Charles Lindbergh, décédé le 26 août 1974, fut un personnage central de l’histoire de l’aviation et une grande figure populaire américaine. Il est aussi connu pour ses engagements, en particulier contre la guerre, qui lui valurent d’être qualifié de « nazi », ou d’« antisémite ». Une ombre sur la postérité immense de cet aviateur, inventeur, scientifique reconnu et auteur prolifique qui nous ramène finalement à une certaine constante dans les limites de la liberté d’opinion.
Le parcours de l’ « aigle solitaire »
Ingénieur en mécanique de formation, pilote pour une compagnie aérienne livrant du courrier, Charles Lindbergh entre subitement dans l’Histoire lorsqu’il réussit la première traversée de l’Atlantique sans escale et en solitaire, les 20 et 21 mai 1927 à bord du Spirit of Saint Louis. « L’aigle solitaire » sera couvert de reconnaissances officielles. On lui décerne la Medal of Honor et la Distinguished Flying Cross aux États-Unis, ou encore la Légion d’honneur en France (1931). En Angleterre, il est reçu par le Roi en personne et reçoit l’Air Force Cross en 1927. Il sera aussi élu « Man of the Year » par le Times magazine en 1928. Au niveau du grand public, l’ovation est aussi notable : des centaines de milliers de personnes l’accueillent à son arrivée à Paris le fameux 21 mai, et il est adulé comme un héros national à son retour outre-Atlantique. Son ouvrage We, publié deux mois après la traversée, se vendra dans le monde à plus de 650 000 exemplaires.
- Arrivée de Lindbergh au Bourget, le 21 mai 1927
Lindbergh passera les années suivantes à faire fructifier cette notoriété. Il deviendra ainsi un porte-voix et un promoteur de l’aviation, et il multipliera les visites officielles à l’étranger.
Au cours des années 30, il s’intéressera aussi à la chirurgie et en particulier à la circulation extracorporelle. Ses travaux sur le cœur artificiel aux cotés du français Alexis Carrel sont résumés dans un ouvrage intitulé The Culture of Organs, publié en 1938.
En 1934, le kidnapping de son fils génère un véritable ouragan politico-médiatique. La nation entière s’émeut, les journaux s’affolent, les autorités déploient des efforts considérables dans la recherche de l’enfant. Malgré le versement d’une caution, ce dernier est retrouvé mort. Cet événement et l’agitation populaire et médiatique qui l’ont accompagné touchent durement Lindbergh, qui s’exile avec sa femme et ses enfants en Europe de 1936 à 1938. C’est durant cette période qu’il se rendra plusieurs fois en Allemagne pour le compte de l’US Air Force. Le IIIème Reich lui décernera la grande croix de l’ordre de l’Aigle allemand de la part d’Adolf Hitler, de la main de Goering.
Pendant la guerre, Lindbergh réalise de nombreuses missions en tant que civil pour l’US Air Force dans le Pacifique, d’abord en tant que conseiller, puis en action. Après la guerre, il sera consultant auprès du chef d’état-major de l’US Air Force et auprès de la Panamerican Airways. En 1954, Eisenhower lui redonne un titre militaire (brigadier general). Il reçoit cette même année le prix Pulitzer pour son ouvrage The Spirit of Saint Louis.
Vers la fin de sa vie, Lindbergh se concentre sur la défense de l’environnement et des espèces marines en voie de disparition. Il s’immerge aussi au sein de tribus indigènes aux Philippines et en Afrique. Il meurt en 1974 à l’âge de 72 ans sur l’île hawaïenne de Maui où il s’était retiré. Son ultime ouvrage, aux accents très autobiographiques, dans lequel Lindbergh émet des doutes quant aux bienfaits de la modernité technique et politique, est publié en 1978 à titre posthume [1].
Un engagement public controversé
Dès 1938 Lindbergh avait invité les forces occidentales à ne pas rompre l’accord de Munich et à ne pas rentrer en guerre contre l’Allemagne. Lors de son retour aux États-Unis en 1939, Lindbergh s’engage au sein de l’America First Commitee, une organisation plurielle regroupant un large panel de tendances politiques autour de l’opposition à l’engagement américain dans la guerre.
Comme tous les mouvements populaires ou intellectuels isolationnistes de l’époque, l’organisation connaît, de 1940 à 1941 en particulier, un très grand engouement (elle comptera jusqu’à 800 000 membres). Sa position est très représentative de l’opinion majoritaire, qui s’entête à refuser l’implication dans le conflit malgré la propagande intense de la part des lobbies dans les arts, la littérature ou les médias, cherchant à jeter l’opprobre sur l’Allemagne dès 1933, et ouvertement entraîner les États-Unis dans le conflit dès 1940.
