Qui a dit que TF1 était une chaîne rassembleuse et commerciale, qui ne touche pas aux sujets polémiques, forcément clivants pour les annonceurs ? En 1991, le 10 octobre pour être précis, l’émission Le Droit de savoir balance un énorme pavé dans la mare. Ce pavé, c’est livre de Jean-Claude Barreau sur les musulmans de France : De l’islam en général et du monde moderne en particulier. Le violent débat qui s’ensuit est toujours aussi actuel, preuve que les mentalités n’ont pas beaucoup avancé, sur ce sujet.
1991, année de la pax americana
- Highway of death, nom donné à la route de Bassora sur laquelle les Irakiens quittant le Koweït seront pulvérisés par l’aviation américaine, laissant trois à dix mille morts
Pour éviter toute confusion historique, rappelons rapidement le contexte politique et géopolitique de ce débat. 1991, le président François Mitterrand sombre dans la maladie et l’impopularité, son ministre de l’Économie Pierre Bérégovoy, qui a converti le PS à l’économique de marché, avec dérèglement boursier et libéralisation des marchés financiers à la clé, vit ses derniers mois, la guerre au Koweït contre l’Irak a été gagnée par une coalition de 34 pays, le ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement, hostile à cette guerre, synonyme de soumission française à l’Amérique, démissionne, comme Michel Rocard, mais lui littéralement lourdé par Mitterrand, tandis que l’affaire du sang contaminé continue d’éclabousser la hiérarchie socialiste.
En Algérie le FIS marque des points lors des élections démocratiques, mais le pouvoir des généraux ne lui laissera pas les rênes du pays (coup d’État de janvier 1992).
Après la guerre du Golfe, les relations internationales semblent détendues, mais les infrastructures irakiennes sont anéanties par une campagne de bombardements jamais vue ; Saddam Hussein est paradoxalement toujours en place, Kurdes et chiites subissent massacres et persécutions après leurs soulèvements respectifs. L’effondrement politique puis économique de l’ex-Union soviétique, résultat de la perestroïka, laisse les mains libres aux Américains pour imposer leur capitalisme démocratique dans le monde. Pour l’instant, communistes, nationalistes arabes et islamistes n’ont plus les moyens de se lever contre la pax americana. Cela viendra.
Les hommes en présence
Patrick Poivre d’Arvor : 44 ans, journaliste à la tête du 20 Heures de TF1 durant 21 ans (1987-2008), présentateur d’émissions d’actualités littéraires et politiques, écrivain. Très attaqué par la gauche pour ses libertés prises avec la déontologie.
Jean-Claude Barreau : 58 ans, descendant du côté de sa mère d’un grand-père juif ashkénaze, est ce curé qui fait scandale en 1971 en se mariant. Devenu écrivain, il est nommé, par la grâce de François Mitterrand, dont il est l’un des conseillers, président de l’Office des migrations internationales en 1989 et président du conseil d’administration de l’INED (Institut national d’études démographiques).
Hamadi Essid : 52 ans, ambassadeur délégué permanent de la Tunisie auprès de l’Unesco, et ancien représentant de la Ligue arabe à Paris (il décèdera cette même année 1991).
Roger Auque : 35 ans, journaliste et grand reporter qui deviendra célèbre après sa détention par le Hezbollah au Liban en 1987. Mort en 2014, il avoue dans son livre posthume avoir travaillé pour les services israéliens, et être le père biologique de Marion Maréchal-Le Pen.
Gérard Carreyrou : 49 ans, journaliste et présentateur télé et radio réputé pour ses opinions de droite décomplexées.
Le Droit de savoir… que l’Islam est dangereux ?
