Le professeur Yves Caron, né dans la Somme entre les deux Grandes Guerres, est le fruit d’une géographie et d’une histoire. Durement touchée par le conflit franco-prussien de 1870 d’abord, par la Première Guerre mondiale ensuite, sa terre natale est parsemée de nécropoles, cimetières de la jeunesse européenne qu’il ne peut évoquer sans émotion. Ses recherches et sa carrière l’ont ensuite mené aux quatre coins de la France et ailleurs, mais c’est elle qui décida de sa vie et de son engagement.
Enfant balloté par la guerre, il ne va que très peu à l’école. Muni du seul brevet élémentaire, qui à l’époque donnait capacité d’enseignement, il devient instituteur, puis reprend en autodidacte ses études, passe son bac, obtient plusieurs licences, et soutient finalement une thèse de doctorat en histoire. Polyglotte, grand lecteur, Yves Caron a amassé une impressionnante quantité d’informations, puisées à différentes sources, qui l’ont mené à une certitude qu’un impérieux besoin de justice a transformée en combat : la réhabilitation de ceux qu’il appelle « nos cousins germains ». Qui sont les véritables responsables du déclenchement des trois guerres qui nous ont opposés à eux ? La guerre de 14, « d’où vient tout le mal », était-elle évitable ? Quels en étaient réellement les enjeux ? Après avoir brossé le tableau des relations internationales d’alors, en particulier entre les grandes puissances de l’époque – France, Allemagne, Grande-Bretagne et Russie –, le professeur Caron nous rappelle que le terrain de leurs rivalités était en réalité bien plus grand que celui de la seule Europe. C’est en Afrique et dans la péninsule arabique que les plus importantes luttes impérialistes se jouaient. C’est là que se nouèrent pendant la Première Guerre mondiale, sur la dépouille de l’Empire ottoman, les drames qui sont la cause, aujourd’hui encore, des innombrables conflits qui émaillent la région. Déclaration Balfour, Traité de Versailles, cette guerre s’acheva en semant les graines de la suivante.
De même que deux générations de Français avaient été élevés dans la haine de leurs voisins avant la première Grande Guerre, on prépara les esprits pour la Seconde. La propagande américaine disposait pour cela d’une formidable machine : Hollywood. Une fois de plus, on attisa les foules pour les faire consentir au sacrifice suprême. Mais ceux qui ont vécu là, ceux qui ont vu, lorsqu’on les laisse parler, racontent parfois une tout autre histoire. Chercheur de vérité, le professeur a quitté ses livres et est allé dans les villages questionner ceux que l’on a fait taire ; criant dans le désert, résistant à sa manière, il veut faire entendre leurs voix devenues muettes.
Indigné par tous les silences de l’histoire – cette mythologie des vainqueurs – le professeur Caron nous rappelle aussi le martyre des Allemands. Ceux de la Volga d’abord, communauté piégée au sein de l’Union soviétique, considérée comme ennemie et déportée en août 41 en Sibérie. Mais le centre de ses intérêts, tellement tabou qu’il ne put trouver un professeur prêt à l’accepter comme sujet pour sa thèse de doctorat, concerne le calvaire des Allemands de Prusse orientale, Poméranie et Silésie, victimes de ce qu’il considère comme l’un des plus grands génocides de l’histoire. Le nettoyage ethnique de ces terres, planifié lors de la conférence de Yalta en janvier 45, fut mis en œuvre par l’Armée rouge. Beaucoup furent massacrés, les plus chanceux réussirent à fuir vers l’ouest, les autres furent déportés, les femmes violées, les maison pillées. Cette épuration, qui visait à vider ces régions de ses habitants pour les offrir aux Polonais, aux Russes et aux Tchèques, fut entérinée par les accords de Potsdam en 46. Seize millions d’Allemands en furent victimes. Seize millions, dont trois millions périrent et dont plus personne ne parle aujourd’hui.
Oubliés, comme ont été oubliées les victimes allemandes des troupes françaises et américaines après la Libération. Oubliés, comme ont été oubliées les victimes françaises de l’épuration. Ce sont tous ces oubliés, morts une seconde fois de ne pas exister, qui donnent à ce professeur si attachant la force de témoigner encore de ce qu’il a vu, de ce qu’il a entendu, de ce qu’il a compris. Entouré de ses 30 000 livres, vibrant à l’évocation de ses souvenirs, érudit et tellement sincère dans ses indignations comme dans ses attendrissements, le professeur Caron est lui-même un livre vivant, que nous avons eu l’honneur d’ouvrir pour vous.
Morceaux choisis de l’entretien :
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