La décision de l’agence Standard & Poor’s de dégrader la note de la Russie n’a à l’évidence aucune raison économique. Mais elle s’explique parfaitement d’un point de vue politique. Pour justifier sa décision, qui désormais fixe à « BB+ » cette note, ce qui la fait passer en catégorie spéculative, cette agence a mis en avant la détérioration de la flexibilité monétaire du pays, ainsi que la dégradation de ses perspectives de croissance. Par ailleurs, elle n’exclut pas un abaissement ultérieur. Or, la « note » d’un pays dépend de plusieurs paramètres.
Sur quoi se base une notation ?
Le premier est la solvabilité du pays. Or, avec une dette publique qui se monte à 9 % du PIB (soit 10 fois moins que la France) et un déficit budgétaire pour 2015 qui devrait se situer entre 0,7 % et 1,5 % du PIB, la Russie apparaît comme particulièrement solvable. L’ampleur des paiements que devront faire les entreprises à leurs créanciers étrangers ne devrait pas dépasser les 65 milliards de dollars pour 2015. Or, le solde du commerce extérieur devrait être de 100 à 120 milliards de dollars dans la même période. Les entreprises russes sont donc en général très solvables.
On peut objecter que les perspectives de croissance sont aussi prises en compte. Mais, si la croissance devrait être négative en 2015, la baisse ne devrait pas dépasser les - 1,5 %. En réalité, on s’attend à une forte chute au 1er trimestre 2015, puis une stabilisation progressive aux 2ème et 3ème trimestres, et un retour de la croissance au 4ème trimestre. Que la Russie ne soit pas notée AAA se comprend. Qu’elle soit notée en « risque spéculatif » n’a aucune base économique. Il n’y a aucun risque de défaut en Russie, ce que reconnaissent implicitement de nombreux acteurs des marchés financiers [1].
Notons qu’une autre agence, Fitch, avait dégradée la Russie de BBB à BBB-, ce qui correspondait à une notation juste avant le défaut. On voit bien qu’il n’y a aucune rationalité économique [2] derrière cette notation, sinon le discrédit politique imposé par les États-Unis sur les marchés vis-à-vis de la Russie. Cette dernière devra donc payer un coût supplémentaire évalué entre 20 et 30 milliards d’euro en 2015. On peut donc considérer que cette dégradation arbitraire de la note de la Russie correspond à une sanction qui ne dit pas son nom. C’est d’ailleurs ce qu’a déclaré Vassili Nebenzia, vice-ministre des Affaires étrangères. Il faut signaler qu’Anton Silouanov, le ministre russe des Finances, a estimé que l’agence d’évaluation financière faisait preuve d’un « pessimisme excessif », appelant à ne « pas dramatiser ».
La dynamique d’une hystérie antirusse
On voit donc que seules des raisons politiques peuvent expliquer cette dégradation. D’ailleurs, l’agence chinoise Dragon Global Credit (DGC), au contraire, confère à la Russie une excellente note. Les États-Unis sont notés A- et la Russie reste avec une note A. On peut contester bien entendu que la Russie soit un moindre risque que les États-Unis. Mais il est vrai que sur des critères purement financiers, cette notation est bien plus logique que celle de Fitch ou de Standard & Poor’s. Les réserves de la Russie sont importantes, qu’il s’agisse de celles de la Banque centrale ou de celles des différends fonds souverains gérés par le ministère des Finances.
Sur le fond, cela pose la question de la crédibilité des agences de notations. Tant que l’on fera commerce des dettes, que ce soit celles des États ou celles des compagnies privées, il faudra bien porter un jugement sur la solvabilité de l’emprunteur. C’est la raison fondamentale de l’existence des agences de notations. Or, leur existence implique que des raisons politiques n’interviennent pas, ou du moins n’interviennent qu’à la marge, sur leur jugement quant à la solvabilité d’un emprunteur. En se prêtant au jeu politique des États-Unis, ces agences ont compromis leur crédibilité générale.
Les conséquences de long terme de l’hystérie antirusse
Par la même occasion, elles ont retiré du marché un instrument important, quoique imparfait – et l’on se souvient du revirement brutal de ces mêmes agences au moment de la crise des subprime – d’évaluation et donc de fonctionnement de ces mêmes marchés. Ceci ne peut que conduire à terme à la fragmentation croissante de ces dits marchés, et à une inversion progressive du processus de globalisation financière. En effet, si l’on ne peut plus disposer d’avis plus ou moins crédible quant à la solvabilité d’un emprunteur, seule la connaissance particulière que peut donner la proximité avec cet emprunteur permettra de juger de sa réelle solvabilité. Mais, cette exigence de proximité rend impossible tout marché globalisé des dettes, privées ou publiques. Sans s’en rendre compte, le gouvernement des États-Unis vient peut-être de porter un coup fatal à la globalisation financière, dont il fut – et reste – l’un des principaux bénéficiaires.
Ceci met en évidence la dynamique politique très perverse de la politique américaine, que l’on voit d’ailleurs aussi à l’œuvre sur d’autres terrains, et en particulier dans la lutte contre le terrorisme. La responsabilité des États-Unis dans la naissance de l’organisation qui se fait appeler l’État islamique a été bien mise en évidence dans le témoignage du Général Vincent Desportes [3] devant le Sénat de la république française. Pourtant, aujourd’hui, les États-Unis cherchent à organiser une coalition pour lutter contre ce même « État islamique » qu’ils ont porté sur les fonds baptismaux. Cette incohérence se retrouve dans la politique qui les conduit à faire pression sur les agences de notation pour qu’elles dégradent la note de la Russie.
Soulever une grosse pierre pour se la laisser retomber sur les pieds (proverbe chinois)
À la recherche d’avantages locaux, et ici d’un avantage par rapport à la Russie, ils n’hésitent pas à compromettre des instruments qui sont – ou qui devraient – être considérés comme des biens publics, soit des biens appartenant à tous, et dont aucun acteur du marché ne peut priver les autres. L’établissement d’une notation d’un emprunteur était une « connaissance commune » qui fonctionnait comme un « bien public » sur le marché international des dettes. Il se pourrait bien que l’on constate la disparition de ce « bien public » et avec lui d’un mécanisme essentiel au fonctionnement d’un marché globalisé, ce qui pourrait précipiter la fragmentation financière, et l’émergence de diverses monnaies plus où moins convertibles comme instruments financiers au sein de ces espaces fragmentés. Une telle évolution sera-t-elle négative ? Probablement pas pour les pays émergents, ni même pour la majorité des pays du monde. Mais, elle portera un coup fatal à la puissance des grands centres financiers, et donc, par ricochet, aux États-Unis…