L’émission commence par la voix off de Barreau :
« Est-il permis aujourd’hui en France, de parler librement de l’islam ? La réponse est non. Il faut se taire pour ne pas faire de la peine aux musulmans… Pourquoi la femme est-elle toujours prisonnière, dans les pays d’islam, je dirais même de plus en plus ? […] Pourquoi les minorités et notamment les chrétiens, sont-ils toujours opprimés dans les pays musulmans, où ils sont considérés comme des citoyens de troisième zone ? Pourquoi surtout n’avoir pas encore réformé une loi incompatible avec le monde moderne, la loi coranique ? L’islam ne peut plus continuer à ignorer les questions du monde moderne. Avec les pays communistes, les démocraties ont un jour signé les accords d’Helsinki, pour les obliger à respecter les droits de l’homme. Pourquoi ne signe-t-on pas ce genre d’accord avec l’Iran, l’Arabie saoudite, la Mauritanie, le Soudan, qui appliquent une loi contraire à la déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU ? »
Pour info, les accords d’Helsinki ont été signés par les Soviétiques en rigolant sous cape : cela ne mangeait pas de pain. Barreau pose le problème de la compatibilité de l’islam avec la démocratie française en termes provocateurs, mais qui ont le mérite d’être directs. Le discours de Zemmour ne vient pas de nulle part.
PPDA : « Alors est-ce que le Coran est un livre de paix ou un livre d’agression ?
Barreau : On peut pas continuer à se taire, y a une extraordinaire inhibition, de l’intelligence et de la pensée françaises, et européenne, par rapport à l’Islam. […] Alors où va-t-on, au pays de Voltaire, au pays de Voltaire on n’a pas le droit, et je reviens à votre question, de dire que le Coran est un livre qui n’est absolument pas comparable aux Évangiles, à l’Iliade ou aux Upanishad [textes à l’origine de la religion hindoue, NDLR], mais qui est tout à fait comparable aux livres les plus archaïques de l’Ancien Testament.
PPDA : Pour vous ce n’est pas une religion progressiste et pas une religion tolérante.
Barreau : Partout il y a la légende dorée d’un islam pacifique, civilisateur, magnifique, tolérant. On peut tout dire du Coran sauf que il est tolérant. Y a des dizaines de sourates de malédictions, contre les autres ! […] Y a pas du tout de pacifistes dans le Coran, c’est un livre qui est beaucoup plus comparable aux livres guerriers de l’Ancien Testament, Mahomet est un chef de guerre, l’islam s’est répandu pendant presque mille ans par la conquête militaire !
Carreyrou : C’est pas l’islam, qui a inventé le concept de la Guerre Sainte, c’est un pape, c’est le pape Urbain II ; tout le monde se souvient des Croisades, tout le monde se souvient de saint Augustin, de saint Thomas, qui énonce le concept de guerre juste, alors est-ce que vous n’exagérez pas un peu trop, quitte à justement à enlever de la crédibilité à votre démonstration ?
Barreau : Je crois que je n’exagère pas… Mais en réaction devant les démissions des islamologues, si les islamologues avaient fait leur métier depuis 50 ans, j’aurais pas eu besoin ou n’importe qui n’aurait pas eu besoin de faire ce livre. […] Dans les textes fondamentaux du bouddhisme et du christianisme, il n’y a pas du tout la guerre. Dans le texte fondamental de l’islam il y a la guerre comme le moyen normal de propager la religion... Les bouddhistes ou les chrétiens quand ils font la guerre ils sont obligés de bâtir des théories de justification un peu bizarres, et ils la font contre leurs textes fondamentaux ; le musulman il applique la volonté du Prophète !
Carreyrou : Venons-en aux conséquences, elles sont assez graves dans la situation actuelle. Il y a des millions d’immigrés en France, il y a eu des tensions assez importantes, est-ce que vous jetez pas de l’huile sur le feu ? En disant en substance aux musulmans qui vivent en France, ou bien vous abandonnez toutes vos pratiques, ou bien dehors. Parce que c’est ça ce que vous dites, en somme.
