L’avortement légal en France a quarante ans. Les prises de position des personnalités politiques au pouvoir et les évolutions législatives des quarante dernières années sur la question illustrent le succès de l’idéologie progressiste dominante. En Occident, seul les États-Unis témoignent d’une franche évolution inverse, du moins sur les aspects législatifs : on note une nette volonté populaire de modérer l’accès à cette pratique très controversée dans certains États. Constats croisés de la situation en France et outre-Atlantique.
En France : quarante ans de législation favorisant l’IVG
Depuis la dépénalisation amenée par la loi du 17 janvier 1975, l’accès à l’avortement n’a cessé d’être facilité par la législation française, au point de finir par contredire les dispositions qui cherchaient à conserver son caractère d’exception. Dès 1979, avec la confirmation de la loi Veil (qui était une loi expérimentale), les procédures médicales sont assouplies. En 2001, le délai maximum pour pouvoir avorter passe de 10 à 12 semaines de grossesse. À partir de 1982, les frais relatifs à l’hospitalisation sont en partie couverts par l’assurance maladie, avant d’être remboursés à 100 % par la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2013 (c’est donc le contribuable, qu’il le veuille ou non, qui finance les IVG, ce qui rend l’argument du « choix », brandi avec ferveur pour faire face aux arguments moraux, quelque peu cocasse).
Le chapitre dédié à l’avortement dans la loi Belkacem pour « l’égalité réelle entre les femmes et les hommes », promulguée en août 2014, a prolongé la tendance des quarante dernières années. La loi a élargi la définition du délit d’entrave (défini comme « les actes et pressions morales et psychologiques visant à empêcher une personne de s’informer sur l’IVG » [1]) et alourdi les peines qui le sanctionnent. De même, la loi enterre définitivement la symbolique notion de « détresse ». En clair, jusqu’à présent, il était nécessaire qu’une situation de détresse soit avérée pour permettre l’intervention médicale, bien que la femme concernée soit depuis longtemps, par jurisprudence, considérée comme apte à pouvoir juger seule son état après qu’elle a effectué les consultations exigées par la loi. Ce dernier rempart symbolique est supprimé. L’avortement n’est donc plus une solution regrettable à une situation de mal-être et de difficultés flagrantes, il devient la résultante d’un simple choix dont le degré se rapproche nettement de la logique de consommation : toute considération morale, tout jugement critique est évacué au profit de la préférence personnelle, facteur roi qui n’a pas à être justifié.
Un militantisme gouvernemental sans équivoque
On se retrouve donc aujourd’hui bien loin des justifications originelles de la légalisation de l’IVG. L’argument de l’accès laborieux à la contraception (qui est d’ailleurs d’une façon assez discutable toujours associé à la question de l’avortement dans l’argumentaire progressiste) n’est plus valable. Toute la mythologie de l’oppression de la femme et de la dépossession de son corps par l’homme tyrannique est aujourd’hui difficile à maintenir. En considération des nouvelles dispositions de la loi, on est en droit de se demander ce qu’il reste de la grande promesse de Simone Veil lors de la présentation de la loi de 1975 a l’Assemblée :
« Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue… »
À travers la déchéance de cette promesse, d’aucuns pourraient clamer que, de l’exception, nous avons effectué un glissement prémédité vers la banalisation, qui frise à présent l’incitation ; surtout lorsque l’on observe la ferveur militante dont font preuve nos représentants gouvernementaux.
Par exemple, en 2013, face à l’apparition de sites Internet « anti-IVG » tenus par des associations, certes plutôt hostiles à l’avortement, mais dont la démarche était surtout de pouvoir échanger avec les futures mères en situation de doute et de suggérer la réflexion, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes, s’était fendue de plusieurs déclarations scandalisées [2]. Un comportement pour le moins étonnant dans la belle démocratie où la « liberté d’expression » serait, comme on nous le répète en boucle aujourd’hui plus que jamais, absolue et sacrée. Surtout que les radicaux du camp d’en face, les « pro-choix », à savoir toutes les officines libertaires agissantes, ont pour leur part droit aux financements publics et aux partenariats scolaires.
