Lors des conférences que vous avez tenues avec Alain Soral à Lyon ainsi qu’au théâtre de la Main d’Or, vous avez abordé certaines questions soulevées dans le livre La Courbe en Cloche (The Bell Curve), écrit par Richard Herrnstein et Charles Murray. Ce livre avance que les capacités cognitives sont de plus en plus liées au succès dans la société contemporaine. Il en résulte que les membres de « l’élite cognitive » ont davantage de chances d’accéder aux postes culturels et politiques clefs de la société. Dans quelle mesure les données et théories avancées dans La Courbe en Cloche expliquent-elles l’évolution de la société civile ?
Gilad Atzmon : L’étude de Herrnstein des années 1990 était prophétique dans sa manière d’expliquer le cloisonnement en catégories cognitives que nous observons dans la société actuelle. En raison de développements technologiques tels que l’automatisation et l’informatique ainsi que de l’évolution rapide du capitalisme global, il y a eu une chute brutale du besoin de main-d’œuvre non-qualifiée. En même temps, la demande en professionnels hautement qualifiés, qui sont pour la plupart les plus aptes au niveau intellectuel, a augmenté brusquement. Ce glissement sociétal a causé une partition sociale, économique, démographique et géographique dévastatrice entre les plus aptes et les moins aptes. La division principale n’est plus entre les riches et les pauvres ou entre le prolétariat et les capitalistes. À la place, la division primaire est cognitive : et cette division continue de s’élargir. L’ancienne classe ouvrière est devenue la classe sans travail (ou « sous-classe » comme les sociologues préfèrent l’appeler). Le nouvel ordre a créé une division démographique claire entre les défavorisés, ou les moins brillants et les quelques doués isolés. Cette division stricte est maintenue par une force de police militante qui est devenue de plus en plus brutale, comme on peut le voir aux États-Unis en ce moment.
Nous avons affaire à une bombe à retardement. Cependant, comme Herrnstein l’a démontré, l’intelligence est un accident se produisant à la naissance. Une société éthique doit créer les conditions nécessaires pour permettre à ses citoyens d’être productifs dans des conditions dignes. Je ne vois pas comment les conditions de la classe ouvrière peuvent s’améliorer dans un marché globalisé. Nous avons urgemment besoin de restaurer l’industrie manufacturière.
Y’a-t-il un lien intrinsèque entre l’évolution de la société civile et la transformation du monde occidental en « ghetto juif » ?
À Lyon et à Paris, j’ai exploré les pratiques des juifs européens qui ont conduit au développement d’une unique élite cognitive juive. Pendant plus de 1 500 ans, les marchands juifs européens ont marié leurs filles à de jeunes protégés rabbiniques. Cette unique méthode conjugale a conduit à l’émergence d’une élite juive sophistiquée, qui excellait autant dans les affaires que dans le milieu universitaire et qui était principalement concentrée en Europe centrale.
Les juifs ont pratiqué le cloisonnement cognitif sur plus de 1500 ans avant que l’Occident devienne familier avec ce concept. Il n’est pas surprenant que l’élite juive soit performante dans de telles conditions. Il n’est pas non plus surprenant que Herrnstein, lui-même juif, fût celui qui produit la théorie sociale qui explique ces concepts. Il est probable que Herrnstein, un brillant intellectuel, ait été le produit du cloisonnement cognitif.
De nombreux auteurs du XVIIIe et du XIXe siècles (Augustin Barruel, John Robison, Maurice Talmeyr, etc.) ont pointé du doigt le rôle clef qu’auraient eu la franc-maçonnerie et la société des Illuminés de Bavière dans les révolutions européennes et en particulier la Révolution française. Pierre Hillard explique quant à lui que la franc-maçonnerie n’est qu’une extension de la Synagogue, servant à remplacer les religions des « goyim » par une unique religion « noachiste » ainsi qu’un unique gouvernement mondial. Quel est votre avis sur ces thèses ?
Je ne suis pas un historien ni même un expert de la franc-maçonnerie. Cependant, la politique identitaire juive, le sionisme mondial, la néo-conservatisme, le libre marché ainsi que le bolchevisme ont tous tenté d’imposer un système de valeurs structuré et pseudo-universel, qui essaye de mettre en place une logique globale fantasmatique qui se trouve toujours être au service de sombres intérêts tribaux. Que cela concerne les églises catholiques brulées au nom de la « Révolution de la classe ouvrière » et de « l’antifascisme » (Espagne, 1936) ou l’Irak laissé avec presque deux millions de morts au nom de « l’ingérence humanitaire », la violence est justifiée par un argument fondé sur un « appel humain ».
Le noachisme est un appel mondial à accepter le monothéisme et les sept lois de Noé. L’opposition au Noachisme doit être comprise comme un nécessaire assaut d’Athènes sur Jérusalem. Athènes se définit par l’usage de l’éthique dans le jugement moral, à l’opposé de l’adhésion aveugle de Jérusalem à « l’Etat de droit ». Pour les Athéniens, la moralité ne doit pas être imposée par la loi car l’humanité a la capacité de recourir à l’éthique grâce au jugement et à la créativité. Les habitants de Jérusalem, au contraire, remplaçaient le jugement moral par des commandements et des mitsvots, c’est-à-dire des restrictions et de l’obéissance. Jérusalem et les noachistes demandent de la conformité et un discours régulé selon un ensemble prescrit de restrictions. Nous pouvons voir l’affinité entre le mode de pensée de Jérusalem ou du noachisme, et la fascination culturelle marxiste pour la conformité. La raison est évidente : le marxisme culturel a dominé la pensée de gauche depuis les années 1960. C’est une extension de Jérusalem qui a conduit à la ghettoïsation tragique de l’Occident. Je crois qu’il est temps de s’en libérer.
