Les gens ne sont pas égaux devant la mort, vous savez. Il y a des morts « évènement », d’autres pas. Les médias et les politiques adorent les grands spectacles : épouvante, catastrophes, incendies, décès de riches privilégiés, décès utiles à certaines causes.
300 passagers plus l’équipage s’écrasant dans le Donbass, tout près de la frontière russo-ukrainienne, c’était le vol 17 de la Malaysian Airlines, ça c’était bon. Des morts infiniment plus importants, ou du moins bien plus dignes de faire les unes, que les dix mille et quelque civils tués par les bombardements aveugles des villes du Donbass par les troupes du régime de Kiev, ou des millions d’Arabes. C’était bon pour la cause, c’est bon pour acculer la Russie.
Les US et leurs alliés voulaient que la Russie soit mise à feu par une « Lettre écarlate » les stigmatisant. Ils ont poussé Poutine vers une impasse : se montrer soumis ou assassin de masse. Pile je gagne, face tu perds. Ils ont présenté au Conseil de sécurité un projet de résolution sur la formation d’un tribunal spécial pour le vol de la Malaysian, comprenant une référence au chapitre VII, la pire, celle qui traite de « l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression » (article 39), ce qui autoriserait l’usage de la force. Si cette résolution passait, cela voudrait dire que la Russie a perdu sa souveraineté. Même dans le cas improbable d’un procès équitable, l’impact d’une telle soumission serait énorme. Et le procès aurait lieu devant un tribunal hostile pour lequel « la vérité n’est pas recevable », car elle profiterait à la défense.
Ce serait un miracle si la Russie échappait à la condamnation dans un tel procès.
Vous allez me dire : mais la Russie est parfaitement innocente, dans cette catastrophe aérienne, ça saute aux yeux. Et alors ? Ces gens-là n’en ont rien à faire, de la vérité : ils ont pendu Saddam, brutalisé Kadahfi, gardent les Palestiniens enfermés à Gaza, et ils veulent aussi détruire et dompter la Russie qui réfléchit solidement. Rien de tel qu’une résolution sous l’étendard du magique chapitre VII, capable de lâcher d’un coup tous les démons de la guerre.
Mais le pire serait que la Russie perdrait sa souveraineté. S’ils l’acceptaient, ils seraient piétinés sans merci. Aucun grand Etat n’a jamais accepté d’être traîné en justice et jugé. C’est un signe de « souveraineté limitée », de soumission à l’autorité suprême.
Les US ne l’ont jamais fait. Ils n’ont pas daigné adhérer à la Cour pénale internationale, si bien que ses citoyens ne sauraient y être inculpés. Il y a des centaines de cas où les US auraient mérité de passer en jugement, mais cela ne s’est jamais produit.
Tandis que j’écris ceci, le triste anniversaire d’Hiroshima nous rappelle le plus grand crime du siècle, qui n’a jamais fait l’objet d’un procès. Mais c’était il y a longtemps… Dans les années 1980, les US ont miné les ports du Nicaragua, et en 1986 la CPI a déclaré les US coupables. Les US ont refusé de s’y plier. Ils n’ont pas reconnu le droit de la CPI à les juger.
En 1989 ils ont envahi le Panama, enlevé le président, ils l’ont séquestré et mis au cachot au Barad Dur de Floride ; La majorité du Conseil de Sécurité a voté pour la résolution condamnant l’invasion, en des termes clairs et sans ambiguïté : « Le Conseil de sécurité déplore fermement l’intervention au Panama des forces armées US, en violation flagrante de la loi internationale, et exige l’arrêt immédiat de l’intervention », mais les US et leurs alliés ont mis leur veto à la résolution.
Depuis lors, il y a eu encore bien des guerres et des invasions, mais les US ont toujours envoyé à la poubelle tout ce qui pourrait impliquer le moindre contrôle par-dessus leur souveraineté.
Et voilà que soudain, ils sont devenus adeptes de la loi internationale.
Cela aurait été une erreur fatale pour les Russes s’ils s’étaient laissé faire. Ce genre de tribunaux est hautement politique, et ils décident en fonction des ordres qu’ils reçoivent. Les Russes en ont fait récemment une expérience désagréable ; ils ont accepté que le tribunal de La Haye s’occupe des oligarques en fuite qui prétendaient que Poutine leur avait volé leurs économies durement gagnées. Ils pensaient que leur bon droit était évident, et ils ont cru à l’impartialité du tribunal. Et ils ont été bien étonnés quand le tribunal de La Haye a ordonné à la Russie de payer cinquante milliards de dollars. On ne les y reprendra pas.
