Thomas Mazzone est le frère de la présidente des Verts de Genève, Lisa Mazzone – qui ne partage probablement aucune de ses positions réactionnaires et conservatrices. Le polémiste genevois nous livre son analyse sur quelques sujets qui agitent la sphère médiatique en France et en Suisse.
Alimuddin Usmani : Thomas Mazzone, commençons par une question d’actualité. Sous couvert de lutte contre l’antisémitisme, Manuel Valls s’en est pris à Dieudonné et à Internet. Que vous inspire l’intervention du Premier ministre devant l’Assemblée nationale [1] ?
Thomas Mazzone : Cela témoigne d’un délire pathologique de nos sociétés actuelles, où le fait divers est systématiquement susceptible d’être récupéré par des politiciens. Étant donné que, par le faible pouvoir d’achat en France, par les temps de travail importants et par l’omniprésence, dans la sphère privée, des médias de masse, l’immense majorité des Français mène une vie qui n’a que peu à voir avec la liberté – laquelle, par le désordre structurel, est réduite de façon beaucoup plus pernicieuse et fondamentale (puisqu’on aliène le sens et la raison de vivre) que dans un régime un peu autoritaire – ; comme la nature a horreur du vide, se crée une nécessité d’abondance en faits de vie privée, en faits divers et autres anecdotes, pour donner aux gens, par procuration, l’impression de vivre une vie intéressante.
Nous avons, à la fois, pour masquer une décomposition liée à la perte de souveraineté culturelle et migratoire, un besoin politicien de récupérer ces faits sociétaux, mais aussi une réalité collective imaginaire qui est, justement, composée d’anecdotes de vie en société. Dieudonné, un provocateur talentueux qui choisit de ne pas faire dans la dentelle, préférant la « perfidie » – au sens originel du mot : « persister dans l’erreur » – face à la valorisation (un peu) excessive d’une communauté suite aux persécutions historiquement récentes qu’elle a subies, serait ainsi, en tant qu’humoriste, l’instigateur de chaque drame de société, pour peu qu’il soit, de près ou de loin, connexe à la question ? Dans la logique du cas particulier, tout est possible, mais avec un regard plus profond sur la politique, sur la réalité des petites gens, chez qui la méfiance envers l’étranger (en particulier quand il ne fait rien pour ne pas sembler autre chose qu’un étranger) est une chose naturelle, voire de bon sens, nous avons l’impression que le gouvernement socialiste, plus que jamais et dans la continuation du cosmopolite Sarkozy, a créé un paradigme politique ressemblant de plus en plus à un absolutisme délirant. L’aliénation de la souveraineté des États par Bruxelles finit, elle aussi, par créer une vie politique nationale par procuration, ce qui n’est pas sans lien avec l’arrivée du fait divers à tous les échelons de la scène politique française.
Autre cosmopolite, représentant de « l’hyperclasse », Jacques Attali s’en est pris violemment à Natacha Polony en l’accusant d’être un agent du modèle de la Corée du Nord, ce qui a passablement réjoui un journaliste du Nouvel Obs. Comment analysez-vous cette séquence [2] ?
Ce qu’on remarque avec Attali, c’est qu’il représente la vacuité académique instaurée en quatrième pouvoir, sur laquelle on aura sans doute l’occasion de revenir. Il y a une certaine cohérence dans son point de vue : il est le fruit de l’institutionnalisation du Politique, de sa disparition au profit de systèmes de pensées auto-suffisants, au-delà même des hommes qui les incarnent, lesquels, par incapacité à faire mieux ou différemment, finissent par recourir au plagiat, car, par définition, tout problème nécessiterait que l’on sortît d’un système pour le résoudre – sinon il n’y aurait pas de problème ! D’ailleurs, Jacques Attali a déjà été accusé de plagier (je crois que vous avez aussi prévu d’en parler).
Cela dit, en faisant la synthèse des contradictions des systèmes interconnectés à l’échelle mondiale, en admettant qu’elles soient inéluctables (par incapacité à regarder au dehors, dans la réalité), il n’y a pas d’autre solution qu’une issue par le haut. Dans une optique systémique, ledit gouvernement mondial qu’il défend s’impose de lui-même. Ensuite, les modalités et les visions de ce fantasme diffèrent, car tous ne trouvent pas forcément moral de vendre des pantalons à une seule jambe, mais comme toute utopie, ce rêve est subjectif, issu de la tête d’un homme ou d’un petit groupe, selon ses sensibilités propres ou communes. Dans cet échange, c’est donc sans surprise que M. Attali ne voit en Mme Polony, qui joue un rôle médiatique similaire à celui de Zemmour, qu’une contradiction irréaliste.
