Le Monde a récemment accusé la DGSI d’avoir « réécrit l’histoire » des attentats de Paris de janvier dernier. Mais le quotidien de référence n’apporte que fort peu d’informations sur cette « réécriture », l’essentiel ayant déjà été annoncé par Alain Bauer lors d’une conférence organisée le 8 février 2015. Le grand maître de la criminologie d’État y comparait à plusieurs reprises l’affaire des attentats de Paris à l’affaire Merah, présentant ce dernier comme un informateur des services français. Se dirige-t-on vers une affaire Merah bis ?
Il n’y a aujourd’hui plus aucun doute sur le fait que, dans l’affaire Charlie Hebdo, la DGSI, comme dans l’affaire Merah, cherche à dissimuler des erreurs dont on ignore la teneur exacte. Ces erreurs se limitent-elles au défaut de surveillance des frères Kouachi, comme le clament la grande presse et les autorités ? Nous ne le pensons pas. Après enquête, nous sommes en effet en droit de nous dire que les auteurs des attentats de Paris ont bénéficié de la mansuétude plus qu’étrange des services de police et de renseignement français.
Nous avons essayé de déterminer les motifs politiques qui pourraient justifier une telle indulgence. Notre enquête porte sur la longue aventure d’une filière et ses ramifications via l’Irak, la Syrie, la Libye, la Tunisie et enfin la France, devenue une plaque tournante de l’internationale djihadiste.
Au moins trois des Français cités dans l’affaire des attentats de Paris ont un point commun : ils étaient dans le business du textile, une activité connue depuis le démantèlement de la filière irakienne du XIXe arrondissement de Paris en 2005 pour être un moyen de financement du djihadisme. Parmi ces Français, Boubaker El Hakim et Amar Ramdani ont de surcroît entretenu des relations mystérieuses avec les services de police.
Quant à Saïd Kouachi, le démantèlement de son trafic clandestin de vêtements programmé par la DNRED (Direction Nationale des Renseignement et des Enquêtes Douanières) a été entravé par la DGSI.
BFM TV a fait le « buzz » en diffusant un entretien téléphonique avec son frère Chérif, enregistré lorsque les deux frères s’étaient barricadés dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goële, mais l’intégralité de l’enregistrement audio n’a jamais été diffusé. Paris Match a révélé que d’autres rédactions avaient pu s’entretenir avec les frères Kouachi en appelant l’imprimerie ; toutefois rien n’a filtré, pour le moment, sur le contenu desdits entretiens.
À BFM TV, Chérif a toutefois déclaré : « Les services secrets, t’inquiète pas, je les connais... J’ai su comment bien faire les choses. » Que voulait-il dire exactement ? Il est impossible de le déterminer avec certitude. On doit néanmoins se rappeler que Mohamed Merah avait tenu des propos similaires avant que l’on apprenne qu’il était en réalité un indic de la DRRI (Direction régionale du renseignement intérieur) de Toulouse, ainsi que l’a révélé Le Point. Son agent traitant, Hassan, avait beau faire remonter à la centrale de Levallois-Perret ses doutes sur les prétendus voyages touristiques de Merah au Waziristan et en Israël, ce fut en vain : aucune mécanique policière ne fut déclenchée pour mettre un frein aux activités louches d’un homme qui se préparait à importer la terreur djihadiste en France.
Un ancien commandant de la gendarmerie confiait aux auteurs de ces lignes il y a quelques semaines : « C’est l’éternel problème de l’indic et de l’agent infiltré... Jusqu’où aller ? Quand le stopper ? C’est vieux comme la police... » Ce problème connaît aujourd’hui une ampleur inédite. En cause : une diplomatie française qui, illusionnée par les prétendus « printemps arabes », s’est lancée dans une politique schizophrène qui consiste à combattre des islamistes qu’on a soigneusement armés la veille. Dans de telles conditions, comment infiltrer des réseaux aussi nombreux qu’imprévisibles ?
Et d’abord, les attentats de Paris étaient-ils imprévisibles ? C’est loin d’être assuré, nous allons le voir.
Il y a maintenant près de quatre mois que les attentats ont eu lieu. Outre les « défaillances » concernant la protection de Charlie Hebdo relevées par le documentaire de la société Premières Lignes, voisine de l’hebdomadaire satirique, on doit également s’interroger sur les relations surprenantes que certains des terroristes ont entretenues avec les services de police français, à commencer par l’un des membres de la cellule des Buttes-Chaumont à laquelle appartenait Chérif Kouachi. Une cellule qui, rappelons-le, avait, à l’époque de son démantèlement, fait la une des médias et dont l’homme-clé n’était point Farid Benyettou, comme la presse le répète en boucle, mais Boubaker El Hakim, un djihadiste hors du commun.
1. Boubaker El Hakim, acte 1 : l’Irak
Dans les premiers mois de l’année 2003, des jeunes du XIXe arrondissement de Paris commencent à rejoindre l’Irak pour combattre l’invasion américaine. Passant par Damas, ces adolescents ont pour chef spirituel un certain Farid Benyettou, aujourd’hui infirmier à Paris. À Damas, Boubaker El Hakim, assure de son côté leur transfert en Irak.
