Au début du XIe siècle, en Italie du Nord, le droit romain était connu et enseigné. Il prenait place dans le trivium, au sein des arts libéraux – qui connaissent une première renaissance dans les années 1040 [1]. Mais c’est surtout avec le mouvement de la Réforme que les choses vont s’accélérer [2]. Les collections canoniques de la fin du XIe siècle attestent de ce que, peut-être dès 1050, de nouveaux manuscrits étaient aux mains des Occidentaux [3]. Le plus fameux d’entre eux est un Digeste que l’on tint pour l’exemplaire original, celui-là même qui fut promulgué en décembre 533 à Constantinople par l’empereur romain d’Orient Justinien. Il portat d’abord le nom de littera pisana, avant qu’en 1406 les Pisans ne se le voient ravir par les Florentins qui le conservent actuellement encore à la Biblioteca Medicea Laurenziana [4]. Un second manuscrit provenant de Ravenne, la littera bononiensia, servit à l’enseignement des premiers maîtres bolonais. D’Italie, au début du XIIe siècle, l’enseignement du droit romain se diffuse en France et en Angleterre, puis dans toute l’Europe occidentale [5].
Adhémar Esmein écrit que les hommes du XIIe siècle trouvèrent dans les textes laissés par le Haut-Empire un idéal d’ordre et de justice « qui enflamma les âmes » [6]. Se faire une idée de l’engouement qui saisit alors l’élite intellectuelle nous est aujourd’hui difficile. Mais songeons qu’en 1130 une disposition du concile de Clermont présidé par le Pape Innocent II réprouve le fait que des religieux puissent sortir de leur monastère pour aller suivre des cours de droit à l’Université [7] ; qu’en 1163 le concile de Tours sanctionne à nouveau les retours dans le monde, laissant deux mois aux contrevenants pour réintégrer leur clôture [8] ; qu’en 1180 le pape Alexandre III dut interdire l’étude du droit romain à tout régulier ; qu’en 1219 la fameuse décrétale Super specula d’Honorius III étendit la prohibition aux prêtres et aux principaux clercs séculiers [9] ; et enfin qu’encore en 1254 une bulle d’Innocent IV qualifiait les juristes d’héritiers de Lucifer. On déplore la discendi cupiditas. On se plaint de ce que des hommes d’Église délaissent l’ascèse, la piété et l’Écriture pour des études financièrement et socialement bien plus fructueuses. Berriat Saint-Prix emploie l’expression d’« apôtres d’un nouveau genre » [10] pour ces juristes qui, de Bologne, essaimaient dans les monastères, dans les diocèses, dans les communes, dans les corporations, dans les États, à la cour de l’Empereur et au Saint-Siège ou dans les universités qu’ils fondaient ou rénovaient par tout l’Occident.
Le droit romain est étudié et cité tant par les théologiens que par les canonistes et les légistes. Il est compréhensible de la part de légistes d’étudier et d’invoquer un droit qui est celui de l’Empire. Cela peut encore s’expliquer quant aux canonistes, puisque selon une célèbre formule de la loi des francs ripuaires Ecclesia vivit sub lege romana [11]. C’est sans doute plus curieux pour la théologie – encore que, au mot d’Ulpien qui définit la jurisprudence comme science des choses divines et humaines, la Grande Glose d’Accurse, à la question de savoir s’il était alors nécessaire au juriste d’étudier aussi la théologie, ait répondu non, parce que tout était déjà dans le corpus juris [12]. Or ce droit ne traite pas plus de Dieu que de l’État, et moins encore de l’Église. Certes, il est des constitutions et des textes pour aborder ces sujets. Mais ce sont des passages très marginaux et négligeables au regard de ce qui forme le cœur du corpus juris. À l’image de ce qui en était déjà connu au haut Moyen Âge, les écrits impériaux et doctrinaux que l’on découvre aux XIe et XIIe siècles ne traitent pour l’essentiel que de famille et d’affaires de droit privé. L’édifice justinien est quadripartite : les Institutes sont un manuel initiatique ; le Code (dans ses deux éditions) et les Novelles sont des recueils de décisions impériales ; le Digeste, qui en forme la partie majeure, est composé d’extraits tirés d’auteurs qui discutent de questions de droit. Il se divise en cinquante livres au beau milieu desquels ses livres vingt-trois à trente-six portent sur trois matières : le régime matrimonial dotal, la tutelle des mineurs, des femmes et des fous, et les successions. Ces matières enseignées auparavant en première année [13] sont à l’origine du droit civil. Cet « umbilicus » coïncide à peu près avec l’Infortiat, partie médiane selon le découpage tripartite établit sous l’École de Bologne et première étudiée [14]. Le chef de famille, le maître et l’esclave, le père et le fils, le tuteur et son pupille, le défunt et ses successeurs, le mari et son épouse sont donc parmi les sujets exclusifs du droit romain. Et ces relations ne sont jamais abordées qu’à propos de litiges qui portent sur les obligations et sur la propriété. C’est alors qu’il est question de personne, de puissance, de représentation, de délégation ou d’autorisation. C’est précisément une caractéristique du droit romain que d’opérer ce que la doctrine allemande a appelé Isolierung : envisager un droit privé pur de tout mélange de droit public ou de théologie.