Faute d’interdire ces sites Internet (l’option a sérieusement été envisagée) le ministère a répliqué par l’ouverture d’un site « neutre » d’information sur l’IVG. Les champs lexicaux utilisés par les sites Internet institutionnels nous donnent une idée de ce qu’est une approche « neutre » du sujet aujourd’hui… En matière d’avortement, plus encore que pour d’autres problématiques, tout est une question de vocabulaire !
- Illustrations de la « neutralité » des sites institutionnels financés par les pouvoirs publics
L’avenir, comme nous l’apprend l’histoire des lois progressistes, se lit dans les divers rapports commandés par les ministres. L’un d’entre eux, remis par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh), à Madame Belkacem, en novembre 2013, propose de supprimer le délai de réflexion d’une semaine qu’impose le code de santé publique entre les deux consultations qui charpentent la procédure d’interruption de grossesse [3]. Nul doute que cette proposition finira un jour dans le bulletin officiel.
On admet que 35 % des femmes adultes (en métropole) ont déjà eu recours à l’avortement. Sur une année donnée, presque 3 % des 20-24 ans vont avorter [4].
Le nombre d’IVG pratiqué par an serait de 220 000, un nombre faussement réputé stable : une hausse du nombre d’actes a suivi l’arrivée de la gratuité en 2013 et on constate une augmentation notable, « inquiétante », chez les adolescentes [5].
Notons d’ailleurs que la publicité massive faite à la contraception et son accessibilité grandissante n’a pas apporté la baisse promise du nombre d’IVG. Pour autant, l’argumentation progressiste reste invariable depuis des décennies.
L’avortement aux États-Unis :
quarante-deux ans d’histoire ardente et complexe
Les États-Unis dans leur ensemble connaissent au niveau législatif et factuel une évolution parfaitement contraire à la France : des promulgations de plus en plus nombreuses de lois locales cherchent à restreindre l’accès à l’IVG, et de moins en moins d’actes sont effectués chaque année. Plus de mesures jugées « contraignantes » vis-à-vis de l’avortement ont été prises ces trois dernières années que sur toute la décennie précédente. En effet, de 2001 à 2013, plus de 200 lois de ce type, réparties dans trente États, ont été votées. Dans le même temps, le nombre d’avortements pour mille femmes par an a atteint son niveau le plus bas des quarante dernières années [6].
- Nombre de lois réputées « anti-IVG » votées aux États-Unis
- L’évolution du nombre d’avortement aux États-Unis pour 1000 femmes depuis 1973
Contrairement à la doxa, qui tend à faire croire que les dynamiques anti-avortement aux États-Unis sont le fait d’instances puissantes ayant la mainmise sur les pouvoirs législatifs et médiatiques, la défense du « droit à la vie » n’est pas seulement une idéologie de stars dévotes voulant mettre leur célébrité au service de leur opinion. Elle est surtout le combat d’organisations populaires nées de la base, en réaction à une pression venue d’en haut.
L’histoire de l’avortement aux États-Unis est en fait duale. Elle s’articule autour d’un événement charnière : la décision de la Cour suprême dans le cas Roe v. Wade en 1973 [7].
Avant cette date, l’avortement était interdit ou très réglementé dans la plupart des États. À la fin des années soixante, des organisations féministes militant pour la légalisation généralisée se mettent en place, avec en particulier en 1968 la création de la fameuse NARAL (National Abortion Rights Action League), fondée entre autres par l’activiste Betty Friedan et le docteur Bernard Nathanson (coreligionnaires des figures françaises progressistes de l’époque qu’étaient Lucien Neuwirth et Simone Veil) et qui est encore aujourd’hui un lobby progressiste de premier plan. L’avortement devint bientôt un sulfureux débat national et suite à la délibération de la Cour suprême en 1973 dans le cas Roe v. Wade, toutes les lois relatives à l’interdiction ou à la restriction de l’IVG sont supprimées au profit d’un cadre fédéral, qui affirme un droit inaliénable à l’avortement, tout en structurant un champ vaste d’ajustement laissé libre aux juridictions locales.
