À relire pour en finir avec les impostures du moment : l’hommage prononcé par Juan Branco le 11 avril 2012 aux funérailles de Richard Descoings, « au nom de la communauté étudiante ».
***
Hommage à Richard Descoings
Souvent le pouvoir sert-il à masquer les hommes. Utilisée comme une carapace, la fonction éloigne progressivement son titulaire de ceux qu’il est censés diriger, jusqu’à l’étourdir et le dévorer. Tout étudiant de Sciences Po sait à quel point Richard Descoings échappait à cette condition, la fuyant même ostensiblement. Peut-être parce qu’il n’était justement pas un homme de pouvoir, il avait rejeté cette carapace et avait décidé de s’exposer, jusqu’à l’excès, au regard et au jugement de ses élèves. Jusqu’à la brulure de tout son être, il aura fait de nous, de cette force mouvante qu’il aimait et qui l’animait profondément, la passion d’une vie, un engagement infini. Il est difficile aujourd’hui d’exprimer tout ce que représentait Richard Descoings pour une communauté dont il était le principal ciment. Il est difficile de résumer ici l’influence qu’il a eu sur ces milliers de destins auxquels il s’est entièrement dévoué, si ce n’est en renvoyant au bouleversement radical que sa disparition a fait naître chez les étudiants, chez ses étudiants. Il accueillait chaque nouvelle promotion par un appel à l’humilité qui nous éloignait subitement des panégyriques familiaux et marquait en quelques sortes notre entrée dans le monde adulte.
Ce regard qu’il posait ce jour-là sur nous, pour la première fois, n’était pas fugace. Des commissions qu’il présidait à sa disponibilité quasi-permanente sur les réseaux sociaux, il veillait tout au long de notre scolarité à nous suivre, inquiet de nos réactions, ferme sur ses convictions. Nombre d’entre nous l’avons croisé fortuitement, le laissant nous guider d’une salle à l’autre sans n’avoir rien demandé, intimidés par la simplicité de ce geste. Discrètement, prévenu on ne sait trop comment, il n’aura cessé de lancer des mots de réconfort à ceux d’entre nous qu’il savait dans un jour sombre, discrètement, tenacement.
Aimant à se montrer comme un provocateur de tous les instants, bousculant en permanence l’ordre établi, Richard Descoings nous restera paradoxalement et avant tout pour avoir incarné cette généreuse simplicité. Gardien de nos aspirations, qu’il a démultipliées en faisant de Sciences Po la référence mondiale que l’on sait, il a aussi été, surtout été, le garant de notre intégrité, veillant toujours à nous rappeler la complexité du monde, à battre en brèche nos préjugés et à nous éloigner d’un conformisme auquel tout nous prédestinait. Sa construction mystérieuse et paradoxale, était en elle-même une leçon, disponible à qui voulait la saisir, sur la profonde irréductibilité de l’âme humaine. Elle se situait dans le droit fil de ce rapport unique à l’altérité qui l’aura poussé à nous lancer aux quatre coins du monde, non comme une fuite mais comme un complément indispensable à un cursus qu’il ne pouvait penser que dans la diversité. À ceux qui étaient prédestinés aux grandes écoles, il les aura forcés à s’interroger sur le fondement de cette apparente méritocratie, à récuser tout sentiment de supériorité. À ceux qui devaient en être exclus, il leur aura ouvert ses portes sans conditions, faisant de Sciences Po un creuset de créativité et de diversité unique en France dont chacun sait aujourd’hui ce qu’il nous a apporté. Sans rien nous dire, Richard Descoings a décidé de tout nous donner.
La douleur qu’avait fait naître en lui la dernière vague de contestations n’était pas destinée à rester sans réponse. Les réformes qu’il s’apprêtait à annoncer n’avaient qu’un seul destinataire, qu’un seul objectif : réaffirmer son engagement plein et entier à nos côtés, et défendre l’institution à laquelle il avait tout donné, quitte à se sacrifier. Le silence qu’il nous laisse ne doit pas nous faire oublier que jusqu’au dernier jour, il aura œuvré à maintenir et renforcer le lien qui nous unissait. Le regard qu’il posait sur nous lors de chaque conférence inaugurale dans l’amphithéâtre Émile Boutmy ne disparaîtra pas. D’ailleurs, Richard Descoings continuera à nous regarder grandir, nous accompagner et nous élever. D’ici, monsieur le Directeur, nous vous saluons une dernière fois, en vous remerciant d’avoir fait de notre vie la vôtre, et de nous avoir indiqué le chemin à suivre, celui de l’audace et de l’altérité.
