En cette longue période du centenaire de la « Grande Guerre », les commémorations prolifèrent : chaque événement est ainsi l’occasion de convoquer la mémoire des soldats défunts pour mieux la trahir.
Cette guerre a évidemment beaucoup à nous apprendre sur les mystifications contemporaines, et plus globalement sur les modes de gouverner dans le cadre du système capitaliste désormais planétairement triomphant. Dès l’Antiquité, l’historien grec Polybe distinguait le déclenchement d’une guerre (archè), le prétexte (prophasis) et la cause véritable (aitia), cette dernière étant bien sûr toujours soigneusement dissimulée.
Les acteurs qui firent fortune à la faveur de la guerre (comme le méconnu Basil Zaharoff), ou les lois du Capital rendant nécessaire la destruction des surproductions matérielles et humaines, les courageux Poilus ne les connaissaient probablement pas. Ils furent embrigadés dans une guerre préparée de longue date, via des moyens de propagande alors sans précédent. En août 1914, l’état-major de l’armée française escomptait 13% de réfractaires ; seuls quelques hommes (1,5%) eurent l’audace ou la folie de résister à l’appel du Capital. La machine à laver les cerveaux avait fort bien fonctionné. Toutefois, il y eut un léger accroc dans les quatre interminables années de boucherie.
Des mutineries se multiplièrent en effet au printemps 1917 et secouèrent l’armée française, de l’Oise aux Vosges. Des milliers de soldats refusèrent de monter au front, d’obéir les yeux fermés aux ordres de supérieurs incompétents ; ils commencèrent à condamner la duplicité du discours patriotique et organisèrent des réunions entre soldats, au cours desquelles les langues, et c’est le moins que l’on puisse dire, se délièrent.
Près de quatre millions de courriers circulèrent chaque jour entre le front et l’arrière. L’auteur de cet article ne prétend nullement que les quelques lettres sélectionnées – dont de très brefs extraits sont diffusés plus loin – furent révélatrices de la mentalité des soldats. Cependant, ces lignes enflammées nous invitent à porter un autre regard sur les Poilus. Les fauteurs de guerre sont explicitement désignés ; la rage de classe évidente ; le ton est drôle, maximaliste, tragique ; la lucidité sur les rouages de la domination est implacable.
Épisode globalement ignoré par les historiens de cour, ces mutineries furent souvent banalisées ou défigurées. La dimension transgressive de cet événement fut longtemps occultée. Les mutineries relèveraient, « non d’un refus de se battre, mais d’une certaine manière de le faire [1] ». Un jeune historien a parfaitement exposé l’inanité de cette thèse en dévoilant la radicalité des Poilus mutinés, dans un ouvrage admirable et chaudement recommandé [2].
Ces mutins de 1917 n’étaient pas « socialistes » ou « bolcheviques ». Leurs profils socioculturels étaient très divers, et peu étaient des militants déclarés. En outre, c’est l’infanterie, la plus exposée en 14-18, qui se mobilisa durant ces mutineries physiques et verbales. La plupart des lettres diffusées ici émanent d’artisans, de commerçants, d’employés, d’instituteurs, d’ouvriers et de paysans. Comme le souligne André Loez, « plutôt que de chercher ce que les mutins ont voulu dire, il nous paraît nécessaire d’étudier ce qui a été dit » [3].
Plus que jamais, nous devons retrouver notre Histoire, celle qui nous a été confisquée. L’histoire de nos ancêtres, issus de tous les territoires, sacrifiés sur l’autel de l’argent. « Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre » (Marx), et c’est pourquoi nous souhaitons rendre un authentique hommage à ces milliers de Poilus dont la clairvoyance s’est révélée dans l’obscurité totale. Tous les sujets qui nous occupent présentement sont abordés par les Poilus : abomination du pouvoir, manipulations migratoires, responsabilités des élites financières. Le tout avec les mots du peuple et un bon sens consommé.