Barreau : Je n’ai jamais dit qu’il fallait abandonner la pratique. Je dis qu’il faut que l’islam se modernise, qu’il accepte les questions des droits de l’homme. Toutes les religions ont eu des lois complètement rétro, comme la loi musulmane, la charia. Je dirais que le pape lui-même dirait que l’Inquisition c’est dépassé ! Quels sont les intellectuels musulmans qui vont critiquer ouvertement les aspects archaïques du Coran ? Quant à l’immigration, je suis donc président de l’Office national des migrations, j’ai je crois œuvré depuis 27 mois pour que on prenne ce problème en compte, d’une manière humaine, ouverte et intelligente, et je suis pas du tout contre. Je dis simplement, comme le secrétaire d’État Kofi Yamgnane, les gens qui viennent chez nous doivent pratiquer nos lois.
Carreyrou : Ça veut dire quoi ? Pas de tchador, pas de polygamie ?
Barreau : La polygamie est absolument exclue, les signes extérieurs agressifs aussi, ils doivent même s’adapter à nos coutumes. Et là j’attaque directement mon futur contradicteur, monsieur Essid, ambassadeur de Tunisie auprès de l’UNESCO, qui au moment de la guerre du Golfe a fait un article dans Le Figaro, intitulé « La France nation arabe » ! Sous prétexte qu’il y avait trois millions de musulmans, la plupart d’origine arabe en France. Mais je dis mais c’est inacceptable ! Absolument inacceptable ! C’est une vision de la France, monsieur Essid, qui est une vision communautariste ! C’est-à-dire une vision américaine, où en effet y a les Arabes, les juifs, les Italiens, les Siciliens, la Mafia… La France n’est pas une nation arabe, la France est une nation de citoyens, de citoyens qui respectent la République. Où y a des Arabes, y en a partout des Arabes en France, aux postes les plus humbles mais les plus hauts ! Nous avons des généraux de division parachutiste arabes, nous avons des rédacteurs en chef de grands journaux arabes, nous avons des préfets arabes ; bon, ils sont citoyens !
Essid : Je voudrais quand même souligner que monsieur Barreau passe allègrement de l’Arabe à la Mafia. […] Je dis que la France a une dimension arabe, cette dimension est importante […] alors que aujourd’hui on voit que la langue arabe par exemple est considérée en France, alors que c’est la deuxième langue du pays, comme langue rare… Vous réclamez de l’amitié des musulmans, et vous vous permettez de dire ce que vous dites dans votre livre sur la religion musulmane, c’est-à-dire qu’elle est la moins intéressante de toutes ces religions, que Mahomet est un prophète qui ne s’est jamais occupé des pauvres ni des orphelins ni des esclaves. […] Les musulmans de toute évidence ont l’impression que vous avez choisi que le musulman est ennemi… Quand un homme politique important en France parle d’invasion, et qu’ensuite il aille parler à des juifs dans un journal juif pour leur dire « c’est pas du tout de vous que je parlais, c’est des gens qui viennent du sud », oubliant qu’une grande partie de ces juifs sont également venus du sud, à ce moment-là y a de quoi se mettre en colère.
Barreau : Monsieur l’ambassadeur, vous faites des amalgames. Je n’ai absolument pas comparé les musulmans à la Mafia, j’ai dit que l’idée de France arabe peut être pris dans un sens communautariste, comme en Amérique… Par ailleurs, si vous voulez dire qu’il y a une dimension arabe de la France, je le dis tout au long de mon livre : ce sont nos plus proches voisins. La Méditerranée c’est le Rio Grande, la politique d’un État elle est dans sa géographie et donc les musulmans sont nos voisins les plus proches. C’est pour ça que la modernisation de l’islam, que je souhaite, nous concerne ! Parce que si l’islam ne se modernise pas, la planète sera malade. Je souhaite cette modernisation, elle est possible théologiquement. Elle ne s’est pas faite. Ce n’est pas un scandale de dire qu’elle ne s’est pas faite. Mustafa Kemal, qui était quand même musulman d’origine, a eu des phrases dix fois plus dures sur l’archaïsme de l’islam que moi ; alors je demande à mes amis musulmans de se moderniser et je dis qu’il n’est pas acceptable que certains droits de l’homme soient ouvertement bafoués.
