Maître Damien Viguier s’exprime dans cet entretien sur la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Propos recueillis par Silvia Cattori le 19 janvier 2015.
Silvia Cattori : Dans un récent billet [1], vous relatez le cas d’Othman Dahouk, âgé de 16 ans, mis en examen pour « apologie de terrorisme » pour avoir fait figurer sur son compte Facebook l’image « Je suis Kouachi ». Il encourt de ce fait sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende, cela en vertu de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 [2] renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Vous attirez l’attention sur l’introduction dans la loi pénale du terme de « terrorisme » conduisant à « laisser à l’arbitraire du magistrat le choix de condamner ou de relaxer ». La loi du 13 novembre 2014 a-t-elle ouvert la porte à des condamnations expéditives qui n’auraient pas été possibles avant son introduction ? En quoi celle-ci a-t-elle fondamentalement changé la procédure suivie et les garanties pour l’accusé d’être jugé sereinement ?
Damien Viguier : L’apologie est un genre de discours, un discours de défense, un plaidoyer. Quant au terrorisme c’est un phénomène politique qui, de marginal qu’il était dans les conflits jusqu’à la Première Guerre mondiale, y a pris une place centrale.
Une ambiguïté fondamentale pèse sur cette loi qui incrimine l’apologie du terrorisme, c’est qu’elle n’interdit pas l’apologie du terrorisme comme tel. Car elle laisse entre les lignes l’idée qu’il y a des terrorismes dont il faut faire l’apologie. La distinction est supposée faire consensus. Par exemple vous devez évidemment défendre la résistance française, qui s’est illustrée de 1941 à 1944. Il ne viendrait à personne l’idée de condamner à 7 ans d’emprisonnement celui ou celle qui glorifie Pierre Georges, l’assassin d’Alfons Moser, le 21 août 1941 à Paris, ou qui chante les louanges de la directive donnée depuis Londres en juillet 1942. Dans la période récente Laurent Fabius a pris la défense du Front Al-Nosra. Or cette apologie-là est permise, il s’agit de la politique internationale de la France (c’est ce qu’a jugé le Tribunal administratif de Paris).
Autrement dit, si l’on interdisait véritablement l’apologie du terrorisme, de tout terrorisme, les choses seraient claires et pour ma part je crois qu’il faudrait approuver cette loi. Mais pour le coup le contexte est plus important que le texte. C’est ce qui « floute » ce texte. L’inquiétant est moins dans la lettre du texte que dans la propagande et le battage médiatique qui entoure l’application de ce texte. Le citoyen est placé au cœur de conflits politiques meurtriers puisqu’il doit sans cesse faire la part entre ce qu’il faut défendre et ce qu’il faut condamner, alors qu’objectivement, lui, le civil, est toujours la victime. Une explosion est une explosion, qu’elle provienne des airs ou de la route.
Et derrière les actes de terrorisme il y a des idées, des conceptions du monde. Par exemple une idée de la manière dont la société doit être organisée relativement à la distinction des sexes. Or, la même société politique qui impose aux masses une idéologie de la démocratie, de la participation citoyenne, de la promotion des différences, du vivre-ensemble, se comporte, dans le même temps, de manière extrêmement brutale avec ceux qui ne font pas les « bons » choix. Le port du voile est un exemple parfait.
Pourquoi certains choix radicaux de civilisation auraient le droit de s’imposer par la force et la violence tandis que d’autres seraient condamnés ? Derrière la condamnation de tel terrorisme plutôt que tel autre, ce sont bien des idées et les groupes qui les portent que vous entendez combattre.
Les prévenus sont donc soumis à un traitement d’exception inquiétant. Les magistrats ont-ils manifesté leur opposition aux dispositions de cette nouvelle loi ?
Je n’ai pas connaissance de ce qui se pratique ces jours-ci partout en France, mais uniquement ce que j’ai vu personnellement et ce dont j’ai eu l’écho par la presse. Je crois que les magistrats s’attendent à ce que les avocats continuent de plaider comme si de rien n’était. Qu’ils expliquent que leur client a fait une bêtise, qu’il le reconnaît, qu’il demande pardon sincèrement, qu’il ne mesurait pas la portée de ses propos, que bien sûr il condamne l’islam radical, qu’il accepterait même d’être condamné et de faire un stage de rééducation citoyenne, etc. Le jeu classique.