En nous, vous subsisterez.
***
Et pour mieux cerner les liens qui pouvaient unir
le directeur de Sciences Po et son « chouchou »,
relire le portait de Richard Descoings réalisé par Faits & Documents en 2009 :
Ce conseiller d’État est depuis 1996 le président de l’Institut d’études politiques de Paris, l’une des écoles les plus gestionnaires et véritable antichambre de l’ENA. Homme de gauche, ce « calculateur ambitieux » (Le Nouvel économiste, 7 novembre 2003) s’est rapidement rapproché de Nicolas Sarközy par le biais du club des « sarkozystes de gauche » La Diagonale. Le président de la République vient de lui confier, le 12 janvier 2009, une importante mission sur la réforme des lycées. Son nom est souvent cité comme éventuel ministre de l’Éducation nationale.
« Descoings, surnommé "Ritchie-D." », « Monsieur Riches-Idées ».
Le Journal du dimanche, 22 janvier 2006
« Il est "pour les uns, un visionnaire, pour les autres, un mégalomane". »
Le Monde, 22 septembre 2004
« Un iconoclaste au pays des "technos". Un pourfendeur de tabous à l’allure de dandy (qui) aime bien touiller la marmite universitaire avec de drôles d’idées très médiatiques. »
L’Express, 15 mai 2003
« Barbe de trois jours, cheveux coiffés au gel, sourire qu’il déclenche sur commande, alliance en or à la main droite, anneau en argent à la main gauche, comme s’il ne fallait pas se laisser enfermer dans les choix et les convenances... À côté, l’étudiant qui distribue des tracts de la CNT dans le hall d’entrée a des airs de cadre d’IBM. »
Challenges, 4 décembre 2003
« La réputation de Richard Descoings le précède : brutal, despotique, autoritaire. »
Le Nouvel économiste, 7 novembre 2003
Richard Descoings est né le 23 juin 1958 à Paris XIVe. Un seul de ses quatre grands-parents détenait le baccalauréat. Par sa mère, Arlette Meylan, médecin, il est issu d’une famille d’horlogers et de boulangers suisses, ruinés par la crise de 1929. Il passera d’ailleurs la plupart de ses vacances, en Suisse, entre Genève et Lausanne. Son père, Jean-Claude Descoings, également médecin, est directeur de société. De religion protestante, la famille cultive les valeurs calvinistes du travail : Richard Descoings grandira sans accès à la télévision.
Passé par les lycées Montaigne, Louis-le-Grand et Henri IV, d’où il sera exclu, son professeur de mathématiques ayant jugé qu’il était « totalement dépourvu d’esprit de synthèse et incapable de suivre la classe supérieure », il obtiendra pourtant le baccalauréat avec mention « très bien ». Il entre ensuite en hypokhâgne, où son professeur de philosophie lui « interdit » de faire Sciences-Po, « du suicide intellectuel ». Il intègre pourtant l’Institut d’études politiques de Paris (1977-1980) dans la section « Service public ». Il obtient son diplôme avec la mention « summa cum laude », la plus recherchée des récompenses. Entré en « prep-ENA », il a été collé à deux reprises, avant de réussir à sa dernière tentative. Sorti dixième de la promotion Léonard de Vinci (1985), il entre comme auditeur au Conseil d’État, avant d’être promu maître des requêtes en 1988, et conseiller en 2000. Enseignant à l’IEP (ainsi, qu’un temps à l’Ipesup, l’école privée pour préparer Sciences Po), il devient chargé de mission auprès d’Alain Lancelot, directeur de l’Institut d’études politiques de Paris (et ancien mendésiste dans sa jeunesse dans cet établissement) pour la section « Service public » en 1988, grâce à l’intervention de Guillaume Pépy, son plus proche et meilleur ami. Par la suite, il sera rapporteur général de la Commission d’accès aux documents administratifs, puis directeur adjoint de l’IEP de Paris de 1989 à 1991.