Loin d’être un inconnu, Boubaker, né le 1er août 1983 à Paris, est aujourd’hui un djihadiste chevronné qui est devenu une véritable star pour tous ces Français partis « sur le sentier d’Allah » ; il est même « l’ennemi public numéro un » de la Tunisie, selon son ministre de l’Intérieur, quoique les partis d’opposition doutent de la volonté du parti Ennahdha d’arrêter celui qui a revendiqué l’assassinat de deux hommes politiques dans une vidéo réalisée par l’État islamique en Syrie.
Quant aux médias français, hormis quelques journalistes isolés, ils sont restés relativement silencieux sur un homme que le politologue Jean-Pierre Filiu a pourtant présenté successivement comme le probable commanditaire des attentats de Paris, puis comme celui ayant préparé l’attaque du musée du Bardo à Tunis. Pourtant, Boubaker El Hakim, alias Abou Mouqatil Al-Tounsi, a été célébré dans le dernier numéro de Dar Al-Islam, la revue (en français) de l’État islamique. Interviewé, il déclare avoir participé à la création d’un camp d’entraînement djihadiste en Libye ; il y revient aussi sur son passé mystérieux.
Boubaker El Hakim doit sa première apparition publique à une interview qu’il a accordée à la radio RTL en mars 2003. En direct d’un camp d’entraînement djihadiste, il y appelait ses « frères » du XIXe à le rejoindre en Irak pour « tuer les Américains », scandant : « Je suis même prêt à me faire exploser ! » À l’époque, le Premier ministre Dominique de Villepin s’opposait à l’intervention américaine en Irak et l’opinion publique française se mobilisait en organisant de grandes manifestations. Près d’une semaine après son appel au djihad sur les ondes de RTL, déjà de retour en France, Boubaker participait à l’une de ces manifestations à Paris : il s’y fait repérer par les RG en compagnie de son frère Redouane. Dans la foulée, la DST les plaçait tous deux sous surveillance. À partir de ce moment, Boubaker fut suivi ; mais alors comment expliquer la suite de son parcours ?
À peine quatre mois après la manifestation parisienne, sans explication aucune, la préfecture de police de Paris délivre un nouveau passeport à Boubaker, lui permettant de se rendre en Irak pour un énième voyage via la Syrie. Une question se pose alors : pourquoi les services de police français ont-ils laissé partir Boubaker qu’ils surveillaient depuis plusieurs mois ? Quel était le véritable but de cette opération ?
Le chercheur Jean-Pierre Filiu, souvent très au fait de l’activité des réseaux djihadistes, affirme que Boubaker a été formé par les services de renseignement syriens – une bien étrange thèse, étant donné que ce sont les autorités syriennes qui ont mis fin, par deux fois, aux voyages de l’intéressé. Filiu appuie sa démonstration sur le fait que Boubaker est passé par l’Institut Al-Fath de Damas, dont le cheikh était réputé proche du régime syrien. Mais cela ne saurait être suffisant pour expliquer une relation étroite avec les services de renseignements syriens qui, lorsque l’on prend en compte l’indulgence des services de police français à l’égard de notre homme, pourrait s’expliquer bien différemment. Ainsi, on est en droit de se demander si les services français et syriens n’auraient pas collaboré pour pister la filière irakienne du XIXème arrondissement (et plus tard la faire tomber), utilisant pour ce faire Boubaker comme une « sentinelle ».
On peut sérieusement se poser la question car, outre les facilités administratives dont l’homme, surveillé par la DST, a bénéficié lors de son dernier départ pour Damas, Boubaker était un djihadiste pour le moins singulier qui voyageait dans des hôtels de luxe, comme l’hôtel Palestine de Bagdad, ainsi que nous l’apprend une enquête de Paris Match de 2005. Surprenant pour un djihadiste de terrain.
[...]
Le 6 février 2013, l’opposant de la gauche laïque tunisienne, Chokri Belhaïd, est assassiné ; l’enquête s’oriente aussitôt vers les milieux salafistes tunisiens, placés sous surveillance. Parmi eux : Boubaker El Hakim. Mais le gouvernement d’Ennahdha ne semble guère pressé d’arrêter des terroristes qui continuent sur leur lancée en assassinant, le 25 juillet 2013, selon le même mode opératoire que précédemment, un autre militant de la gauche tunisienne, Mohamed Brahmi. Dès le lendemain, Ennahdha est accusé par la femme de Mohamed Brahmi d’être derrière l’assassinat. Le ministre de l’Intérieur tunisien, Lotfi Ben Jeddou, annonce alors le nom de l’auteur présumé des deux assassinats : Boubaker El Hakim !
Mais il est trop tard, l’homme a fui son domicile pour se rendre en Libye grâce à son ami Labidi. C’est seulement arrivé en Syrie, en décembre 2014, quelques semaines avant les attentats de Paris, que Boubaker réapparaît publiquement, dans une vidéo de Daesh dans laquelle il revendique les assassinats ainsi que sa participation aux combats du Mont Chaambi. Il termine en déclarant : « Sachez donc que l’État islamique va arriver en Tunisie inchallah et nous détruirons cet étendard que les descendants de Charles de Gaulle et de Napoléon ont levé pour lui substituer celui d’Allah Akbar et Mohamed est son prophète. » Quelques mois plus tard, la Tunisie est frappée par Daesh.