Abel Bonnard, né le 19 décembre 1883 à Poitiers et mort le 31 mai 1968 à Madrid, est un homme politique, écrivain, essayiste et poète français.
Entré en littérature avec deux recueils de poème, Les Familiers et Les Royautés, il devient une figure des milieux mondains grâce à sa réputation d’homme d’esprit. Grand voyageur, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il connaît le succès grâce à En Chine et aux Modérés. Participant aussi à de nombreux journaux, il est élu à l’Académie française en 1932.
D’abord proche de l’Action française puis, dans les années trente, du parti populaire français de Jacques Doriot, il se range d’emblée, la guerre venue, dans le camp des partisans de la collaboration.
En avril 1942, il est appelé au gouvernement de Vichy par Laval qui le nomme ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.
À la libération, condamné à la peine de mort par contumace, il est déchu de l’Académie française et s’exile en Espagne. Il meurt à Madrid en 1968. (Kontre Kulture)
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Extrait de : Abel Bonnard, Éloge de l’ignorance, 1926
L’idée qui préside à ces tentatives, c’est que l’ignorance est un état inavouable et honteux, et qu’il faut tout faire pour en perdre au moins l’apparence. Rien n’est moins juste que cette idée-là. Nous en avons tous connu, de ces ignorants qu’on veut nous forcer à mépriser, hommes attachés à une terre ou à un outil, vieilles femmes consacrées aux soins du foyer, comme des prêtresses obscures. Souvent ils ne savaient ni lire ni écrire. Étaient-ils pour cela hésitants, perdus dans le vaste monde ? Au contraire, fermement établis à leur place, patriarches et magistrats dans leur famille, maîtres dans leur art, ils nous apparaissent parmi les personnages les plus imposants que nous ayons rencontrés. C’est qu’en vérité il est plus d’une manière de se rattacher à l’âme universelle. Ces ignorants de la science étaient des savants de la vie. Entre toutes les choses qui forment et qui enseignent l’ignorant, il faut compter d’abord la pratique d’un métier. Rien ne vaut davantage, pour l’accomplissement d’un homme.
Tout métier procure à celui qui l’exerce, pourvu qu’il s’y donne sans réserve, une prise très forte sur le réel. On ne peut cultiver la terre sans acquérir de la sagesse. Ce n’est qu’apparemment que les marins sont rudes ; occupés à guetter les moindres signes de la mer, cette observation aiguise sans cesse leur attention, et ils deviennent aussi subtils que les courtisans qui apprennent à deviner dans les yeux de leur reine ses plus secrets sentiments. On approche davantage du centre commun des choses en en connaissant à fond une seule qu’en les effleurant toutes. Un fermier qui élève des bêtes, un vigneron instruit des secrets du vin sont, à leur insu, de vrais philosophes. L’artiste est exposé à déraisonner plus que l’artisan, justement parce qu’il est plus détaché de sa matière, plus sujet au pouvoir des mots. Mais comment délirerait-il, celui dont les mains instruisent la tête, depuis le menuisier qui sait la nature des différents bois, jusqu’au potier presque sorcier qui lutte de ruses avec le feu, et qui force les folles flammes à mûrir exactement ses vases ? Ce qui rend si précieuse l’instruction qu’on retire de ces travaux, c’est précisément qu’elle est acquise dans des conditions qui excluent presque l’erreur, ou du moins l’extravagance. Tout homme qui pratique un métier combat avec la vie elle-même. Comme Jacob luttant avec l’ange, il étreint un merveilleux adversaire, et alors même qu’il l’a lâché, il serre encore dans sa rude main une plume couleur d’arc-en-ciel ; cette plume irisée de mille nuances, c’est l’enseignement général qu’on garde d’une besogne particulière.
Les ignorants, bien loin d’être sans idées, recueillent un immense héritage, et il y a de tout dans ce trésor disparate. D’abord, sans qu’ils l’aient cherché, il leur arrive quelque chose de ce qu’ont amassé des savants lointains, et ils sont comme ces peuples des contes qui, vivant au fond de la mer, voient parfois une coupe ou un plat d’or descendre jusqu’à eux, d’un monde inconnu. Il arrive que la fable se mêle à ces connaissances.