Il est extrêmement surprenant, d’une part, de voir les parquetiers obéir aveuglément aux injonctions du ministre de la Justice, Christiane Taubira, qui les a lancés à la chasse, en encourageant la délation. Le tout dans un unanimisme très inquiétant, l’Assemblée nationale au grand complet entonnant La Marseillaise après un discours de Manuel Valls absolument délirant. Soudain il n’est plus question d’indépendance de la magistrature. Et dans ce contexte j’ai été encore plus surpris de voir des magistrats du siège entrer dans ce jeu et accepter de qualifier d’apologie de terrorisme l’acte de gens qui n’ont fait qu’ériger une pancarte « Je suis Kouachi » dans la rue ou sur Internet. Je n’en reviens toujours pas. C’est une honte. C’est peut-être le signe de ce que la fonctionnarisation et la tertiarisation du service public de la justice sont parachevées. Les magistrats sont des gens comme les autres. Ils sont Charlie. C’est tout. Qu’on me comprenne bien. Nous ne sommes plus sous l’Ancien Régime et les magistrats doivent appliquer la loi du Prince. Mais cette qualification vague et imprécise d’apologie du terrorisme leur laisse tout de même la possibilité et la responsabilité de ne l’appliquer qu’à dessein, disons dans le cas de gens qui ouvertement et sérieusement défendraient et encourageraient la commission d’actes terroristes en France. Tandis que là on va bien au-delà des opinions des gens. On dirait qu’il y a un désir de terrorisme. C’est à la fois ridicule et inquiétant pour les effets que cela aura dans un proche avenir.
Actuellement nous faisons le jeu du terrorisme. Je rappelle que les seules catégories juridiques pertinentes sont celles de civil et de militaire, de combattant et de non-combattant, le premier, soumis aux lois de la guerre, relevant du crime de guerre, et le second du crime de droit commun ; les incriminations spéciales qui prétendent ériger une catégorie de terroriste autonome, et définir les actes de terrorisme, font le jeu de la stratégie terroriste, dont le but est d’être reconnue comme telle et de provoquer une répression spéciale de manière à déclencher, par réaction, le cycle infernal qui mène à la guerre civile. En outre, il y a une disproportion manifeste à faire encourir une peine de sept ans d’emprisonnement à des gens qui ont commis des faits qui relèvent de l’enfantillage, ou s’expliquent par la faiblesse d’esprit, par l’état d’ivresse, par une volonté d’indépendance d’esprit, par un attachement irréductible à la liberté d’expression ou par une vocation artistique. Au mieux ils pouvaient prévoir une amende contraventionnelle pour de tels faits.
L’humoriste Dieudonné comparaîtra lui aussi le 4 février devant le tribunal correctionnel pour « apologie de terrorisme ». À quoi peut-on s’attendre dans le climat actuel de « démence collective » que vous dénoncez ?
On peut s’attendre à tout. Son cas est d’autant plus intéressant qu’il est un des rares, avec quelqu’un comme Alain Soral, à s’opposer au conflit que l’on cherche à déclencher en France. Depuis longtemps il est question de l’importation en France du conflit israélo-palestinien. Nous y sommes, au cas où ça n’aurait toujours pas été remarqué. On dirait que ceux qui n’en veulent pas doivent être éliminés, d’une manière ou d’une autre. Dieudonné s’est depuis toujours engagé pour que l’on n’arrive pas en France à une configuration politique qui rappelle la situation coloniale. C’était le sens de son combat contre le Front national. Or, c’est ce vers quoi nous allons. L’Histoire n’avance pas. Elle balbutie. On se croirait en Algérie dans les années 50. Les discours sont les mêmes.
Par ailleurs Dieudonné a été également l’un des rares à avoir condamné l’euphorie guerrière qui a saisi les médias, les politiques, les milieux syndicaux, associatifs, etc. depuis les évènements que l’on a qualifié de « Printemps arabes ». Il s’est rendu en Libye pour soutenir Kadhafi. Il a soutenu le président Bachar Al-Assad. Tout cela pendant que ceux-ci faisaient face à une véritable « croisade », une ruée vers le Maghreb et le Moyen-Orient, la Syrie surtout, au nom de la défense de l’islam. En 2011, 2012, 2013 encore, qui n’a pas encouragé le départ vers la Syrie de jeunes désœuvrés ou désespérés par la société que nous leur proposons ? Dénoncer alors le terrorisme était analysé comme une complicité avec la prétendue tyrannie du régime syrien. Et puis soudain, volte-face, les mêmes qui ont provoqué au terrorisme en Syrie dénoncent ce même terrorisme en France. Ils ont même l’impudeur de souhaiter que les terroristes restent en Syrie, y continuent « le bon boulot ». Ce qu’il y a de plus inquiétant actuellement, ce sont moins les quelques faits qui se sont déroulés et qui ont fait quelques morts que l’attitude des autorités et des médias français. S’ils voulaient rendre les gens schizophrènes ils ne s’y prendraient pas autrement.