Roger Auque : Je suis assez d’accord sur beaucoup de points du livre de monsieur Barreau, j’ai passé cinq ans à Beyrouth, un an en captivité, et j’avais beaucoup d’amis musulmans, mais parmi les vrais musulmans, les vrais croyants, j’en ai jamais rencontrés qui soient véritablement modérés, et tolérants… Je vais vous donner deux exemples que j’ai vécus... Tout de suite après m’avoir apporté à manger, les gardiens se lavaient les mains. Parce qu’ils considéraient que j’étais infidèle, que j’étais impur, que j’étais ce qu’on appelle en arabe un dhimmi. C’est-à-dire la moitié d’un homme, un infidèle. Et cela m’a toujours choqué, et je crois que c’est le meilleur exemple de leur intolérance. Mais en même temps… parmi les livres qu’ils m’ont donné à lire, pendant l’année de captivité, y avait Victor Hugo, y avait Tolstoï, mais y avait aussi la Bible… Ces extrémistes musulmans respectaient la Bible et respectaient ma religion, ma culture, et n’ont jamais tenté d’essayer de critiquer ma religion chrétienne ni de me convertir, peut-être que j’étais un mauvais sujet pour eux. Donc je crois qu’à l’intérieur de l’extrémisme musulman et je crois que l’islam est en effet extrémiste, il peut y avoir une certaine modération et je crois qu’il ne faut pas trancher comme le fait monsieur Barreau dans le livre.
PPDA : On sent très souvent Jean-Claude Barreau que vous donnez l’impression que les Arabes ont peur de parler de leur propre religion.
Barreau : Mais c’est absolument certain, ils ne sont pas habitués à la critique, et les réactions de monsieur Essid sont tout à fait révélatrices. Les chrétiens sont habitués depuis des siècles à entendre des critiques, ils n’en font pas une maladie. Quant à la condition de la femme, elle est terrifiante et elle s’est aggravée considérablement… Il y a deux ans j’ai fait un roman, Oublier Jérusalem, qui a déplu aux sionistes, parce que paradoxalement je suis pas du tout sioniste, hein, pour les mêmes raisons d’ailleurs que je critique l’islam. […] Le jour où un intellectuel musulman pourra écrire sur l’islam ce que Voltaire a écrit du catholicisme, l’Islam sera entré dans le monde moderne. »
1991-2015 : qu’y a-t-il de changé ?
Nommer Jean-Claude Barreau conseiller à l’immigration (il le restera sous Pasqua !), de la part de François Mitterrand, peut vouloir dire deux choses, apparemment contradictoires. Le leader socialiste n’étant pas un naïf, il doit savoir que Barreau va jeter sa bombe dans le débat. Et même si Jean-Louis Bianco, le ministre des Affaires sociales, le débarque l’année suivante, Barreau a forcément l’aval de l’Élysée.
Le Droit de savoir, qui tiendra 18 ans (1990-2008), émission « sociétale » phare de la chaîne, connaît en 1991 son impact majeur : avec 42 % d’audience globale cette année-là, TF1 est au sommet de sa puissance. Mitterrand, n’ayant plus besoin de l’antiracisme (qui l’a réélu en 1988), a-t-il voulu jeter du sel islamophobe sur l’échiquier politique, ce qui favorise mécaniquement le parti de Jean-Marie Le Pen à l’approche d’élections importantes (les législatives de 1993), freinant d’autant la droite chiraco-balladurienne, ou se range-t-il finalement à la prophétie communiste de Georges Marchais, énoncée dix ans auparavant ?
« En raison de la présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés et de membres de leurs familles, la poursuite de l’immigration pose aujourd’hui de graves problèmes. Il faut stopper l’immigration officielle et clandestine. »
parue dans L’Humanité du 6 janvier 1981
Il semble que François Hollande ait hérité de la même double question, et qu’il joue le même double jeu.