Depuis cette décision essentielle, les débats portant sur la législation nationale resteront concentrés sur une poignée de problématiques émotionnellement intenses mais très générales et sans grand impact factuel, telles que l’interdiction des techniques d’avortement tardif, imposée par le Partial-Birth Abortion Ban Act de 2003. La bataille s’est en effet déplacée sur le terrain local, où les « pro-vie » vont lever une énergie considérable pour peser dans la législation propre à chaque État, avec pour objectif de profiter au maximum du pouvoir laissé aux juridictions locales en la matière.
L’avortement : une guerre politique locale
Ces « lois anti-IVG » qui composent le boom législatif précédemment cité se positionnent sur des aspects très variés. Nous pouvons ainsi discerner :
Les lois qui concernent les aspects médicaux : il s’agit essentiellement des lois qui régissent la durée maximale de grossesse pour avoir le droit d’avorter. Par la voie médicamenteuse, la limite se situe généralement entre la cinquième et la septième semaines et par la voie chirurgicale, la limite s’étend de six à vingt-huit semaines. D’autres variables telles que l’âge, les conditions de santé, la problématique des grossesses dues à des viols, le consentement parental… viennent compléter les disparités entre États.
Les lois qui concernent les obligations techniques des établissements de santé : l’exemple typique est la loi du Sénat 537, votée au Texas en 2013, qui a imposé de telles obligations aux cliniques que le nombre d’établissements où l’on peut effectuer un avortement dans l’État est passé de quarante à dix en un an [8].
Les lois qui concernent la sensibilisation de la future mère. Elles sont multiples. Il s’agit tout d’abord de légiférer sur la durée de la période de réflexion entre les consultations obligatoires, mais surtout de décider du contenu de ces consultations. En fonction des États, la mère devra, ou non, se présenter à des entretiens en face-à-face et elle se verra sensibilisée ou non sur un certain panel de sujets : risque de l’avortement sur sa santé, risque de l’impact psychologique d’un avortement, ou encore propos plus métaphysiques visant à mettre en évidence l’être humain en devenir qu’est le fœtus. Certains États proposent (voire imposent) une séance d’échographie et il est parfois suggéré à la mère de visualiser le fœtus.
- Échographie à 12 semaines. Les lois de certains États sont-elle « anti-IVG » ou montrent-elle la réalité de ce que signifie un IVG ?
On pourrait encore citer toutes sortes de variables récurrentes, comme par exemple le niveau d’intervention des finances publiques ou des assurances privées dans le remboursement des frais médicaux, ou encore la considération pénale de la pratique d’un avortement illégal (que certains États classent comme un assassinat quand d’autres y voient une agression envers la mère enceinte). Les lois locales s’articulent ainsi en fonction des potentialités vastes qu’offrent les lois fédérales et la Constitution, ou plutôt en fonction des interprétations multiples que ces dernières suggèrent, ce qui entraîne des débats constants sur la conformité des lois locales et donc des implications fréquentes de la Cour suprême.
La pratique de l’avortement, l’opinion qu’on y porte et le droit local à son égard dépendent énormément de différents facteurs socio-économiques et culturels : race, classe sociale, âge… Pour autant, en matière d’avortement, le combat des idées se cristallise généralement autour de questionnements d’ordre religieux.
La lutte idéologique : quand l’obsession dogmatique est à la fois force et faiblesse
Partout dans le monde, le débat sur l’avortement est intimement lié à la question religieuse. C’est aussi le cas aux États-Unis, où l’action militante (opérations coup de poing dans les universités ou dans les cliniques, manifestations, événements, actions d’entraides…) est le fait quasi-exclusif des instances cléricales locales ou d’organisations nationales à connotation religieuse.