Face à l’inertie de la société (nonobstant les grèves dans les usines d’armements en 1918 à Saint-Étienne, puis Lyon), certains se sentaient investis d’une mission particulière en tant que militaire : il fallait agir sur les événements et faire cesser cette déflagration capitaliste :
« Mais non, encore cette fois on va se contenter d’une petite augmentation de salaire […] nous n’aurons la paix que lorsque les capitalistes jugeront qu’il y a assez de prolétaires tués. » [4]
Le soldat Joly :
« On nous bourre le crâne avec l’Amérique [et son apport “décisif” dans la fin du conflit], ce n’est pas comme cela que finira la guerre, la seule façon de la faire finir c’est de faire la Révolution si les civils sont trop lâches pour la faire, c’est à nous de la faire [5]. »
« Si nous le voulions, tout cela cesserait ! Car si nous étions des hommes il n’y aurait qu’à nous révolter ! À bas la République ! [6] »
Certains Poilus, à tort ou à raison, en venaient à s’interroger sur le « grand remplacement » qui servait les intérêts du Capital :
« On fait venir des milliers d’ouvriers étrangers pour envoyer se faire tuer les ouvriers des usines [7]. »
Un soldat du 221e régiment d’infanterie est ulcéré par le fait que la manifestation pacifiste et rebelle à laquelle il participe est encadrée sur place par des troupes africaines :
« Voilà la civilisation, des sauvages pour nous faire la loi. C’est honteux, nous ne sommes plus des Français [8]. »
Un soldat du 298e régiment d’infanterie :
« On veut sans doute l’extermination de la race française pour que l’étranger vive mieux en France [9]. »
(Depuis trente bonnes années, le Capital usait habilement de la mise en concurrence des travailleurs européens. De fortes tensions entre autochtones et immigrés résultaient de cette compétition généralisée. En 1892 à Drocourt (Pas-de-Calais), des mineurs belges sont sévèrement chahutés par des ouvriers français, qui reprochent aux nouveaux arrivants d’accepter des salaires inférieurs aux leurs [10]. Dans les salines d’Aigues-Mortes (1893), contrôlées par la Compagnie des salins du Midi (CSM), l’exploitation sous un soleil caniculaire bat son plein, et la concurrence fait rage entre sous-prolétaires cévenols et italiens. Le patronat local, désireux d’empêcher l’émergence d’une solidarité ouvrière, encourage les antagonismes. Peu à peu, les conflits dégénèrent en affrontements entre ouvriers agricoles locaux et italiens. « La Compagnie des salins du Midi a effectivement créé les conditions de cette tuerie », écrit justement l’historien Gérard Noiriel [11]. Le 16 et le 17 août 1893, à l’apogée des tensions, plusieurs Italiens sont massacrés.)
Mais certains mutins, lucides, n’ignoraient pas les responsabilités premières des criminels politiques et de leurs gardes-chiourme dans le déclenchement de la déflagration militaire de 1914 :
« Ils disent qu’on avance, c’est toujours intéressant de faire un communiqué avec le sang des autres [12]. »
- Le tour de passe-passe de l’« Union sacrée », hier pour la guerre et demain contre le « terrorisme » ?
« Tas de vaches, tas de salauds, c’est vous qui faites durer la guerre, buveurs de sang, tas de richards, on vous aura après la guerre, si on a le bonheur d’en sortir [13]. »
« Maintenant c’est fini, on préfère tous tuer les gradés et venir à Paris faire un sale coup à la Chambre [14]. »
« Les c… de députés, ces bourreurs de cranes, ils se foutent de nous [15]. »
« Nous en avons marre de nous faire massacrer pour rien ! … À mort les députés, à mort les marchands de canons ! À mort les embusqués ! [16] »
« Et ceux qui veulent la victoire, ils n’ont qu’à venir la chercher ; la plaine est grande, il y a de la place [17]. »
« En attendant le jour où nous pourrons leur cracher à la gueule à ces salauts qui font duré la guerre, je te la serre bien cordialement [18]. »
« Bandes de vaches, buveurs de sang, fainéants, c’est vous qui faites durer la guerre, tas de riches, on vous aura après la guerre, vous n’aurez pas fini de la faire [19]. »
À Aurillac, Limoges, Lorient, Nîmes ou Béziers, de mai à août 1917, les habitants s’associent, dans les gares, aux frustrations des soldats de retour ou en départ. Les locaux prennent fait et cause pour les soldats indociles contre certains supérieurs particulièrement zélés.
Sur les trains qui ramenaient parfois les soldats en permission, on pouvait lire les inscriptions tonitruantes de ces Poilus de bon sens :
« Ouvrier, fais-toi tuer pour les gros et les embusqués [20]. »
« Vive le Roi [21]. »
« À bas la guerre, et n’oubliez pas que c’est pour démolir le petit peuple [22]. »
« Pauvre populo, prépare tes gosses pour la boucherie [23]. »
« Il [le gouvernement] a juré de nous faire détruire jusqu’au dernier [24]. »
« Au chiotte les députés et au fumier les sénateurs, tas de fainéants [25]. »
« Pauvre poilu, t’es bien gouverné et bien commandé [26]. »
Nous conclurons par cette dernière sentence, qui résonne encore aujourd’hui pour nos militaires engagés partout sur la planète et nos victimes nationales du terrorisme étatique :
« Dire qu’on va se faire casser la gueule pour les gros, triste république [27]. »
À quand l’étude de ces lettres de Poilus dans les écoles de la République ?