Cela peut sembler paradoxal, mais sans doute est-ce de cette caractéristique que résultent ces distinctions tranchées dans lesquelles Weber voyait l’originalité du rationalisme occidental. Distinction entre droit sacré et droit profane, séparation de la théologie et du droit, et, au sein de ce dernier, du droit séculier et du droit canon, du droit public et du droit privé [15]. Théologiens ou juristes, qu’ils soient d’Église ou d’Empire, lorsqu’ils utilisent et invoquent le droit, n’ont donc rien d’autre que ces lois. Et pourtant ils ne confondent pas le jus publicum avec le jus privatum. Pas plus que le Christ n’est à proprement parler le frère du religieux ou l’époux du monastère, les grands féodaux, clercs ou laïcs, ne sont les maîtres, les parents ou les époux de leurs sujets. En 1158, corrigeant Martinus, Bulgarus distingue devant Frédéric Barberousse entre la protection ou la juridiction de toute chose, qui est au prince, et la propriété des choses, qui est aux particuliers [16]. Mais si, conformément à la vision qu’en avait eu Maitland, les légistes qui travaillaient à la constitution des États et de l’Empire, et les canonistes qui défendaient l’Église, ne pouvaient puiser leurs arguments ni emprunter le cadre de leur construction qu’au droit civil, alors cela ne peut situer ces distinctions que sur le terrain de l’herméneutique. Esprit contre littéralité, le droit public était l’ésotérique d’un droit privé réduit à de l’exotérisme.
Le droit romain recelait deux sens, ainsi articulés l’un à l’autre – qui appelaient chacun un effort d’interprétation. Son sens premier, celui du droit privé, exigeait déjà pour lui-même une interprétation, tout simplement parce qu’il s’agit d’une matière difficile à appréhender – chacun peut aisément le constater en se confrontant à ces textes. Même en restant au niveau de ce sens premier, la paternité, la protection et la représentation, l’alliance ou la succession s’y enrichissent donc, au regard du sens commun et vulgaire, d’un sens savant qui relève d’une véritable technologie. D’autant que des concepts généraux ne peuvent se dégager que d’analogies au cas par cas et de délicates transpositions de figures d’une institution à l’autre — comme entre dot, tutelle et succession. Mais ensuite, en conséquence de ce que nous venons de dire, puisque au travers de sa casuistique ce droit ne conceptualise jamais ouvertement l’État, la commune, l’Église, le monastère ou la divinité, ce sens premier appelait à son tour une interprétation. C’est là une première raison pour que la seule voie ouverte à la théologie et aux droits public et canonique ait été celle de la métaphore et de l’allégorie [17]. Mais il en est une seconde, peut-être plus importante encore, parce que si elle invite elle aussi à interpréter le droit romain, c’est-à-dire d’avoir à en dégager un sens qui ne peut se réduire à la prime compréhension de sa lettre, de surcroit elle explique l’attrait exclusif que l’on lui voue. Car, après tout, pourquoi se focaliser sur ces textes-là ? Cette seconde raison tient à ceci que la loi romaine est considérée comme de droit divin. Or, le dévoilement de sens d’un texte sacré place toujours celui qui le comprend dans une position très singulière. L’interprète, lecteur ou auditeur, se trouve placé devant une révélation. Ce qui invite bien, mais cette fois plus directement, à regarder comme des allégories les figures que l’on y discerne.
Depuis le sein même du corpus iuris civilis de rares et brèves allusions invitaient les canonistes et les légistes d’Empire ou d’État à opérer la translatione nominum et substantialia. Ces invites suffisaient aux juristes, et la discrétion même ne pouvait que les conforter dans leur conviction qu’il s’agissait de mystères auxquels ils étaient initiés, et qu’il était question, selon les termes de Tacite, d’éprouver les arcanes de l’Empire [18].
À suivre…