et leur nombre de nouvelles lois en 2013 (à gauche),
à mettre en parallèle avec une carte présentant
un indice composite de « religiosité » (on distingue
la fameuse « Bible Belt »)
Cette réalité explique que l’argumentaire « pro-vie » utilise essentiellement des arguments relatifs au droit naturel, fortement teintés de morale religieuse. Les revendications des « pro-vie » se complètent de ce fait généralement de préoccupations morales concernant la sexualité. (Des préoccupations qui ne rencontrent pas le soutien des statistiques : si les progressistes ont tort en disant que la promotion de l’information sur la contraception fait baisser le nombre d’avortements, les défenseurs de la chasteté, pour leur part, ne voient pas leurs efforts de promotion de l’abstinence dans le sud rural se couronner de succès. Le niveau de pauvreté semble rester irrémédiablement un critère bien plus déterminant dans le taux de grossesses non-désirées.) Mais ce spectre argumentaire trop étroit fait les choux gras des lobbies progressistes, qui peuvent ainsi facilement caricaturer les militants « pro-vie », tout en se réservant le vivier à présent immense des personnes ne se sentant pas concernées par les dogmes religieux et les croyances qui leur sont liées.
L’argumentaire progressiste, en plus d’être soutenu par l’argent du gouvernement fédéral, par les différentes officines mondialistes et bien sûr par les médias, est en plus davantage totalisant et donc plus efficace : toutes les causes frauduleuses du progressisme sont habilement empaquetées (jeunisme, égalité homme-femme, féminisme, individualisme, libération sexuelle, LGBT…) pour former un unique bloc idéologique avançant tel un rouleau compresseur sur les esprits.
- Devant une église : « Marie et Joseph ont choisi la vie et ont changé le monde pour toujours. » Le militantisme anti-avortement se base avant tout sur la rhétorique religieuse.
Pour pouvoir compléter les succès politiques locaux que leur octroient les disparités culturelles d’une véritable combativité au niveau national, les militants « pro-vie » devraient peut être rechercher à englober l’avortement dans une critique plus large et plus fine du système.
Comment peut-on en effet s’opposer à l’avortement sans rien avoir à redire sur une économie qui généralise la précarité (42 % des femmes demandant un avortement vivent sous le seuil de pauvreté) ? Comment peut-on ne pas voir les liens évidents entre la dépravation des mœurs et l’épanouissement de la société de consommation ? Comment peut-on proclamer que l’on défend la vie tout en continuant à soutenir un gouvernement fédéral qui provoque des conflits meurtriers à travers le monde ?
Les militants « pro-vie » semblent atteints de cette cécité intellectuelle typique des mouvements dissidents américains qui, peut-être parce que cela revient à remettre en question leur mode de vie sur-matérialiste et certaines des valeurs fondatrices de leur pays, parviennent difficilement à voir plus loin que des considérations morales facilement jugées arbitraires ou à dépasser leur constitutionnalisme primaire [9].
- Les militants de terrain sont mobilisés et n’ont pas peur des grands moyens
Si l’on porte de nouveau le regard sur la France, malgré l’échec des initiatives de terrain cherchant à freiner l’avancée de l’avortement, on note un grossissement des rangs de ceux qui, par le truchement d’une réflexion globale qui part de la critique duale du capitalisme et de la démocratie proposée par les auteurs de tous bords des XIXème et XXème siècles, et qui se prolonge dans les analyses de la connivence libéral/libertaire produites, entre autres, par Michel Clouscard puis Alain Soral, en arrivent à se considérer comme hostiles à l’avortement, ou du moins hostiles à sa banalisation. Et ce, parfois en dépit d’une absence de relation avec les instances cléricales ou de croyances spirituelles affirmées. Mieux qu’invoquer l’autorité de Dieu dans un monde athéisé, mieux peut-être encore que d’invoquer le droit naturel dans un monde où règne un relativisme dévoyé, la dénonciation de la marchandisation de la vie, inclue dans une critique totalisante du système, peut se montrer efficace sur le terrain idéologique car elle est capable de neutraliser tout le mensonge sophistique du progressisme.
Ainsi, aux États-Unis comme ailleurs, on pourrait penser que les pieux militants « pro-vie » auraient beaucoup à gagner à approfondir leur discours et à tendre des mains. Cela leur permettrait sûrement de donner une cohérence globale à leur position tout en élargissant le cercle de leurs soutiens. Sans compter les potentiels ralliements plus complets à terme : il n’est pas rare de voir des individus passer de l’errance spirituelle à la foi la plus nette après une phase de remise en question autant émotionnelle que documentée du monde d’aujourd’hui.