Une réunion remarquable a eu lieu la semaine dernière, la première rencontre en face à face entre Trump et Poutine, et je serais négligent de ne pas la commenter.
En regardant les vidéos de la réunion (les quelques fragments tirés des brèves secondes lorsque les journalistes ont été autorisés dans la pièce, se pressant et se poussant) il est devenu clair pour moi que ces deux personnes se sont bien connectées, se trouvant intelligentes et de sympathiques interlocuteurs. Beaucoup de gens trouveraient cette caractéristique étrange. Il est fréquent de voir en Poutine une personne incontournable, crypto-menaçante, et en Trump un bouffon baratineur et chaotique. En un sens, ils ont raison, mais seulement en surface. Cette surface, dans le cas de Poutine et dans le cas de Trump, se compose d’une personnalité publique soigneusement synthétisée par plusieurs itérations et essais pratiques. Chacune d’elles a été conditionnée par les spécificités de la Russie et des États-Unis, respectivement : ce à quoi les gens répondent bien, ce à quoi ils s’attendent et ce dont ils sont capables. Les spécificités de leurs personnalités publiques et ce qui les conditionne sont intéressantes en soi. Mais ce qui est vraiment important, c’est ce qui se trouve sous les eaux...
En Russie, la vue de Trump et de Poutine se serrant la main, leur conversation et leurs rires ont suscité un grand soupir de soulagement. C’est parce qu’il existe une compréhension chez les Russes que ces deux hommes sont membres d’une sorte d’équipe de la bombe à l’échelle mondiale : leur travail consiste à éviter que la planète ne soit vaporisée et pour se faire, ils doivent pouvoir se parler efficacement. Ceci a été empêché par diverses forces aux États-Unis et c’est généralement perçu comme un symptôme de démence collective qui a pris les États-Unis et voir la réunion finalement se dérouler et la glace brisée, est considérée comme un bon signe. Je suis persuadé que beaucoup d’Américains ont exactement la même réaction, bien que beaucoup d’entre eux aient été manipulés dans un double piège émotif toxique, la haine de Trump et la haine de Poutine.
La personnalité publique de Poutine est conditionnée par l’exigence d’être considéré comme un dirigeant fort. Les Russes ont pour la plupart une vision peu développée de notions telles que les contrôles, les équilibres et la séparation des pouvoirs, comprenant que leur pays, tout au long de ses millénaires, n’a réussi qu’avec une main forte à la barre (Pierre le Grand, Catherine la Grande, Staline , Poutine), déclinant au contraire chaque fois que cette main était trop faible (le tsar Nicolas II, Gorbatchev, Boris Eltsine). Ainsi, Poutine fait tout ce qui est nécessaire pour nourrir l’égrégore du dirigeant russe : il est en forme et affuté physiquement, cool, calme et concentré et ridiculement bien informé sur une vaste gamme de sujets. Il parle avec des paragraphes bien construits et des phrases qui ne se traduisent pas nécessairement en anglais, en tout cas, qui dépassent la portée de l’attention de la plupart des Américains. Beaucoup de Russes détestent leur gouvernement, en particulier leur gouvernement local, qu’ils considèrent souvent comme un service usurpé, inefficace ou corrompu. Mais ils aiment Poutine et appuient ses efforts pour comprendre et réparer les choses à leur niveau.
La personnalité publique de Trump est conditionnée par l’exigence d’être perçu comme un outsider par les élites américaines sur les côtes Est et Ouest qui contrôlent le duopole politique à deux partis, les agences gouvernementales, les sociétés transnationales, les universités et les centres de recherche notamment en médecine et, enfin, et pas des moindres, les médias « officiels » tels que la presse écrite et la télévision par câble. Tout ces gens sont caractérisés par une tendance commune à mal parler de la population réelle, qui compose une grande partie des habitants des États-Unis, à l’extérieur d’une poignée de grandes villes comme New York et San Francisco, ignorant les personnes qui se prennent en main, renforçant ainsi le biais anti-intellectuel déjà fort observé aux États-Unis depuis très longtemps. De même, l’approche de Poutine consistant à répondre à chaque question de manière réfléchie, polie et soigneusement rédigée avec une verbalisation improvisée mais bien conçue, ne fonctionnerait pas aux États-Unis : cela semblerait étranger, impénétrable comme un message chiffré. En fait, c’est ce qui fait que Poutine est si facile à diaboliser pour les médias américains : dans un fabuleux exercice de mauvaise foi, ils peuvent projeter sur Poutine tout ce que la plupart des Américains détestent de leurs propres élites, l’exposer derrière le voile de leur hypocrisie et exiger hystériquement qu’il se conforme à leur double standard.
En ce qui concerne la personnalité publique de Trump, les ingrédients clés sont : les deux tiers des Américains ne font pas confiance aux médias de masse ; plus de la moitié d’entre eux se méfient des experts en général, préférant plutôt remplir leurs têtes avec toutes sortes de notions simples ; pratiquement aucun d’eux ne fait confiance aux politiciens ou aux fonctionnaires ; et aussi, ils sont presque impossibles à intéresser ou à capter par leur attention, ne souhaitant qu’être amusés par toutes sortes de spectacles de gladiateurs, idéalement ceux qui impliquent un peu de sang sur les murs. L’expérience de Trump en tant qu’homme de reality show s’adapte parfaitement à cette ambiance publique. Ses actions forcent ses adversaires à agir. À l’inverse, les gens de tout le pays voient que les élites des côtes Est et Ouest détestées détestent Trump et, par réflexe, se rangent du côté de Trump.
Essentiellement, la stratégie publique de Trump est de faire le troll. Puisque le trolling est un grand passe-temps américain, cela lui procure l’affection d’une grande partie de la population.