Parler du terrorisme aujourd’hui, c’est souvent risquer la mort sociale. Douter, défier, soupçonner, questionner peut vous valoir l’injure des injures : « complotiste ». Si vous le faites avec un brin de finesse, on vous réservera celle de « conspirationniste ». Aujourd’hui, les circuits financiers et les modes de gouverner s’opacifient concomitamment : le terrorisme est la réponse politique au chaos de l’économie. Le brouillard terroriste masque, dissimule, en même temps temps qu’il annonce, appelle, signale l’orage des effondrements bancaires du Capital.
Aborder la problématique terroriste par le petit bout de la lorgnette Daech, Al-Nosra, CIA ou Mossad s’avère parfaitement stérile dans les discussions quotidiennes. Pas de terrorisme sans mercenaires.
Mercenaires d’hier et d’aujourd’hui
Dans l’Égypte ancienne, puisque le peuple était asservi aux travaux agricoles et à la construction, les effectifs disponibles pour la guerre étaient limités. D’où le recours dès l’Ancien empire (2649-2152 av. J.-C.) à des troupes auxiliaires étrangères. Un millénaire plus tard, Ramsès II intègre dans ses quatre corps d’armée des mercenaires nubiens, libyens et asiatiques. Les satrapes perses (les puissants gouverneurs de province) recruteront également des milliers de démobilisés grecs, finalement peu adaptés à une autre activité que le combat, à la fin de la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte.
De même, la désaffection des citoyens et les exemptions de plus en plus nombreuses ont forcé la cité marchande de Carthage à recourir à des mercenaires : Libyens, Numides, Berbères, Corses, Sardes, Gaulois, Ligures, Ibères et Grecs. Plus de la moitié des forces regroupées par Hannibal, lors de sa marche sur Rome, étaient étrangères.
Isocrate se montrait cependant réservé sur l’emploi de mercenaires dans son discours Sur la paix (-436) :
« Nous déclarons la guerre à presque tous les hommes et, pour la faire, ce n’est pas nos personnes que nous exerçons, mais des hommes, les uns sans patrie, les autres déserteurs, les autres qui affluent en troupe après toutes sortes de crimes ; lorsque tel ou tel leur donnera une plus forte solde, ils marcheront avec lui contre nous. »
Dans l’Antiquité, pouvoirs et États usaient donc abondamment de mercenaires dans les opérations de conquêtes extérieures, ainsi que dans la gestion répressive des populations au sein même de leur territoire. La grande spécificité du mode de gouvernement terroriste contemporain est d’avoir attribué une autonomie (factice et chimérique) à des mercenaires dont on assumait auparavant le recours. Imagine-t-on le petit Abdeslam se déclarer, avec autant de franchise et de fierté que feu le célèbre mercenaire Bob Dénard, « corsaire de la République » ?
À la fin du Moyen Âge, le mercenariat était revenu en considération. D’abord, les mercenaires étaient mieux encadrés par les premiers « entrepreneurs de guerre », des intermédiaires privés, rétribués par les souverains pour recruter et diriger les troupes. Rappelons aussi que l’artillerie turque employée contre Constantinople, en 1453, était servie par des mercenaires chrétiens. Condottieri et mercenaires suisses valeureux s’illustrèrent par la suite.
Si Machiavel déconseillait aux princes d’engager des mercenaires, il reconnaissait à ces derniers une qualité inconnue aux troupes auxiliaires :
« Les armes mercenaires, quand bien même elles auraient remporté la victoire, si elles te veulent nuire, il leur faut plus de temps et de meilleures occasions, elles ne sont point unies et sont appelées et payées par toi ; un tiers que tu en auras fait chef ne pourra pas prendre tout de suite une si grande autorité qu’il les puisse tourner contre toi. »
Gageons qu’au Pentagone on a bien lu ces lignes au moment d’engager le comédien al-Baghdadi.
Les mercenaires terroristes « islamistes », qui s’imaginent « autonomes » dans leur bêtise abyssale, ne font finalement qu’appliquer la formule latine de Wolf, « non privatum, sed publicum bellum gerunt » : ils ne font pas leur guerre privée, mais la guerre nationale à titre privé.
L’authentique police sociale du pouvoir
L’État, lit-on ici ou là, ne serait plus l’État : il ne battrait plus monnaie, aurait délégué sa souveraineté législative, serait démuni face aux multinationales. Pourtant l’État, et tout le monde en convient (loi sur le renseignement, contrôle accru sur la société, répression d’idées dissidentes), a finalement conservé et même consolidé la seule et unique prérogative objectivement constitutive du pouvoir : la capacité de répression.
Le terrorisme n’est pas un accident de parcours. Il n’y a pas dysfonctionnement, mais accomplissement ; il n’y a pas défaillance de l’État, mais déploiement. Le pays n’est pas mal géré, laissé à l’abandon ; si peu sûr qu’il en deviendrait invivable : il est maintenu dans l’état de tension et d’angoisse nécessaire à tout exercice cohérent du pouvoir. Exercer le pouvoir, c’est examiner toutes les possibilités de le conserver et de l’asseoir. Le terrorisme islamiste n’est pas une hérésie religieuse violente qu’il faudrait réfuter ; il n’est pas le résultat d’une incurie géopolitique ou d’une lacune gestionnaire des services de renseignement. Il apparaît, après plusieurs millénaires d’expérimentations, comme le procédé le plus opérant pour domestiquer la population.
Intéressantes sont à ce titre les récentes manifestations policières, qui ne semblent pas prendre la mesure du phénomène terroriste : un grand remplacement est en effet en cours. Lequel ? Les policiers n’ont plus aucune utilité réelle, car le contrôle de la population est désormais entièrement assuré par les djihadistes étatiques, qui forment la seule et unique police.
Il est bien évident qu’un pouvoir, dans les sociétés occidentales, qui userait de la force policière pour briser des grèves ou des manifestations sociales maximalistes, serait disqualifié. En revanche, l’usage d’un attentat chaotique peut suffire à contenir en amont les possibilités de sédition, tout en permettant à l’État de se présenter comme le recours. De sorte que nous pouvons affirmer, sans excès, que l’ordre social ne nécessite plus la puissance mais l’impuissance de la police, et son remplacement par la mystérieuse clique de mercenaires cosmopolites islamisés par la Banque.
Les siècles de coercition dont témoignent jacqueries réprimées, cimetières à perte de vue, passé ouvrier effacé, hérésies vouées aux gémonies, mutineries dissimulées nous invitent à considérer le terrorisme dans son authentique nature : loin d’être réduit aux manipulations conjoncturelles mais réelles des Américains, des Israéliens, ou de l’OTAN, le terrorisme est la technique idoine de coercition propre à tous les États solidement constitués.
Et Guy Debord d’écrire :
« L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. »