En fait, entre les diverses spécifications systémiques, il est possible d’ajouter de la cohérence transversale ; c’est ce que font les moins progressistes des acteurs politiciens, les économistes contestataires, etc. Mais le Système, lui, ne peut pas prédire le résultat global de tels ajouts interdisciplinaires : il n’est pas taillé pour cela. Il est même possible que les conséquences de certaines idées, bonnes au demeurant, s’avèrent finalement dramatiques. C’est pour cela que, judicieusement, Jacques Attali explique qu’il faut apporter une vision globale et des solutions pour le contredire. Il n’a pas tort.
Il est, pour comprendre cela, nécessaire de décortiquer davantage le personnage Attali et ce qu’il incarne : c’est un débatteur fourbe qui n’hésite pas à user du sophisme et à tout redéfinir de façon géométriquement variable. Pourtant, il semble réellement croire à ce qu’il raconte, pensant certainement sa version des choses pour les « non-initiés » comme néanmoins valide et cohérente. Il est un produit de la pensée moderne, qui tire son influence de la Gnose (judéo-chrétienne) et qui renverse l’image de la Caverne de Platon : au lieu de partir des ténèbres intérieures pour aller vers le Réel, symbolisé par la lumière, on se considère déjà en pleine lumière, illuminé, et l’on redéfinit tout de façon à faire de nous le point central et capital de l’Histoire. Aussi, cela transparait même dans cet échange : Attali le dit carrément clairement. Par antithèse, le sophiste donne toujours une meilleure description de la réalité que tout modèle de pensée. Et c’est, justement, dans cette réalité, dans le Réel, qu’il faut chercher la réponse à nos problèmes – la réalité étant l’antithèse du sophisme, mais une réponse n’étant pas forcément antithétique à celui-ci –, en produisant davantage de cohérence selon les possibilités et les opportunités ; en tenant compte du Système, qui génère aussi sa propre réalité par voie de conséquence ; en admettant de ne pas savoir et en prônant l’adaptation si nécessaire.
Dans ces discordes de chiens savants, il n’y a au final, lorsqu’on rentre un peu dans le lard d’Attali et que celui-ci rétorque, qu’un échange d’anathèmes et d’insultes. Tout travail de rupture avec un système qui s’essouffle et arrive à l’impasse nécessite une sortie radicale – et non les quelques ajustements dont rêve Mme Polony –, mais qui trouve pourtant ses prémices sur ce qui existe déjà à présent. Si M. Attali me demandait des solutions concrètes, je lui proposerais la solution légale la plus réaliste : la restriction des flux migratoires, en lui expliquant en quoi le thème est un révélateur crucial, une pierre angulaire ne rompant absolument pas avec l’ordre des choses, puisque lui-même ne souhaiterait sans doute pas qu’on vienne dans sa maison sans autorisation. Le contrôle et la limitation d’un territoire sont une nécessité anthropologique (de l’homme sédentaire), une réalité atemporelle et immuable.
À propos de l’immigration maintenant, que pensez-vous de l’initiative « Sortons de l’impasse », qui souhaite que les Suisses désavouent leur décision du 9 février 2014 où ils s’étaient prononcés pour une régulation de l’immigration [3] ?
Pensant le moment opportun, un petit club d’élite davantage tourné vers les salons cosmopolites que vers la Suisse réelle lance une initiative populaire dont l’objet est d’abroger un article constitutionnel décrété (le 9 février dernier) par un vote très serré sur un thème qui commence à faire mouche : celui de l’immigration, justement. Nous passons ainsi de la phobie hystérique qui précède l’insuccès d’Ecopop – un autre texte dont une des teneurs était aussi une limitation de l’immigration (mais de façon beaucoup plus drastique) – à une euphorie triomphante, alors que le vote (du 30 novembre) fut gagné par un matraquage médiatique incessant, aussi parce que tous les partis – y compris le parti à la ligne patriotique « UDC/SVP » – ont appelé au refus.