Les meneurs des mouvements isolationnistes sont ainsi systématiquement et de façon plus ou moins justifiable accusés d’antisémitisme et de sympathie avec le régime nazi. Charles Lindbergh n’échappe pas à la règle et pour l’accuser des péchés ultimes, les groupes belliqueux ne manquent pas d’arguments : Lindbergh est en effet proche d’Henri Ford, il a aussi toujours porté un intérêt particulier à l’eugénisme (ce qui n’est pas sans lien avec son amitié avec Alexis Carrel) et il refuse de rendre sa décoration allemande.
- Lindbergh à la tribune de l’America First,
en 1941
Pourtant, Lindbergh ressemble davantage à une célébrité faisant part de ses constats d’expérience qu’à un idéologue sournois aux intentions extrémistes. D’ailleurs, si l’on se penche sur le contenu intégral de son discours du 11 septembre 1941, très souvent cité car il y désigne les « juifs, les britanniques et l’administration Roosevelt » comme des « agitateurs », on retrouve, comme dans l’ensemble de ses déclarations, beaucoup de tempérance, du bon sens et une volonté assez simplement exposée de ne pas voir le peuple américain entrer dans une guerre au nom d’intérêts qui ne sont pas les siens [2]. L’America First Commitee, pour sa part, fut accusé d’être infesté de pro-nazis antisémites, et enchaîna les communiqués cherchant à clarifier ces questions. L’organisation demanda en outre à ses détracteurs hystériques de « cesser d’injecter la question raciale dans une question de guerre ou de paix » [3]. En vain.
Comme de nombreux américains de l’époque, Lindbergh estimait que les États-Unis devaient s’en tenir à leur Constitution, et qu’il était vital pour l’Europe de trouver par elle-même les solutions à ses déséquilibres. En cela, il était résolument convaincu que l’intervention américaine était illégitime.
Comme en témoignent ses engagements à la fin de sa vie, Lindbergh s’est toujours placé en défenseur des particularités identitaires et du droit à l’autodétermination. Une position honorable qu’on peut certes observer avec retenue, compte tenu de l’admiration forte qu’a voué l’aviateur à la puissance technique et technologique de l’Occident pendant une grande partie de sa vie, couplée à des considérations d’ordres racial et génétique parfois un peu étroites. Il faut cependant rappeler qu’il s’agissait là surtout de remarques éparses plutôt que de travaux théoriques construits.
De même, comme l’indique son biographe A. S. Berg, sa relative sympathie pour le IIIème Reich (qu’il reniera d’ailleurs après-guerre à la vue des camps de concentration) s’explique surtout par le fait qu’il voyait l’Allemagne comme le seul rempart possible contre le bolchevisme. De par ses expériences pratiques au sein des milieux de pouvoir et des affaires, il adhérait assez peu au dogme guerrier de la grandeur de la démocratie devant faire obstacle aux odieux fascismes [4]. À ses yeux, une Europe dominée par la France, par les Britanniques ou par l’Allemagne, resterait l’Europe. Il voyait cependant le bolchevisme comme l’horreur absolue, la mort physique des identités européennes [5]. La dualité essentielle était donc pour Lindbergh au niveau de la civilisation (Europe ou URSS) et non du politique (démocratie ou fascisme). Il considérait que le rôle de la nation-sœur américaine vis-à-vis de l’antique Europe n’était certainement pas d’intervenir dans les affaires de cette dernière et d’entretenir ses querelles. L’Amérique devait au contraire se concentrer sur elle-même et construire son indépendance vis-à-vis de l’Europe, avec qui elle composerait en quelque sorte les deux visages d’un unique ensemble ainsi équilibré : l’Occident.
On pourrait donc même deviner chez l’aviateur une vision plus complète, plus profonde que le simple isolationnisme constitutionnaliste de l’époque. C’est peut-être d’ailleurs cette recherche de liens aussi charnels que complexes entre les États-Unis et l’Europe qui coûtera à Lindbergh d’être aussi violemment caricaturé.
Il est en tout cas intéressant de constater que pendant l’entre-deux-guerres comme à notre époque, ceux qui osent citer une certaine communauté pour s’opposer à ses ardeurs bellicistes sont hâtivement et à jamais marqués du sceau grossier, réducteur et disqualifiant de l’ « antisémitisme ». Ceci permet de mettre sur la touche tout opposant, quelles que soient la nuance et la qualité de son propos, sa notoriété auprès de masses populaires ou encore la richesse de son parcours.