Les poètes décrivent ces tribunaux mieux que les avocats : « C’est moi qui serai le juge, le jury c’est moi, c’est moi qui vais m’occuper de toute cette affaire, et je te condamnerai à mort », disait Lewis Carroll, à Alice (au pays des merveilles).
La Russie a mis son veto, et il y a eu un hurlement unanime dans les médias, pour condamner la Russie. Aucun des scandalisés n’a pris la peine d’exiger que les US se plient à la sanction de la moindre de leurs transgressions. Ils savaient que ça ne marcherait pas. Et ils ne sont pas les seuls ; le tout petit état juif d’Israël non plus n’a jamais accepté d’affronter un tribunal.
Pourquoi est-ce qu’Israël refuse ? La justice est un concept grandiose, et les juifs sont des plaideurs nés. C’est bien pour cela qu’ils le savent ; un juge trouvera toujours le moyen de trancher dans le sens qui lui paraît adéquat, et il trouvera les arguments pour justifier son inclination.
La loi est si bizarre, et change si vite ! Il y a cinquante ans, un Américain aurait fini en taule pour un rapport sexuel avec une personne de race différente ou de même sexe. Maintenant, la race n’est plus une circonstance aggravante, mais une femme de trente ans s’est vue infliger 22 ans de prison pour une histoire d’amour avec trois gamins de dix-sept ans en Floride. Si elle les avait voulu les liquider, elle aurait pris moins que ça. Vladimir Ilich Lénine, avocat de formation, considérait que les tribunaux et les avocats étaient des outils de la classe dirigeante. Il ne croyait pas à la justice objective. Certes, les juges se prêtent à la volonté des dirigeants. Puisque les dirigeants veulent que la Russie soit déclarée coupable, ils le feront dès qu’ils en auront l’occasion.
Ceci dit, qu’est ce qui s’est passé vraiment, dans le ciel de Donetsk ? Il y a plusieurs versions : une bombe à bord de l’avion, un missile sol-air qui aurait touché l’avion, un avion de chasse qui l’aurait abattu. Ils y a des versions complotistes compliquées, qui combinent ces causes, rivalisant avec le 11 septembre en sophistication. Les versions les plus élaborées relient la chose à la disparition mystérieuse du vol 370 de la Malaysian, quelques mois plus tôt.
Les Russes ne voulaient pas frapper l’avion de passagers, c’est hors de doute. Les rebelles de Donetsk n’auraient pas pu le faire, parce qu’il volait bien trop haut, hors d’atteinte pour leur matériel. Certains disent que c’est le régime de Kiev, ou le seigneur de Dniepropetrovsk d’alors, Kolomoïsky le magnat, qui est du Habad Loubavitch, [1] qui l’auraient fait pour en accuser les Russes, mais j’en doute.
Il y a des témoins du vol d’un avion de combat ukrainien Su-25 basé à Dniepropetrovsk qui aurait pu abattre l’avion de ligne, en le prenant pour le Rossiya russe qui transportait le président Poutine. Ils donnent même le nom du pilote : le capitaine Vladislav Volochine.
Il y a aussi des témoins qui ont vu une batterie de missiles sol-air appartenant à Kiev ou même aux rebelles (ce qui est improbable ; ils ne sont pas si sophistiqués). Qui peut connaître la vérité ? Ce genre de choses arrive en temps de guerre, et c’était une étape de guerre intense entre les rebelles et le régime de Kiev.
Je vais vous raconter une histoire vraie de ma vie de soldat. En 1973 mon bataillon de parachutistes israéliens s’était emparé des hauteurs égyptiennes de Ataka, dans le désert entre le Canal de Suez et la vallée du Nil. Nous avions envoyé un groupe de nos meilleurs combattants en reconnaissance. Un ami à moi a pris le commandement. C’était une nuit noire d’octobre. En revenant, mon ami a oublié de signaler leur retour, et nos sentinelles ont ouvert le feu. Mon ami et trois soldats ont été tués. Les tirs amis ne sont pas rares. Si les amis en meurent, des étrangers qui se trouvent au mauvais moment au mauvais endroit y passent aussi, bien souvent.