Une analyse plus fine pourrait nous suggérer que cela traduit en fait un manque de sérénité total de l’élite politico-médiatico-académique quant à la question migratoire. D’un côté, le rêve d’une Suisse réduite à un pôle juridico-économique particulier au milieu d’une Europe indifférenciée et, de l’autre, la réalité, avec tout ce que cela implique au niveau humain, donnée si présente dans les milieux universitaires quand il s’agit de dicter comment l’homme devrait être, mais soudain absente lorsqu’il nous faut faire un constat de réalité. Parallèlement à cela, beaucoup de politiciens comprennent, finalement, la brutalité des changements imposés depuis les accords bilatéraux, en particulier l’association de la Suisse à « l’Espace Schengen », et souhaitent ménager un peu le peuple en attendant de trouver meilleure fortune ou meilleure stratégie. Si ce vote devait avoir lieu, et plus tard devrait-il avoir lieu, plus gros serait alors le refus qu’il finirait par essuyer ; d’autant plus que, les cantons dits conservateurs étant plus nombreux que les cantons progressistes, la double majorité requise du peuple et des cantons serait alors un frein pour un vote à rebours. Pourtant, c’est aussi la dernière chance, pour certains récalcitrants et nostalgiques de la nudité soixante-huitarde, de sauver leur rêve de dissolution de la Suisse dans une UE au bord de l’implosion : face au retour du Réel que fut le 9 février, une petite élite (plus vraiment suisse) n’a pas encore renoncé à son fantasme huxléen [4].
Vous avez évoqué l’idéologie soixante-huitarde. D’après Alain Soral, Éric Zemmour est mandaté pour parachever la liquidation de l’idéologie dominante, dont plus personne ne veut, qui est l’idéologie de Mai 68. D’après l’essayiste, Éric Zemmour remplit le même rôle que BHL à la fin des années 70, qui s’en prenait à l’intelligentsia communiste [5]. Quel est votre avis là-dessus ?
En réalité, les médias, pour des raisons à la fois économiques mais aussi de crédibilité institutionnelle, sont dans la nécessité de conserver les consommateurs dépendants. À ce titre, Zemmour, qui est tout de même un modéré – comment en arrive-t-on au point que des gens se disent « choqués » par ce qu’il dit ? –, remplit parfaitement ce rôle. Il est la limite du politiquement acceptable défini par le Système.
À propos de Mai 68, j’ajouterais, en plus de ce qu’en dit Zemmour, qu’après les Trente Glorieuses, on a fait de l’étudiant un poste hiérarchique structurant. Historiquement, les étudiants ont toujours fait des émules : ils représentent, en fait, une des catégories sociales les mieux à même de se rendre compte de ce qu’elle n’a pas. De plus, en 68, en plein dans le monde consumériste triomphant, c’était la catégorie qui pouvait le moins décider de son propre sort, puisqu’elle n’avait pas d’indépendance financière.
Autrefois, l’Université était un vivier de têtes pensantes, mais qui devaient encore faire leurs preuves dans le monde extérieur. Si elle prit toujours part aux querelles intellectuelles, jamais elle ne fut respectée comme autorité. Avec cette magistrature académique nouvellement instituée, on entendit créer un pouvoir de contrôle de la pensée prétendument indépendant, à l’image de l’idéal de séparation des pouvoirs : un quatrième pouvoir, puisque je viens d’utiliser cette expression. Or, cette « idéologie dont plus personne ne veut » est savamment dissociée du rôle nouveau de l’universitaire et la « recherche » est devenue un tabou qu’aucun politique ne saurait ébranler. Témoignant de cette médiocrité que permet une protection institutionnelle illégitime, on peut mentionner le nombre incalculable de plagiats dans le monde universitaire, politique et médiatique. On ne trouve plus de penseurs capables d’écrire un livre d’une seule traite sur un thème qu’ils sont censés maîtriser (voire même incarner de leur personne). L’académicien n’est souvent pas en mesure de s’approprier une pensée pour y ajouter personnalité, originalité, nouveauté et pertinence supplémentaire. Du coup, le plagiat s’impose naturellement. C’est un phénomène très largement sous-estimé et, dans ce qui ne relève pas du plagiat, une partie importante des publications universitaires se résument bien souvent à l’énoncé de simple résultats, sans conceptualisation ni synthèse logique. Selon les bruits qui courent, Zemmour aurait plagié quelques passages pour son livre Le Suicide Français [6].
Justement quelle est votre analyse, du point de vue philosophique, de ce thème du plagiat ?