- 1984, Julien Dray et Harlem Désir reçus par le président François Mitterrand
En 2015, plus de 23 ans après ce débat pour le moins viril, des questions émergent. Roger Auque parlait-il en tant qu’ex-otage des Iraniens, ou bien déjà en tant que traître bossant pour le Mossad ? L’état-major de TF1 avait-il intérêt, pour une fois, à aller dans le sens mitterrandien, c’est-à-dire à taper sur l’islam, qui a pris pendant les six mois du conflit (juillet 1990 - janvier 1991) les traits du dictateur sanguinaire irakien ? Les questions-affirmations de PPDA laissant peu de place au doute : « Alors est-ce que le Coran est un livre de paix ou un livre d’agression ? »
Cette cassure étonnante dans la continuité socialiste, jusque-là très immigrationniste, marque-t-elle un coup d’arrêt pour SOS Racisme, ou tout simplement une prise de conscience – tardive – de la modification du paysage sociologique de notre pays, et de son expression politique ? Est-ce un retour au réel, ou un revirement brutal, malgré un vote musulman en général acquis au PS ? Mitterrand joue-t-il un jeu serré en frôlant une ligne islamophobe proche du populisme (bonne pour le FN et mauvaise pour la droite RPR), en se disant que de toutes les façons, le « vote arabe » lui serait majoritairement acquis ?
Le débat que nous avons exhumé pourrait avoir lieu aujourd’hui, avec des propos peut-être plus mesurés, au vu des braises de novembre 2005, des événements de janvier 2015, et de l’indéniable puissance du Front national, dont le discours est complètement passé dans l’opinion (des barrières médiatiques ont été opportunément levées), et qui a donc moins besoin de la dureté lepéniste des premiers temps.
La problématique et ses termes sont identiques : il suffit de remplacer Mitterrand par Hollande, son fils spirituel déclaré, qui a calqué la campagne de 2012 sur celle de 1981, Barreau par Zemmour, et les journalistes aux ordres d’hier par les journalistes aux ordres d’aujourd’hui. Seul l’ambassadeur de la Tunisie auprès de l’Unesco n’a pas d’équivalent dans l’espace médiatique actuel : les autorités intellectuelles légitimes et représentatives des musulmans ne sont pas légion. Non qu’elles n’existeraient pas, mais elles ne passent pas les barrages.
- Barreau : « Slimane Zeghidour a écrit avec Le Voile et la bannière un livre infiniment plus subversif que le mien ! »
Zeghidour, actuellement à TV5 Monde et à l’IRIS, a disparu des radars. Il apparaissait régulièrement dans les JT des années 90, à l’occasion de la guerre civile algérienne. Force est de constater que les plateaux télés officiels n’ont pas consacré de grande(s) figure(s) intellectuelle(s) musulmane(s), à l’image d’un BHL, par exemple. C’est même le contraire : les musulmans venus défendre la cause de l’islam ont souvent été des repoussoirs pour l’opinion. On pense à Tariq Ramadan, accusé de faire une promotion discrète des Frères musulmans, venant après le très pratique épouvantail Mohamed Latrèche, fondateur du Parti des musulmans de France.
De manière inattendue, à l’occasion des grandes manifestations contre le régime hollandiste en 2013, dans la mouvance de la Manif pour tous, du Printemps français, ou de Jour de colère, des figures apparaissent : Farida Belghoul, Camel Bechikh, Yaya Gouasmi… Qui n’auront jamais les honneurs d’une véritable invitation télé, dans un débat équilibré. Ils seront, au contraire, cités ou raillés dans des documentaires à charge.
Aujourd’hui, l’islam et les musulmans sont défendus dans les médias dominants (parce qu’ils y sont attaqués) avec des phrases toutes faites, mais on sent bien que le cœur n’y est pas. Quand Valls affirme avec des trémolos républicains qu’il défend autant les musulmans que les juifs, tout le monde rigole. Lancé à toute allure dans une campagne islamophobe non-déclarée, le Premier ministre fait la pince de droite pour Hollande, qui garde la pince de gauche : l’un menace les jeunes islamistes français, et à travers eux les musulmans français qui feraient leur nid, tandis que l’autre fait miroiter à la communauté immigrée non-française l’accession au vote républicain (pour les élections locales). La politique, disait l’autre, c’est l’art de cultiver les paradoxes.