Je me rappelle un vieux paysan, espion admirable des animaux, et qui ne s’intéressait pas moins à ceux qui peuplent les pays étrangers qu’à ceux à la vie desquels il avait, pour ainsi dire, collé sa vie. Il croyait encore de l’éléphant ce qu’Aristote en raconte, que cette bête n’a pas de genoux, et s’appuie à un arbre pour dormir, de sorte que les chasseurs, lorsqu’ils ont reconnu l’arbre choisi, le scient d’avance afin que sa chute entraîne celle du colosse. Si les jeunes gens du village avaient entendu cela, quelle occasion pour eux de se gausser du vieillard ! Mais qui, en somme, se faisait du monde une idée plus riche, plus digne de lui, ce vieux chasseur qui supposait partout des merveilles, ou ces hommes du temps nouveau, pour qui tout est médiocre dans l’Univers ?
Après avoir traversé en auto le désert de Syrie, comme nous approchions de l’Euphrate, je voulus tirer quelque chose du chauffeur qui nous conduisait. C’était un garçon débraillé, mou et cynique, né dans un faubourg de Paris, et le produit achevé de l’éducation urbaine. Je lui parlai de ce fleuve que j’allais voir et que lui-même avait déjà passé plusieurs fois : « Peuh ! me dit-il, l’Euphrate, c’est la Seine avec des palmiers ! » Rien ne pouvait plus l’étonner, et, quoi qu’on lui montrât, il prêterait désormais au monde sa propre pauvreté. L’ignorance, au contraire, fait de grands rêves ; elle croit à la variété des êtres et à la richesse des choses. Les erreurs mêmes qui se glissent dans ses connaissances hétéroclites gardent quelque chose d’enchanté. La chose admirable est que le merveilleux n’y gâte jamais le pratique. Le charme des contes populaires vient précisément de là. Leur fantaisie débridée soulage les âmes. Mais, si haut qu’ils montent dans l’impossible, ils retombent toujours dans le vrai, et quand nous ressortons de ces histoires où les bêtes parlent, où des géants enjambent tout un pays en deux pas, où les trésors coulent comme des ruisseaux, bien loin de tâtonner et de rester ivres, il se trouve que ces féeries nous laissent mieux préparés à la vie de tous les jours, dont elles nous avaient d’abord délivrés.
Le Bon Sens et l’Imagination, voilà le couple qui règne sur l’âme populaire, et tandis qu’ils traversent leur peuple en liesse, elle, la Reine aux bijoux étranges, fait jeter à poignées des pièces d’or, qui ne seront peut-être demain que des feuilles sèches ; mais lui, le Roi solide sur ses jambes courtes, il distribue à ses sujets les loyaux écus d’argent des proverbes.
L’exercice d’un métier, les leçons des grand-mères, les secrets du coin du feu, tout contribue à faire de l’ignorant une sorte d’initié obscur. L’ignorance des vieilles femmes est si profonde qu’elle touche aux secrets de la vie ; celle des bergers est si haute qu’elle a la tête dans les étoiles.
Il est remarquable qu’en un temps où l’on parle de science du matin au soir, on ne parle jamais de sagesse. Science et Sagesse, c’était cependant, autrefois, comme la double face de la même étoffe. Nos pères en jugeaient ainsi, et toute l’Asie pensait de même, avant que nous eussions commencé de la gâter. C’est encore l’opinion des ignorants. Leur curiosité est vive, quoiqu’elle attende plus qu’elle ne cherche. Ils amassent les renseignements les plus disparates, mais la Sagesse administre tous ces matériaux, et tandis qu’elle tient le rôle de l’architecte, qu’elle règle la portée des voûtes et permet l’élan des flèches, la Religion, la Tradition, l’Expérience, la Féerie et la Science elle-même fondent, bâtissent, fortifient, ornent, illuminent, fleurissent, parfument la sainte cathédrale de l’ignorance.
Qu’il approche maintenant, qu’on le voie de près, l’homme nouveau qui est l’antagoniste de celui-là. D’abord, il ne sait plus vivre. C’est l’ignorant qui a des manières, des mœurs et des rites. Pour lui, incapable de régler la moindre cérémonie, d’organiser aucune rencontre un peu noble avec ses pareils, il ne sait même plus entrer sans y faire tache dans les fêtes de l’Univers. Par les dimanches de mai, quand les hordes urbaines se répandent dans la campagne, il est affreux de voir comme elles y saccagent le printemps. Les paysans, dans leur dialecte, avaient pour la moindre plante un nom qui la distinguait, qui la remerciait de fleurir autrement que les autres. L’homme moderne ne voit plus tout cela qu’en gros, de haut et de loin, et l’ineffable parure des champs, ce ne sont plus pour lui que de mauvaises herbes. Il est laid, dans le sens où la laideur est le signe d’une exclusion. C’est l’ignorant qui était beau, avec les costumes graves et superbes qui, en même temps qu’ils désignaient en lui le fils et l’héritier d’une race, l’associaient à la fête universelle, au plumage des oiseaux, à la féerie des prairies en fleurs.