Comme je viens de le déclarer, le plagiat est le témoignage d’une incapacité à penser, soit parce qu’on n’en a pas les moyens, soit parce que sa vie publique est trop chargée. On s’en sert aussi pour énoncer une découverte ou s’approprier la création d’un autre, afin d’en avoir la primeur. Ainsi, qualifier quelqu’un de « plagiaire » requiert un contexte, car toute représentation intellectuelle est composée essentiellement d’éléments de seconde main. On en vient donc à la nécessité d’examiner l’éthique de façon non-rigoriste : ce qui fait sens en toute bonne foi, sans tenter de graver la Loi pour la contourner (à la manière des pharisiens). Le plagiat, c’est s’approprier les mérites d’un autre. À ce niveau-là, le plagiat supposé de Zemmour pour quelques pages n’en serait pas tout à fait un. Parmi ceux qui achèteront son livre, combien le liront dans les prochaines semaines ? Combien, même, le liront en entier ? À notre époque, le livre tend à se réduire à son aspect matériel de bien de consommation, alors que le génie de Zemmour se trouve dans sa capacité à fournir des prestations correspondant aux besoins télévisuels, non sans savoir s’y adapter un peu (tacitement). Il dit des choses qui sont ou seraient des lieux communs pour bien des auteurs réactionnaires et il montre qu’il est possible, dans une conversation selon les standards imposés par la pensée dominante, de dire tout ce qu’il dit. La preuve en est qu’il décrit très bien le spectacle politico-médiatique : il le maîtrise. C’est donc toute l’ambiguïté de la chose, surtout quand on considère que tout ce qui est important a été dit et répété depuis des millénaires. Zemmour s’approprie une pensée selon sa vision politico-médiatique et utilise le livre comme un simple objet pour se donner un élan supplémentaire dans ce paradigme.
L’Homme, en lui-même, est un éternel plagiaire : qui ne s’enorgueillira pas de séduire une tablée sans citer ses sources d’inspiration ? En revanche, l’omniprésence du plagiat dans les champs où il est théoriquement proscrit témoigne de l’escroquerie de l’époque, de la légitimité usurpée qui se cache derrière ce qui ne sont plus que des mots sortis du contexte historique où ils ont été utilisés et formés ; tout en exploitant à bon compte l’aura ancestrale qu’ils respirent encore. Zemmour n’est pas le seul à avoir ce talent, mais il est le plus en vogue actuellement, sachant aussi que d’autres ont préféré renoncer totalement à ce grand bal d’illusionnistes, voyant, au final, que les portes de sortie qu’ils semblaient déceler n’étaient, elles aussi, qu’une illusion ; que celles-ci ne faisaient que ramener, elles aussi, à l’acceptation des causes produisant les effets qu’on déplorerait ensuite, pour paraphraser la célèbre formule de Bossuet.
Pour finir, dans votre dernier article, vous faites un procès en règle à l’écologie progressiste. Vous suggérez même que celle-ci a conduit à toutes sortes d’excès comme la tolérance envers la pédophilie [7]. Pour quelle raison l’écologie a-t-elle été prise en otage par l’idéologie libérale-libertaire ?
Il est amusant que vous ayez dans une précédente question mentionné BHL et son rôle contre le communisme. En fait, il est une autre personne dont on dit qu’elle a prédit la chute du régime bolchevique : Emmanuel Todd. Je pense en réalité que la chute du communisme s’effectue dès Mai 68, date à laquelle l’idéologie hippie arrive au-devant de la scène. Avant d’en venir à l’écologie à proprement parler, je me permettrai une petite digression.
La guerre d’espionnage entre les États-Unis et l’URSS fut largement gagnée par cette dernière, utilisant les moindres failles d’infiltration possibles, recrutant sur place des gens idéologiquement favorables à « l’Égalité universelle ». Mais à l’époque, déjà, comme dans toute « démocratie libérale » qui se respecte – le critère n’étant pas l’élection –, la hiérarchie structurante n’était pas respectée aux États-Unis et c’est ce qui la différenciait d’un pouvoir dit totalitaire – où le gouvernement est aussi initialement élu ! L’espionnage, aussi efficace soit-il, ne sait pas où donner de la tête pour être réellement efficace, face à un tel semblant d’organisation, surtout quand le but n’est pas de rentrer dans une guerre ouverte, rendue impossible par l’arme atomique. L’Union soviétique, hermétique et rigoriste, était un bloc beaucoup plus difficile à pénétrer, mais si violent et inhumain dans ses perspectives, qu’il dépendait absolument de la nécessité anthropologique de « l’ennemi » (cf. Carl Schmitt) pour ne pas exploser. En 68, la perspective changea radicalement : toutes les visées en Europe ne furent plus que paix et amour universels, et l’attrait pour l’égalitarisme à proprement parler n’avait plus de raison d’être, en particulier dans un climat économique qui laissait croire à l’abondance, chose dont les écologistes prévoyaient justement le défaut à venir. L’absence d’ennemi (ou de « l’ennemi ») et, d’autre part, la volonté de converger vers un point commun avec les bolcheviques fit, peu à peu, disparaître tout sentiment de menace ; il fallut une bonne vingtaine d’années avant que tout s’aplanisse et que les ex-privilégiés du régime rouge puissent enfin jouir en toute quiétude et partout.