« L’islam français, c’est celui qui ne se pose plus la question. » (Camel Bechikh)
Au-delà de ces calculs politiciens, une question demeure : l’islam doit-il faire son aggiornamento ? Et avant toute chose, cette question est-elle légitime ?
Autrement, dit, y a-t-il conflit entre l’islam et les valeurs de la République ? Encore faudrait-il qu’il n’y ait qu’un islam… Pour la majorité des Français de confession musulmane, être français et musulman ne semble pas être une grande épreuve. Si une petite partie des musulmans rejette la France et les Français – appelons-les les islamistes –, on peut dire que le gros du travail d’assimilation est fait. Le temps, l’habitude, l’imprégnation des valeurs françaises font leur chemin. Et réciproquement : les valeurs musulmanes imprègnent la société française. Eh oui, il y en a !
Ce qui pose problème, allons au cœur du débat, ce sont les jeunes Français qui se sentent suffisamment étrangers en France pour endosser l’habit de l’islam radical. Même s’ils sont une minorité, ils peuvent faire du dégât, ils l’ont prouvé. Ils éprouvent la solidité de la République, du vivre-ensemble, comme disent les sociologues de gauche.
La France, avec les tueries de janvier 2015, n’a pas connu le millième des tueries algériennes des années 90. Et pourtant, l’Algérie se remet, lentement, même si les plaies sont loin d’être refermées. Mais soyons provocateurs : de tous temps, il y a eu des nihilistes, ce fut le cas à la fin du XIXe siècle. Les révolutionnaires de toutes tendances étaient prêts à se faire péter pour leur cause. La France n’arrive donc pas à offrir de cause à ces jeunes djihadistes, qui pourraient par exemple se battre pour notre armée. Oui mais voilà, la France livre plusieurs guerres à des pays musulmans, et contre des combattants islamistes. Le lien religieux est donc plus fort, en l’occurrence, que le lien national. Ce qui veut dire que la France n’a pas su proposer de lien fort à ces jeunes hommes.
- « Oh ! Frère François Hollande, convertis-toi à l’islam, sauve-toi du feu de l’enfer, désavoue tes alliés juifs et américains, retire tes troupes
du Mali ! »
(Nicolas, 30 ans, mort début 2014 en Syrie)
Et si, toute représentation ou appartenance classique (UMPS) ayant échoué à prendre en compte leurs problèmes sociaux, le djihadisme était la seule option politique qui permette à ces jeunes d’être pris au sérieux par le système ? D’être considérés ? De prendre de la valeur, même si c’est une valeur négative ? Et si c’était la réaction à la discrimination négative poussée à son paroxysme ? Devenir des ennemis de la France, parce que la France ne les a pas aimés, n’a pas su les aimer ? On entend d’ici les zemmouriens, les identitaires et autres causeurs hurler à l’idéologie du pardon, de la faiblesse, de la dhimmisation d’une République molle, apeurée, prête à payer pour son avoir la paix.
Pourtant, pourtant, on voit bien, en creusant le problème jusqu’à l’os, que la solution ne réside pas dans une modération de l’islam, une francisation de l’islam, ou un adoucissement de l’islam, l’écrasante majorité des musulmans de France vivant tranquillement leur islam dans la sphère privée, n’étant ni des terroristes, ni des égorgeurs, formant juste de pacifiques familles qui ont les mêmes soucis que les Français non-musulmans : trouver ou garder son boulot, trouver ou garder son logement, manger régulièrement et pas trop mal, regarder des films américains, et se lamenter à cause de l’école des mômes. Tous dans la même galère sociale ! Une fraternité de fait.