L’homme d’aujourd’hui n’a plus, pour se distinguer, que les ressources d’une coquetterie particulière, d’autant plus intempestive que, presque toujours, ce qui le pousse, c’est moins le goût franc et ingénu d’une couleur vive, que l’incurable inquiétude de sa vanité, qui fait qu’il veut se donner les airs de ce qu’il n’est pas. Ainsi indiscret, inquiet, séparé de tout, que fait-il ? Il parle, non plus ce magnifique langage des métiers, si juste et si coloré que les grands poètes en enviaient les trouvailles, non plus un patois si intime avec les choses qu’il avait un nom pour rejoindre la plus chétive des plantes ou le plus menu des oiseaux. Il parle l’argot qui est la langue ignoble de l’irrespect ; il y mêle des mots savants qu’il est d’autant plus flatté d’employer qu’il en connaît moins le sens ; il parle de tout, sans avoir vraiment d’intérêt pour rien ; il crie et n’a rien à dire.
Des connaissances précises compensent-elles en quelque chose les traditions qu’il a perdues ? Nullement. On a interrogé les élèves qui sortent du collège, les soldats qui arrivent au régiment. Leurs réponses sont extravagantes. « Eh bien, dira-t-on, de quoi vous plaignez-vous ? Ce sont des ignorants. » Assurément, mais de la mauvaise manière. Car il est une ignorance saine et il en est une autre malsaine. L’ancienne mirait en elle l’univers, la nouvelle est trouble et ne reflète plus rien. L’ancienne avait des silences pleins, la nouvelle n’a que des paroles vaines. L’ancienne était tutélaire, elle arrêtait les hommes au bord de ce qu’ils savaient. La nouvelle est toute mêlée à ce qu’ils croient savoir. L’ancienne protégeait les gens, la nouvelle les livre.
Si l’on veut juger de la différence, qu’on se souvienne de la façon dont les paysans, dans une foire, se défendaient d’un charlatan. Il avait beau arriver dans un carrosse surdoré, comme une espèce de prince équivoque, il avait beau multiplier les prestiges, son auditoire rustique lui opposait une défiance sans fissure, jusqu’à le laisser dépité et exténué, entre ses lanternes. Qu’on regarde maintenant des électeurs écoutant un candidat qui brigue leurs voix. Il leur parle d’histoire, de philosophie, d’économie politique. Il faut qu’ils prêtent l’oreille à ces phrases, puisqu’il est entendu qu’ils ne sont plus des ignares. Ils ne pourraient se préserver des pièges qu’on leur tend qu’en avouant qu’ils n’entendent rien à tout cela. C’est trop demander à leur amour-propre. Tout les force à se laisser dindonner. Ce qu’ils prennent pour leur instruction n’est que le point faible de leur ignorance. C’est la brèche ouverte dans le rempart qui les abritait, c’est l’anse par où un charlatan les soulève. On les a retirés aux choses pour les livrer aux mots, et selon que la nature les a faits effrontés ou timides, on les a rendus capables de tout dire ou de tout croire.
Voilà où nous venons aboutir : l’instruction, avec ce que cette parole comporte à la fois de vague et d’emphatique, c’est d’oser parler de tout. Le monde moderne est celui des mots, et pour se faire une idée de ce verbiage effréné, il suffit d’écouter des conversations qui touchent en même temps à tous les sujets, sans qu’on entende jamais personne se récuser, avouer une ignorance. Mais si l’on n’a pas formé la raison de ces bavards, on a tué en eux les facultés délicates de l’imagination et du rêve. Alors même qu’ils veulent se délasser, ils n’ont pour récréation que les mornes carnages des crimes, l’horreur terne des assassinats. C’est l’ignorant qui, en laissant sa charrue ou son outil, entrait d’un seul pas dans les mondes enchantés ; c’est lui qui vivait avec Charlemagne et les douze Pairs, qui frayait avec Viviane, avec Mélusine. Quelle pauvreté, quelle tristesse, quelle déchéance, d’avoir cessé d’être le filleul des fées pour devenir la dupe du journal !