Second retour en arrière. La Révolution de 1789 se base sur deux principes intrinsèquement et singulièrement contradictoires (Liberté et Égalité) sous l’égide de la « Fraternité universelle ». Si une société tend vers la liberté extrême, on voit vite que cela mène à des injustices aliénantes. On cherchera alors l’idéal d’égalité. Si, en revanche, on tend vers l’égalitarisme excessif, on ira fatalement vers l’aplanissement des différences et on souhaitera bien vite être libre de la contrainte que cela représente. Tant le capitalisme que le communisme sont des excès de l’impossible « Fraternité universelle » – contresens anthropologique qui ne tient pas compte des différences entre peuples et cultures –, qui s’attirent mutuellement tout en créant la dissension au sein de chaque camp quant à l’acceptabilité des vues adverses. La raison de la victoire du capitalisme, c’est son étatisation, c’est l’illusion qu’il parvint à donner quant au rôle de l’État pour « l’égalité des chances » et pour le « bien commun », c’est l’impression qu’il donnera ensuite de capitalisme régulé. Le communisme, entreprenant aussi une transition libérale, à la fois par attraction et par impossibilité de conserver la menace de « l’ennemi », devait fatalement passer par la fin du bloc bolchevique, mais ce ne fut aucunement une défaite.
Quand tout tend à s’uniformiser, quand le charme de l’autre s’estompe, mais quand la réalité spécifique et les principes d’uniformisation sont contradictoires, il nous faut, finalement, un principe supérieur et fédérateur. Le rêve des capitalistes fut d’imposer le libéralisme absolu. Le rêve des communistes fut d’imposer le règne utilitaire du travail. Puis, lorsque l’on laissa un peu les choses se délier, émergèrent de nouveaux idéaux supérieurs. « L’ennemi » est une fatalité anthropologique, « l’homme est un animal politique », et puis les choses étant ce qu’elles sont, on ne trouva jamais la paix et l’unité entre les peuples : toute tentative de gommer la nuance qui fait l’Homme est vouée à des conséquences bien plus terribles que si on utilisait la voie ancestrale de la diplomatie. En fait, l’écologie est le précurseur de la Grande Unification malheureuse de demain, le pinacle, aussi, de ce qu’on peut voir pour l’avenir dans un monde post-huxléen, et qui fera naître, selon ce qu’en feront les hommes, selon les choix et les actes de chacun, d’autres contradictions et des messianismes nouveaux, plus ou moins influents, dont on ne peut pas prévoir les caractéristiques.
L’objet de mon article était d’identifier la façon dont l’écologie pouvait ne pas être conservatrice, alors qu’elle l’est intrinsèquement. Ainsi, il fallut que les acteurs de cette trahison dissociassent de l’homme, l’observation qu’il fait de la nature, s’excluant lui-même (ou eux-mêmes) de celle-ci afin de la déifier et de pouvoir affirmer que l’homme, depuis sa nudité à l’état de nature, avait fait tout faux et qu’on pourrait alors ainsi faire tout mieux qu’avant dans le but de satisfaire Gaïa ; le progrès humain ayant atteint son paroxysme avec la sociale-démocratie et l’aspiration estudiantine vers la liberté.
S’il est évident que le monde matérialiste d’Occident est en voie de décomposition et que Poutine semble avoir l’ascendant, le réchauffement climatique fait néanmoins l’unanimité sur la scène internationale : tous sont d’accord pour dire qu’il faut « sauver le climat ». Avec ce néo-paganisme vert, on voit de plus en plus de courants pacificateurs et New Age naître sur les réseaux sociaux, aux côtés d’agriculteurs bio improvisés se prenant souvent pour des prophètes, simplement parce qu’ils voient en la vocation qu’ils avaient pour cela une supériorité intellectuelle. Conceptuellement, c’est très faible. De plus en plus, nous sommes poussés vers des réalités virtuelles et nous pouvons ainsi échapper à nos problèmes au quotidien, à nos difficultés à parler et à nous faire comprendre, justement à cause de l’engendrement, par la libre pensée, de désastres intellectuels et culturels se répercutant fortement dans les relations humaines. La paix spirituelle universelle, à distance et émancipée de toute contrainte physique, fait fureur comme une sorte de néo-catharisme poussant l’Homme à souhaiter sa propre aliénation en refusant sa réalité de ce qu’il est, si corporelle, si charnelle et si humaine. Après l’excès du monde matériel de Huxley, il y a le monde exagérément spirituel des Verts et de la phase idéologique qu’ils ont initiée (peut-être malgré eux et non sans qu’il existe des précurseurs religieux bien plus anciens).