Et si le conflit islam/République qu’on cherche à nous vendre de force n’était qu’un dérivatif du conflit entre riches et pauvres, entre dominants et dominés, eh oui, la bonne vieille lutte des classes ? Un conflit pauvres/pauvres qui a toujours été la carte des dominances décriées ?
On nous bassine parce que trois grosses n’ont pas voulu être Charlie dans leur école. Mais pourquoi auraient-ils été un journal qui les rabaissait du matin au soir ? Même question pour Marine Le Pen, horriblement caricaturée dans ces pages. Qui pose la question du rabaissement permanent, et de la violence qu’il suppose ?
Le procès en archaïsme/modernisation de l’islam est donc un faux procès, du moins pour l’islam de France. Car l’islam ne peut pas changer les mentalités (encore plus dures à casser que les lois) françaises. Il peut modifier, il peut bousculer, il peut titiller, il peut déranger, mais pas bouleverser. Comme le dit Camel Bechikh, « le fait qu’une population importante extra-européenne et extra-chrétienne se retrouve à l’intérieur de l’Hexagone, a questionné les identités des uns et des autres et donc, produit aussi un certain nombre de tensions ».
D’ailleurs, en passant, le président de Fils de France n’est pas le seul à trouver l’américanisation bien réelle de notre pays plus dangereuse pour la paix sociale que l’islamisation promise par Finkielkraut, Onfray et leurs amis !
Il se peut même que cette confrontation, après des débuts difficiles – on le reconnaît, guerre d’Algérie oblige, même si les médias dominants aggravent volontairement les antagonismes en ignorant « les trains qui arrivent à l’heure » selon l’expression de Bechikh – soit féconde pour le pays. Peut-être est-elle, dans un tout autre sens que celui imaginé par les socialistes retors de SOS Racisme (ou plutôt les racistes de SOS Socialisme), un sens de biologie sociale, un coup de jeune, une chance pour la France. Mais, sous la pression implacable du Média unique, les penseurs dits musulmans tolérés par le système finissent par se plier et intégrer la contrainte masochiste, qui prend la forme d’une fausse question, d’une question réductrice.
Si le philosophe Abdennour Bidar reconnaît que l’islam est en crise (mais quelle religion ne l’est pas), il en appelle, en attendant une réforme pour sortir de l’archaïsme, à la conscience de chaque musulman, à une liberté vis-à-vis de sa propre religion. Une élasticité personnelle permettant de résister, par exemple, à la tentation islamiste. Comme si le fondamentalisme menaçait chaque musulman français et, par ricochet, tous les Français. Dans ce cas, l’absence d’une représentation tutélaire de l’islam en France, que beaucoup appellent de leurs vœux, malgré l’exemple peu convaincant du CFCM, poserait alors moins de problèmes. Une évolution personnelle de chaque musulman (on parle des musulmans en France ou des musulmans français) à la place d’une réforme venue d’un haut assez indéterminé. En fait, il y a autant d’islams que de pays qui le pratiquent. C’est cette plasticité qui explique à la fois l’expansion rapide de cette religion, mais aussi sa dilution. Une expansion au prix de son noyau dur, qui est lui aussi sujet à toutes les interprétations (sunnites contre chiites). C’est peut-être pour cela que se forment des noyaux durs, qui retournent à la lettre la plus pure : pour résister à cette liquéfaction périphérique ?
Malek Chebel, souvent invité avant que Chalghoumi ne prenne un peu sa place dans les médias, celle du « musulman intégré et intégrateur qui ne fait pas peur », après les tueries de janvier qui sont le fait d’islamistes français, dramatise lorsqu’il redoute dans Ouest-France que « deux voyous, nés en France, puissent détruire tout le vivre-ensemble ». On reconnaît bien là le fantasme qui entoure une religion méconnue : source d’incompréhensions, de mépris, de rejet, peut-être que justement la décision gouvernementale d’étudier toutes les grandes religions en classe, islam compris, limitera l’expression de ces peurs. Un début de connaissance et de reconnaissance mutuelle, c’est toujours mieux que la guerre musulmans/chrétiens que certains appellent de leurs vœux !