L’émergence d’une nouvelle crise financière est aujourd’hui une réelle menace pour le système économique international. Il est bon de se remémorer alors les conditions de déclenchement de la précédente crise, celle de 2008 que l’on a appelé la « crise des subprime ». C’est pourquoi je republie ici un article que j’avais donné à l’époque à la Revue de la Régulation. Cet article analyse l’enchaînement des événements durant les douze jours fatidiques qui ont marqué le déclenchement de cette crise. Le lecteur y trouvera de nombreuses références à l’histoire militaire et à « l’art de la guerre ». La temporalité des événements est en effet très proche de celle d’un conflit armé. Au-delà, la pertinence de la métaphore militaire provient du fait que l’on est en présence de groupes de décideurs qui doivent réagir dans un temps très court et qui, bien souvent, n’ont pas les moyens (ou les capacités) de peser complètement le pour et le contre de leurs actions. Ils prennent alors des décisions importantes sur la base de paris, de règles heuristiques, qui peuvent être validées ou invalidées par la suite des événements. C’est ce qui rapproche la décision financière de la décision militaire.
Une décade prodigieuse. La crise financière entre temps court et temps long
La crise financière, rampante depuis l’été 2007, a connu un tournant majeur entre le dimanche 14 septembre et le vendredi 26 septembre 2008. L’accélération brutale des événements en a changé qualitativement la nature. On est ainsi passé du stade d’un nouveau choc dans le système bancaire et financier américain (la faillite de Lehman Brothers) au constat public de la fin de l’hégémonie financière américaine qui datait depuis 1945 [1], en passant par l’évocation du spectre d’un effondrement total du système bancaire comme en 1929. Ces journées dramatiques constituent un de ces « moments » historiques où sont testées tout autant les stratégies que les doctrines et les théories qui les sous-tendent. La décision des autorités américaines de créer une gigantesque caisse de défaisance est survenue bien plus tard qu’il n’eut fallu [2]. Elle n’a pas mis fin à la crise car elle a révélé une crise de direction majeure au sein du gouvernement et des élites américaines. On voit alors apparaître des pathologies décisionnelles et informationnelles similaires à celles de l’Art de la Guerre [3].
Les journées de septembre doivent donc être aussi envisagées du point de vue d’une théorie de la décision. La désorganisation du système décisionnel américain apparaît comme un élément objectif aussi important que les institutions du marché financier ou les transformations des institutions concernant le commerce international et la gestion du salariat aux États-Unis, qui ont permis à une situation d’insolvabilité majeure des ménages de se développer. Cette crise n’est pas un accident financier de plus, et de trop. Elle traduit une crise profonde du régime de croissance américain tel qu’il s’était développé depuis les années 1980 et 1990 tout en produisant en Europe des clones tels l’Espagne, la Grande-Bretagne ou l’Irlande. Mais, cette crise montre aussi que les dynamiques du temps court, celles de l’événement, sont tout aussi importantes que les dynamiques du temps long, celui des structures des appareils productifs et de l’évolution des institutions, que les économistes régulationnistes affectionnent. Les économistes hétérodoxes doivent affronter le défi de formuler une théorie de la décision individuelle qui fonde en microéconomie leurs analyses macroéconomiques [4]. Il faut pouvoir analyser le temps court ou se taire.
1. Le coup de tonnerre
Tout commence le dimanche 14 septembre quand le Trésor américain représenté par son secrétaire Henry Paulson et la FED, représentée par son président Ben Bernanke, décident de laisser aller à la faillite l’une des plus importantes banques d’investissement américaines et certainement la plus ancienne, Lehman Brothers. C’est une décision capitale car elle déclenche la succession des événements. L’annonce le lundi matin de la faillite de Lehman Brothers va enclencher la suite des événements de cette semaine fatidique. Les considérants de cette décision sont complexes, car les autorités financières américaines avaient déjà dû, en juillet et début septembre, se porter au secours des deux principaux assureurs de prêts hypothécaires, Fannie Mae et Freddie Mac [5], aboutissant de fait à nationaliser ces deux institutions.
Le discours tenu ce lundi 15 septembre, « le marché doit s’occuper du marché », fut le pire de tous. S’il correspondait à ce que le Financial Times voulait entendre [6], ce retour aux valeurs du libéralisme était inadéquat et constituait une erreur [7]. Le témoignage du Président de la FED, Ben Bernanke, devant le Sénat éclaire les raisons d’un choix qui allait à rebours des précédentes positions des autorités [8]. Bernanke indique qu’il considère une action du marché préférable à une intervention publique tant que la stabilité du système n’est pas menacée. Dans le cas de Lehman Brothers, Bernanke ajoute : « La faillite de Lehman supposait des risques. Mais les difficultés de Lehman étaient bien connues depuis longtemps et les investisseurs reconnaissaient (…) que la faillite de la firme était une possibilité significative. Ainsi nous avons jugé que les investisseurs et les contreparties avaient eu le temps de prendre leurs précautions [9]. »
La décision a été prise sans réelle vérification (« nous avons jugé »...) de l’impact de la faillite sur la valeur des Credit Default Swaps (CDS) liés aux dettes émises par Lehman, alors même que les difficultés de la banque étaient réputées être connues. Or, la faillite de Lehman déstabilise l’assureur AIG, déjà en mauvaise situation, car ce dernier détient un volume important de ces CDS [10]. Bernanke admet que, contrairement à Lehman, AIG occupait une position stratégique dans le système financier [11]. Mais son témoignage reconnaît aussi implicitement que la dimension stratégique des chaînes de circulation des dettes n’a pas été prise en compte, sinon une vérification sérieuse de l’impact de la faillite de Lehman aurait dû avoir lieu.
La décision de Paulson et Bernanke a en fait été surdéterminée par une impasse stratégique. En s’engageant à traiter au coup par coup les chocs financiers à partir de la crise de la Bear Stearns [12]. Paulson et Bernanke ont adopté ce qui, en langage militaire, s’appelle une défense en ligne continue. C’est l’erreur tragique de Gamelin en mai-juin 1940. Une telle erreur s’autoentretient, car on devient rapidement absorbé par chaque choc tactique que l’on cherche à réparer. La stratégie se réduit rapidement dans les représentations des acteurs à une suite d’opérations tactiques, conduisant à une perte de la vue d’ensemble du problème, ce que l’on appelle une « crise de leadership ». Dès que la temporalité de l’action s’accélère, le temps manque pour faire les vérifications nécessaires et les décideurs doivent agir sur la base de signaux confus et sans réelle connaissance de la situation.