieux !
Pierre Fournier appliquera les principes traditionnels aussi en matière de chaussure, lorsqu’il fera faire par la firme Alden une gamme spécifique.
Concernant le « chaussant », Fournier travaille à un meilleur confort et maintien du pied, un sujet a priori central mais qui n’attire guère l’attention des artisans, ni même l’exigence des clients, et ose prescrire à ces derniers un nouvel étalonnage des pointures, fruit de 30 ans de pratique du métier. Les clients chausseront désormais 2 à 3 pointures au-dessus de leur taille usuelle. Libérant de l’espace derrière le talon et devant les orteils la chaussure est conçue pour serrer davantage le cou-de-pied, notamment dans la largeur, et demeurer plus lâche sous les contreforts et trépointes. Cette manière de chausser supprime les frottements et soutient la voûte plantaire, et au plan esthétique elle donne une chaussure étroite et longue, qui est l’idéal en la matière.
Produire une chaussure pensée pour s’adapter à la forme du pied, un vêtement pensé pour suivre les lignes du corps, aboutissent à une forme définitive à laquelle tout ajout devient un excédent et tout retranchement une amputation. La tradition populaire française s’est toujours tenue à équidistance de deux écueils : d’abord de la mode qui spécule sur une suspension du jugement des masses abruties par le prêt-à-porter (soumission par pression horizontale), ensuite du sartorialisme [Le retour à l’élégance classique, voir un exemple ici, NDLR], qui est au contraire l’expression tapageuse d’élites visant à se singulariser (snobisme par les musts).
La qualité suppose l’appellation d’origine contrôlée, qui elle-même suppose un terroir protégeant une fabrication locale par un prolétariat choyé. Lorsque l’on comprend le modèle économique que suppose le made in France on veut relire les théoriciens des modèles économiques durables, organisés au bénéfice des producteurs et des consommateurs compris comme un seul et même peuple.
Le sujet du vêtement de qualité ouvre tant de perspectives : esthétiques, certes, mais encore économiques et politiques. Quand nous comprenons la quête esthétique de Pierre Fournier, nous percevons que ce standard de qualité renvoie, pour des raisons de coût de fabrication aux thèses de William Morris (L’Art et l’Artisanat et Comment nous vivons) et à celles de tous les syndicalistes français transcourants : George Sorel, Joseph Proudhon, Charles Maurras, Joseph Fourrier, Édouard Berth. C’est-à-dire le retour aux sujets sérieux, aux questions fondamentales : comment produire dans le pays, par le peuple du pays, pour le peuple du pays. Comment produire local, de qualité, en circuit court, sans gaspillage, en rémunérant correctement les travailleurs locaux ? Quelles sont les pré-requis qu’un made in France généralisé suppose au plan de l’émission de monnaie, au plan fiscal, au plan des prix de l’immobilier ?
Une ébauche de réponse tient dans le discours de Georges Marchais (PCF) à Montigny en 1981 : protection du prolétariat, arrêt de l’invasion migratoire et éviction des clandestins (xénélasie), hausse des salaires par une baisse des charges sur les entreprises, non par des subventions, cela financé par de vrais impôts sur les multinationales dévoratrices. Mesures de bon sens portant déclaration de guerre à la Bourse, qui a besoin d’un sous-prolétariat importé pour abaisser les salaires et le niveau de conscience du prolétariat du pays… Mais mesures nécessaires pour que la veste en flanelle de chez Anatomica qui dure 20 ans vous coûte 180 euros et non pas 750 euros comme aujourd’hui.
Dans un made in France bien pensé, l’ouvrier a les moyens d’acheter pour lui-même les produits de qualité qu’il fabrique par son savoir-faire et c’est justice : voiture, maison, vêtements, sont à lui non parce qu’il est un consommateur interchangeable sur un « marché » mais parce qu’il est le détenteur exclusif d’un savoir-faire, un « sociétaire » de la production.
Voilà l’un des fruits de l’idéal syndical, ou chrétien, ou corporatiste, ou libertarien, ou fasciste, ou socialiste, appelez-le comme vous voudrez : vêtir le peuple avec intelligence, avec des pièces sobres, élégantes, fonctionnelles, vêtir un peuple mis en mesure de discerner le vrai du faux, ayant recouvré sa propre tradition que les marchands de drouille lui avaient confisquée, et lui offrir des garde-robes réduites en quantité mais haussées en qualité donc en durabilité. Opposer au trop-plein des armoires, au côté malsain de l’accumulation, la saine épure de quelques pièces très pensées que l’on portera 20 ans, 30 ans, râpées jusqu’à la doublure. Charme des patines qui racontent une histoire, la nôtre.
La création de vêtements est un sujet propice aux transpositions et analogies : stylisme morphologique, modélisme anatomique, sont la recherche non d’une forme éternelle, mais de l’esprit éternel d’une forme idéale, la plus exacte, la plus fonctionnelle, la mieux ajustée, une forme adaptée tant au mouvement qu’à l’immobilité. « Il n’existe pas de voiture éternelle, le mythe de la 2 CV n’est pas intemporel du tout » dit Pierre Fournier. Il existe toutefois, selon l’usage et le mode de production disponible, une voiture le plus fonctionnelle possible à un moment donné.
La différence entre Anatomica et The Kooples, par exemple, est la même distance qui a séparé Gabriel Voisin d’André Citroën au début du XXe siècle : d’un côté l’aristocratie ouvrière où chaque travailleur maîtrise la totalité de la production de l’objet fini, de l’autre côté l’assembleur de pièces pré-calibrées dont le modèle industriel repose sur la division des tâches, la parcellisation, le contrôle panoptique, qui aboutira au fordisme.
Enfin Pierre Fournier a fait montre d’une certaine attitude devant la vie. Nous aimons ses paris tenus, ses investissements risqués, l’insolence d’ouvrir avenue de la Grande-Armée en 1980 un magnifique magasin racheté à un vieux monsieur « 1900 ». Nous aimons le goût très sûr pour le vêtement français ancien vendu aux « branchés » de l’époque, pour cette manière de chercher dans le passé les meilleures pièces et de les replacer dans le sens du temps présent pour que les lys blancs refleurissent. Nous aimons que Fournier n’ait jamais fait de marketing mais que le seul bouche-à-oreille l’ait placé comme la référence du style français à l’étranger, notamment en Angleterre et surtout au Japon, où il est aujourd’hui abondamment distribué (3 magasins là-bas, contre 1 seul en France).
Un vrai tailleur étudie l’anatomie puis le modélisme aussi sûrement qu’un séminariste étudie la philosophie puis la théologie. L’un s’occupe du corps, l’autre prend soin de l’âme. Mais si la philosophie est la servante de la théologie, c’est bien le vêtement qui est au service du corps... Dans un temps où le monde inverti proclame l’exact contraire, Pierre Fournier est l’un des seuls détaillants à avoir cru en la tradition et à avoir mis cette foi en pratique. Merci monsieur Fournier !