Sapaudia nous a encore sorti une archive de derrière les fagots, qu’on a fourrée dans la colonne actu, car ce texte, extrait du livre Le Confort intellectuel sorti en 1949, est éminemment contemporain.
Marcel Aymé a bien senti l’évolution sociétale qui allait venir, notamment dans le domaine culturel, le culturo-mondain, comme dirait Soral.
— Nos élites à la page, nos gens avertis, nos bourgeois aux idées très larges, n’ont pas conscience de divaguer (…). Comment serait-ce possible ? Ils pensent avec les matériaux dont ils disposent. C’est-à-dire qu’ils ne pensent presque pas.
Quand le vocabulaire s’obscurcit, que les mots-clés sont incertains et que les idées dites maîtresses deviennent vagues, on est bien obligé de s’en remettre à sa sensibilité. On ne comprend plus les choses, on ne les explique plus, on les sent. Quand on est un bourgeois de gauche, on n’est pas un révolutionnaire, mais on a une sensibilité révolutionnaire. Cela signifie qu’on n’ira risquer ni sa peau, ni sa fortune pour la révolution prolétarienne, mais qu’on est toujours prêt à toutes les faiblesses, à toutes les compromissions, les lâchetés, pour avancer l’heure de son triomphe. Une telle disposition procure au sujet la flatteuse sensation qu’il a conscience du péril personnel où il se trouve engagé, mais qu’il se laisse déborder par son tempérament poétique. On fait ordinairement à ce genre d’imbéciles une grande réputation d’intelligence.
Chez les gens qui font profession d’avoir du goût, on juge un homme sur son plus ou moins de sensibilité révolutionnaire. Tout écrivain, s’il veut être pris au sérieux, fût-il apparenté aux deux cents familles, se doit d’avoir la fibre révolutionnaire. Soit qu’il l’écrive expressément, soit qu’il le donne à penser par le désordre de ses idées, la violence de l’expression, l’anarchie de la syntaxe ou toute autre singularité, il faut d’abord que le lecteur puisse flairer dans son œuvre un penchant certain pour le chambardement social. Certains dépensent ainsi des trésors d’invention pour bénéficier de cette précieuse présomption.
Les uns, ce sont les plus goûtés des connaisseurs, ont acquis une grande maîtrise dans l’art de l’insignifiance mystérieuse. Il est convenu une fois pour toutes que dans ces néants brumeux, des catastrophes sublimes sont en gestation. D’autres ont ce qu’ils appellent leurs techniques, c’est-à-dire qu’ils se servent de procédés de narration et d’exposition tellement compliqués qu’il est impossible de les comprendre. D’autres aussi se signalent par un style si personnel qu’il est à peu près hermétique. Tout ça fleure bon la révolution.
Certains, peu doués, n’ont ni style, ni technique, ni insignifiance, ni particularité inquiétante à quoi un homme de bonnes lettres reconnaît un tempérament révolutionnaire. Heureusement, il reste à ces déshérités de laisser entendre qu’ils s’adonnent à la masturbation ou à la pédérastie, et s’ils n’osent les prendre à leur compte personnel, de faire savoir qu’ils regardent ces pratiques avec faveur. Les bons esprits accordent unanimement à la masturbation et à la pédérastie un gros coefficient révolutionnaire. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison, puisque leur avènement dans les lettres françaises y apporta de notables bouleversements. Dans notre romantisme moderne, la pédérastie et la masturbation remplacent le spleen et le vague à l’âme du romantisme des premiers âges. Ce sont là aujourd’hui les formes les plus aiguës que prend l’inquiétude poétique, mystique, philosophique. On pourrait supposer naïvement que la masturbation constitue une manifestation d’individualisme. En littérature, on l’interprète comme une façon de s’ériger contre l’ordre naturel, donc bourgeois, et de rejoindre le courant marxiste. Personnellement, j’ai eu la bonne fortune de me trouver dans un salon littéraire en même temps qu’un écrivain dont la réputation, sur ce point, était solidement établie. Chacun le considérait avec vénération et attendrissement, et la maîtresse de maison me dit en penchant la tête : « Il a vraiment une nature formidable. »
Il est également reconnu par les docteurs de la littérature qu’en pratiquant la pédérastie, on fait acte de révolte contre la société et qu’on ne saurait mieux aiguiser sa sensibilité révolutionnaire. Dans les milieux intellectuels, tout inverti se trouve, de ce chef même, crédité d’un fort tempérament révolutionnaire. De plus, chez un écrivain ou un artiste, l’inversion sexuelle est une présomption d’intelligence, de talent, voire de génie. C’est à présent une chose admise dans la bourgeoisie opulente où la compagnie des pédérastes est très recherchée. Qui veut faire carrière dans les lettres ou dans les arts fera l’économie de dix ou vingt ans d’efforts et sortira de l’obscurité dès ses premiers balbutiements s’il consent à faire savoir qu’il est pédéraste. C’est absurde. Notez que je ne prétends pas faire ici le procès de la pédérastie. Après tout, vous êtes vous-même homme de lettres et il se pourrait…
— Je vous affirme, cher monsieur…
— Oh ! je ne vous demande rien. Je voulais simplement dire que je trouve absurde et qu’il est réellement absurde d’en arriver à considérer un comportement sexuel, quel qu’il soit, comme un critère artistique, littéraire et, supplémentairement, de lui attribuer une signification sociale et une portée revendicatrice. Sans vouloir considérer le point de vue moral, duquel il y aurait à dire aussi, c’est bien là le signe de cette démission du jugement dont je parlais tout à l’heure. Voyez où nous en sommes. Non seulement nous trébuchons à certains mots usés ou encrassés ou dévoyés par cent cinquante ans de romantisme, mais les mots qui ont gardé leur destination précise contribuent aussi à nous induire en erreur. Il semble que le mot pédérastie soit des plus reposants et qu’il reste avec son objet dans un rapport très ferme. En vérité, il évoque une chose bien définie, mais nos bons esprits ont pourtant trouvé le moyen de lui associer toute une parure d’intellectualisme et de barricades romantiques. Je vous dis que les notions des choses les plus simples se perdent dans des prolongements absurdes. Il y a des gens qui se figurent que toutes ces sottises où nous nous enlisons sont simplement la conséquence de certains snobismes.
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