Ayant pris pour modèle l’ancien secrétaire général de la CFDT Edmond Maire, Richard Descoings, toujours sur recommandation de Guillaume Pépy, fait alors une incursion dans les cabinets ministériels (après avoir refusé un tel poste en 1988, après la réélection de François Mitterrand), entrant , comme conseiller technique pour les questions d’éducation, au cabinet de Michel Charasse, ministre du Budget, de Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale et de la Culture, puis auprès de Jean Glavany, secrétaire d’État à l’Enseignement technique (1992-1993). Au retour de la droite au pouvoir, il réintègre le Conseil d’État. Commissaire du gouvernement près l’assemblée du contentieux du Conseil d’État en 1995, il succède en 1996 à Alain Lancelot, comme directeur de l’Institut d’études politiques de Paris, notamment grâce à l’appui sans faille du banquier Michel Pébereau, qui préside le conseil de direction. Il a alors 36 ans (salaire de Descoings en 2003 : 144 000 euros annuels).
Évidemment membre du Siècle, le grand club d’influence français (il appartient à son conseil d’administration depuis 2007), il est également administrateur de la Fondation nationale des sciences politiques depuis 1996. Il a dès lors entrepris une double démarche : à la fois rehausser le niveau général de l’IEP de Paris, afin d’en faire l’égale des plus grandes universités internationales (« en faire un Harvard européen »), et d’autre part ouvrir l’école des hauts fonctionnaires à la diversité multi-culturelle. Il recevra par exemple la secrétaire d’État américain Condoleeza Rice à l’IEP, pour son unique discours de sa tournée européenne en février 2005. Le Times (novembre 2006) classera l’IEP au troisième rang français, derrière Polytechnique et l’École normale supérieure, et au 13e rang européen. Auprès de certains enseignants, cela passe mal : « Il règne de plus en plus par la terreur. En laissant sa garde rapprochée couper les têtes. » (Management, décembre 2005).
En 2004, il a également signé un accord de coopération avec l’université de Tel Aviv et n’a cessé de renforcer le partenariat avec Israël. Il appartient d’ailleurs au comité d’honneur de l’Association des amis français de l’université Ben Gourion de Tel Aviv. Après son voyage, il présentera une vision idyllique (Actualité juive, 19 mai 2005 ) : « À un passage entre Israël et les territoires, il y avait, certes, une guérite avec des militaires armés, mais on ne s’est même pas arrêté. On pourrait parler d’une sorte de simplicité qu’on ne voit jamais sur les écrans de télévision. J’ai vu aussi, entre Jérusalem et Tel-Aviv, que les colonies de peuplement étaient souvent dans la continuité d’agglomérations qui sont en territoire israélien. C’est évidemment douloureux de voir le mur qui traverse certains quartiers de Jérusalem, etc. ». En juin 2005, il organisera même un Journée franco-israéliennes à Sciences-Po à l’initiative de l’Union des étudiants juifs de France.
En 2007, il obtient un privilège qui fera grincer des dents : un discret arrêté, en avril, ouvre aux diplômés de Sciences-Po l’examen d’entrée du barreau pour devenir avocat, jusqu’alors réservé aux diplômés en droit. Ensuite, il propose d’abord, il impose ensuite, avec l’ouverture aux bacheliers de zones d’éducation prioritaire (ZEP) sur entretien (certains parleront de « quota humanitaire »), et non plus sur concours, c’est-à-dire la mise en œuvre de la « discrimination positive » (qui revient à défavoriser les candidats classiques) pour environ 15 % des places disponibles, ce qui est loin d’être négligeable, la modulation des droits de scolarité en fonction des revenus des parents (jusqu’à 5 150 euros), la multiplication des bourses, la création d’une filière journalistique, l’allongement de la durée des études avec une période d’un an à l’étranger (soit l’équivalent d’un mastère américain), l’augmentation des étudiants étrangers (qui pourrait atteindre 40 %), etc.
En 2007, il créée, ce qui suscitera des remous, une chaire consacrée à la Turquie, financée par la filiale turque de la Banque nationale de Paris, dans l’objectif de présenter aux futures élites une idée positive de la Turquie pour son entrée dans l’Union européenne. En 2007, il signera un livre-témoignage : Sciences-Po, de la Courneuve à Shangaï (Presses de Sciences-Po, préface de René Rémond), où il magnifie son action en faveur des « défavorisés ». Comme l’indique le site Wikipedia, « si l’expérience a le mérite d’encourager les élèves de zones défavorisées à s’intéresser à des études supérieures considérées comme prestigieuses, sa pérennité reste discutée, au sein même de l’équipe enseignante, car un certain nombre considère qu’il ne s’agit que d’une solution précaire ». L’une des solutions que défend aujourd’hui Richard Descoings est l’abandon du concours d’entrée en première année, qui serait désormais réservé exclusivement aux bacheliers ayant obtenu la mention « très bien », cette épreuve étant considérée comme la plus égalitaire.