Je n’accuserais personne, pour l’accident, sauf ceux qui avaient envoyé l’avion au-dessus de la zone de combat, les tours de contrôle de Kiev ou de Dniepropetrovsk. Ni les opérateurs ukrainiens ni les russes, encore moins les rebelles, ne voulaient abattre un avion civil. Même si c’est un avion de combat ukrainien qui l’a fait, c’était sans comprendre la nature de la cible. Ce sont des choses qui arrivent, dans la guerre. En 1988, les Américains ont abattu un airbus civil iranien A-300. 300 personnes ont péri, y compris 52 femmes et 66 enfants, comme dans le drame de Donetsk.
Au départ, les Américains avaient commencé par nier leur responsabilité. Ils ont dit que l’avion survolait une zone interdite, et que le pilote n’avait pas répondu à la sommation. Le président Reagan a fait acquitter le commandant du croiseur responsable. Plus tard on a découvert que l’avion de ligne volait à l’altitude permise, et avait donné la réponse correcte, mais c’est le système de défense des missiles de l’autre avion, l’Aegis, qui avait mal interprété les signaux, et le capitaine avait appuyé sur le bouton rouge.
En février 1973, Israël avait abattu un avion civil libyen, tuant plus d’une centaine de passagers. L’avion s’était dérouté sous une tempête de sable, les Israéliens ont dit que le drapeau libyen ressemblait au drapeau égyptien, Israël a été jugé coupable, ce que l’Etat n’a jamais reconnu, mais il a payé les indemnisations aux familles des victimes.
Dans ces deux cas, ce n’était pas ouvertement la guerre, mais il régnait une tension certaine dans la région. Or le Donbass était en guerre totale à ce moment. N’importe lequel des combattants pouvait se tromper, et prendre l’avion civil pour un vaisseau ennemi, en fonction de leurs moyens techniques.
Les Ukrainiens, gens souples, auraient pu le faire même en temps de paix par pure imprudence, comme ils avaient descendu le vol d’Air Sibéria entre Tel Aviv et Novossibirsk il y a dix ans. Jusqu’à aujourd’hui, les Ukrainiens n’ont pas admis leur responsabilité.
Les théories du complot peuvent être utiles, Elles tempèrent la frénésie que fabriquent les médias. Mais je ne les prendrais pas au sérieux. En guerre, la règle du cui prodest (à qui cela profite-t-il) ne marche pas. Les gens et les avions peuvent vraiment sombrer par hasard. Israël a été le bénéficiaire de la catastrophe, parce que cela a détourné l’attention mondiale de la guerre sanglante à Gaza. Kolomoïsky, citoyen israélien, sioniste enragé, magnat et tout puissant à Dniepropetrovsk, un type capable de tout, est en partie responsable de l’accident, dans la mesure où ce sont ses agents qui ont donné l’ordre à l’avion de ligne de modifier son altitude, et où le capitaine Vladislav Volochine était sous ses ordres ; mais cela ne veut pas dire pour autant que ce soient les sionistes qui aient abattu l’avion.
Je suis certain que les Russes n’avaient rien à voir – du moins consciemment- parce qu’ils ont ouvert aux enquêteurs tous leurs rapports de communications. S’ils avaient la moindre responsabilité, les US l’auraient vu grâce à leurs satellites, et ils l’auraient fait savoir au monde entier aussitôt. Mais les US n’ont rien dit ; ils n’ont pas présenté leurs rapports. Le régime de Kiev non plus ; ils s’assoient sur les enregistrements de la tour de contrôle. Est-ce qu’ils les publieront un jour ? J’en doute.
Une chose est sûre (que les victimes reposent en paix, Allah yerham, que Dieu leur fasse miséricorde, comme disent nos frères arabes dans ces cas-là), Anton Tchékov, le dramaturge, disait : un fusil accroché au mur au premier acte doit forcément tirer au dernier acte. C’est ce qui se passerait avec une résolution qui se réfèrerait au chapitre VII. Heureusement que les Russes ont eu le courage de mettre leur veto sur le projet, et ont ainsi remis la guerre à plus tard. Autrement, nous devrions implorer la miséricorde divine pour bien plus de gens.
Traduction : Maria Poumier.