Dans l’histoire du mouvement sioniste au XXe siècle, il est rarement relaté que lorsque le gouvernement britannique proposa au Congrès sioniste mondial et au sioniste laïque Theodor Herzl l’implantation d’une colonie juive en Ouganda, ce fut le rabbinat d’Europe de l’Est et Chaim Weizmann qui militèrent sans concessions contre l’offre. Au contraire, ils firent tout leur possible pour que l’État d’Israël ne puisse exister qu’en Palestine. Cela démontre-t-il selon vous que contrairement à une idée répandue, le sionisme n’est pas un mouvement juif laïque mais tire au contraire ses racines dans une interprétation textuelle de la Torah et du Talmud ?
L’idée d’un mouvement juif laïque est en soi problématique. J’avance que le judaïsme n’est qu’une religion juive parmi d’autres. Être juif c’est être capable de transformer différentes idées en une religion juive. On a assez écrit sur l’Holocauste comme étant l’actuelle religion juive la plus répandue. Le philosophe israélien Yeshayahu Leibowitz commenta dans les années 1970 que les juifs croient en de nombreuses choses différentes, mais que tous les juifs croient en l’Holocauste. Cependant, au XXe siècle seulement, le communisme, l’égotisme, l’ingérence humanitaire, le sionisme et « l’antisionisme » ont tous été célébrés comme des religions « juives laïques » et « universelles ».
Qu’est-ce donc qui fait d’une idée une religion juive ? La capacité à faciliter un fort sens de l’élection ?
Le sionisme, à ses débuts, était un mouvement « juif laïque antijuif ». Il promettait de transformer la diaspora juive en une entité civilisée par un « retour au foyer ». En détestant l’identité juive diasporique, le sionisme a tenté de s’éloigner des positions rabbiniques ; il mit des distances avec le Talmud et fit de la Bible hébraïque le texte fondateur des nouveaux Israélites. En gros, il fit de la Torah un « titre foncier » et de Dieu un « agent immobilier ».
Les juifs qui sont devenus sionistes en ce temps-là étaient en partie naïfs ou idéalistes. Cependant, il ne fait aucun doute que le sionisme a failli à sa mission. Le juif hébraïque nouveau-né a peu à contribuer à la notion de civilisation. Le sionisme a intégralement échoué dans sa tentative de s’éloigner du judaïsme. Pourquoi ? Parce que le sionisme fut, par-dessus tout, un mouvement juif exclusif, il était tribal, raciste et suprémaciste. Il fit célébrer son élection au juif. Il avait tous les ingrédients nécessaires pour établir une nouvelle religion juive. Et ceci est une anecdote petite mais fascinante : quand le sionisme était antijuif, il était un mouvement marginal, mais quand il devint davantage juif, sa popularité augmenta, jusqu’à ce que finalement il devienne la voix de la communauté juive mondiale.
Y’a-t-il selon vous des différences entre juifs ashkénazes et juifs séfarades dans leurs approches de la tradition, de la question sioniste et de l’implication dans les sphères politiques ? En particulier, les situez-vous au même niveau au sein de « l’élite cognitive » ?
Pour commencer, la procédure eugénique qui conduit au développement d’une élite cognitive était principalement une pratique juive européenne. Je n’ai pas entendu parler de pratiques similaires dans d’autres communautés juives.
Les différences entre juifs ashkénazes, séfarades et arabes sont considérables en termes de culture, d’idéologie, de statut socio-économique et même de religion. Beaucoup a été écrit dessus. Cependant, en Israël, malgré la ségrégation sub-ethnique, une identité israélienne a émergé, qui transcende ces divisions ethniques.
Au moins historiquement, le sionisme était un projet juif occidental. Il naquit en Europe et devint par la suite populaire parmi les juifs d’Europe de l’Est. Les juifs arabes furent principalement amenés en Israël après 1948 pour faire monter la population juive israélienne. Étant donné leurs affinités avec la culture arabe, les juifs arabes ressentirent le besoin de se différencier des Palestiniens et des nations arabes environnantes. Cette tendance évolua en une alliance forte avec les partis de droite israéliens et le Likoud en particulier.
Vous avez récemment collaboré avec Pink Floyd pour la sortie de leur dernier album, The Endless River. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai été honoré qu’ils fassent appel à moi pour cette session. J’écoutais Pink Floyd quand j’avais l’âge de mon fils. Mon fils a maintenant 14 ans et chaque fois que je passe devant sa chambre j’entends The Dark Side of the Moon. Pink Floyd est toujours une voix radicale unique, ça sonne frais et ça plaît aux jeunes amoureux de la musique. Il doit y avoir une qualité éternelle dans les accords épiques de ce groupe. Pink Floyd a introduit une nouvelle esthétique qui a façonné chaque musicien actif sur cette planète depuis la fin des années 1960. Dans une certaine mesure, enregistrer avec eux a refermé un cercle de ma vie. Ce fut un retour au foyer.
Mais mon engagement avec le groupe était limité en terme de temps. Ce fut seulement une session de probablement 3-4 heures. C’était absolument stupéfiant de voir comment David Gilmour travaille, comment il entend des choses, son attention aux détails et son implication dans la production de chaque note. J’ai été très chanceux de vivre une telle rencontre musicale.