Depuis 2007, il siège aussi à l’Institut sur l’immigration et l’intégration, le nouveau cercle de réflexion gouvernemental en matière d’immigration. Tout cela n’empêchera pas la Cour des comptes, en 2003, qui s’inquiétera de l’envol des dépenses et de la « précarité financière (qui) devrait inciter à éviter un optimisme comptable excessif » (cf. « Le Développement de Sciences-Po, entre l’ambition et la démesure », Le Monde, 22 septembre 2004). Le 7 octobre 2003, Le Monde écrivait déjà : « Au comité d’entreprise, on dénonce des dépenses destinées à l’“esbroufe” - frais de réception, réfection de la cafétéria en cyber café aux airs de night-club, voyages avec les étudiants - […] Certains apprécient son “look moderne”, lui rendant grâce d’avoir fait financer par Sciences-Po le char d’une association gay et lesbienne à la Gay-Pride... »
Très proche de Guillaume Pépy, énarque, aujourd’hui directeur de la SNCF, qui fut son témoin de mariage, il a épousé, le 27 mai 2004, à la surprise générale, son « égérie » (Le Nouvel économiste), Nadia Marik, à qui il avait fait passer le « grand oral » de l’ENA. En effet, il n’hésitait pas jusqu’alors « à déclarer en amphi qu’il était “le premier pédé de Sciences-Po” » (Le Point, 9 mars 2007). De ses précédents mariages, Nadia Marik a eu trois enfants (mariages semble-t-il avec le journaliste Georges Ghosn et Granier-Deferre). Cette dernière, énarque, premier conseiller de tribunal administratif, directrice adjointe de l’Institut d’études politiques (relations avec les entreprises), ancienne secrétaire nationale de l’UMP à l’enseignement supérieur. Ce qui n’a pas manqué de lui offrir des ouvertures en direction du parti présidentiel. On le retrouve, en 2007, à La Diagonale, le club des « sarkozystes de gauche », comme invité le 23 janvier, aux très sulfureux Bains-Douches, « sa discothèque préférée », pour un exposé sur l’éducation supérieure. Dès 2004, son nom est évoqué pour succéder au philosophe Luc Ferry, ministre de l’Éducation nationale. Son nom sera à nouveau prononcé en 2007 (comme Haut commissaire à l’Égalité des chances et à la Discrimination positive) et en 2009, comme possible ministre de l’Éducation nationale ou de l’Enseignement supérieur.
Le réformateur de Sciences Po milite de longue date à Aides (lutte anti-sida) : « Le week-end, il distribue des préservatifs dans les bars et boîtes de nuit, la semaine, il reprend son costume gris […] Passionné, angoissé, ambitieux, l’homme déborde d’excès. Boulimique, à la fois de travail, d’amour et d’affection, il recherche le regard des autres. Il agit comme si demain était son dernier jour […] Provocateur, il s’amuse à repousser les limites. Enfermé le jour dans les codes parisiens, il se montre dans l’univers de la nuit. Avide de liberté, il assume sa vie privée. » (Le Nouvel économiste, 7 novembre 2003). « Certains jurent l’avoir vu danser nu comme un vers sur une table, dans une boîte de nuit de Berlin, lors d’un voyage de fin d’études. Un témoin rectifie : “Il faisait chaud. On avait un peu trop bu. Il a dansé torse nu. Ce n’est quand même pas l’enfer” Rien de sulfureux en tout cas pour qui connaît l’ambiance soirées des grandes écoles… Sauf quand on est à Sciences Po et que l’homme est conseiller d’État. » (Le Nouvel observateur, 7 novembre 2002).
À l’occasion, il fréquente également les loges : on le retrouve, par exemple, le 22 novembre 2006, devant la loge L’Action socialiste (Grand Orient de France), sur « La Refondation du pacte républicain », le 10 mai 2007, devant la loge L’Union philanthropique de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) du Grand Orient de France, afin de plancher sur « La Discrimination positive »...
Pour vous abonner à l’indispensable revue fondée par Emmanuel Ratier,
cliquez ici :
À revoir :
Alain Soral expulsé du Sciences Po de Richard Descoings en 2006 :
Alain Soral commente la mort de Richard Descoings (avril 2012) :