Une « faille » dans les services qui coûtera la vie au père Hamel
Ainsi pourrait-on résumer l’article de Matthieu Suc dans Mediapart du 4 janvier 2017 sur le suivi par la DRPP du futur assassin de l’homme d’Église, qui sera égorgé devant ses paroissiens le 26 juillet 2016.
« La direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) de Paris a eu connaissance des messages d’un des tueurs du père Hamel une semaine avant l’assassinat du religieux. Le terroriste y évoquait une attaque dans une église, mentionnait Saint-Étienne-du-Rouvray… Une fois le prêtre assassiné, la DRPP a alors postdaté deux documents afin de masquer sa passivité. Révélations sur les pratiques du service de renseignement parisien. »
Une piste énorme ou les gros cailloux blancs de Kermiche
Un air hélas de déjà vu dans beaucoup d’affaires terroristes depuis 2012 : Merah, Kouachi, Coulibaly, plus les tueurs du 13 Novembre. Adel Kermiche, lui, explique sur sa chaîne Telegram tout ce qu’il va faire. En mai 2015, il tente par deux fois de se rendre en Syrie mais la Turquie le renvoie en France, où il est incarcéré pendant 10 mois à Fleury-Mérogis. Là, il peut tranquillement entrer en contact avec d’autres djihadistes. Un an plus tard, il crée sa chaîne illustrée par le portrait d’al-Baghdadi.
« En attendant, le djihadiste normand s’amuse sur Telegram de l’impunité dont il semble bénéficier. À 13 h 57 ce 17 juillet, il publie en commentaire de son autoportrait : “Mdrrr jfais la taqya. La jsuis pas griller trql. Aucun soupson. Subhan’Allah il les aveugles !” Plus tard, un service de police traduira ce message qui se moque des services de police : “Mort de rire, je suis dissimulé. Là je ne suis pas grillé, tranquille. Aucun soupçon. Gloire à Allah, il les aveugle.” »
Kermiche pratique ce que les djihadistes dormants appellent la taqiya (ou taqya) : il s’agit de dissimuler jusqu’au dernier moment son engagement. Mais il se vante sur Telegram, comme le montre cette photo d’un agent de la DRPP :
Malheureusement, la DRPP ne fait pas suivre ces informations essentielles, et l’attentat a lieu, 9 jours plus tard. Le père Harmel sera égorgé, et un paroissien grièvement blessé. La DRPP fait alors, selon Mediapart, postdater les documents compromettants. Il y a pourtant 123 fonctionnaires de la section « T1 » antiterroriste de la DRPP (qui compte 870 fonctionnaires) qui s’entassent dans les anciens locaux des RG à Paris. 123 agents pour un loupé considérable.
René Bailly, le patron de cette administration, passera entre les gouttes de la Commission parlementaire sur les attentats de 2015. De plus, une concurrence larvée avec la DGSI se fait jour. C’est un commissaire divisionnaire, « fidèle lieutenant » de Bailly qui supervise la section T1 dans laquelle 5 hommes travaillent pour le groupe GIP, « Groupe informatique et procès ». Ils font ce qu’on appelle de la veille informatique.
« Tu vas dans une église où il y a du polythéisme et tu déglingues tout le monde, je ne sais pas moi ! Tu fais ce qu’il y a à faire et voilà ! »
Et 5 jours avant la date fatidique, « Paul » (un pseudo), un des agents du GIP, tombe sur la chaîne de Kermiche. Ce dernier donne tellement de détails qu’on peut le confondre sans peine : trois jours par semaine, il dispense des cours à la mosquée de... Saint-Etienne-du-Rouvray !
« Autant d’éléments qui facilitent son identification. À se demander si ce n’est pas Paul qui, caché derrière un ou plusieurs alias, pose ces questions amenant Adel Kermiche à se dévoiler ? Si ce n’est pas lui l’usager de sa chaîne qui demande à l’administrateur où va sa préférence entre faire sa “hijra” [le départ, NDLR] et commettre un attentat ? Des interrogations auxquelles aucun des interlocuteurs de Mediapart n’a souhaité ou n’a été en mesure d’apporter de réponse. »
Finalement, Kermiche optera pour un attentat en France plutôt que sa hijra en Syrie. Il en précise même les détails :
« Et Adel Kermiche a une idée très précise en tête. Il l’expose dans un message vocal long de 7 minutes et 20 secondes : il faut, selon lui, attaquer les églises. Avec un couteau, se vante-t-il, “il pourrait faire un carnage en tranchant deux ou trois têtes”. “Semblant particulièrement sensible à cette cible, il incitait ses abonnés à se procurer des armes pour mener à bien ce type d’attaque”, notera le rapport de synthèse consacré à l’assassinat du père Hamel. »
- La photo d’Adel Kermiche et Abdel-Malik Petitjean diffusée sur Snapchat la veille de l’attentat.
Ensuite, le drame que tout le monde sait se noue, ou se serait noué, à cause du cloisonnement entre les services, en l’occurrence la DRPP et la DGSI, et le fait que la note blanche doit être « corrigée et validée par quatre échelons hiérarchiques »... rien qu’à la DRPP !
En cause, le fonctionnement trop administratif du dispositif, selon un autre policier interrogé par Mediapart :
« L’information reste coincée. Parce que ce qu’on écrit est classé secret défense, il y a trop de contrôle, trop de lecture, trop de chefs qui souhaitent corriger les notes, apporter leurs grains de sel, se donner l’impression d’y conférer leur valeur ajoutée. Ils retiennent les notes parce qu’une virgule est mal placée… On privilégie la satisfaction du supérieur N+1, on oublie le caractère opérationnel de la note. »
C’est la SDAT (Sous-direction antiterroriste de la police judiciaire), autre service antiterroriste, qui sera chargée de l’enquête. Pour dire le niveau des terroristes, un agent de la SDAT (« SDAT 44 ») trouvera sur l’Internet que Kermiche est « fan de Bruce Lee, de Harry Potter et des Simpsons, qu’il supporte le FC Barcelone et le Paris-Saint-Germain, qu’il écoute Rihanna ».
Quand l’effroyable se mêle au pitoyable...
Qui surveille la DRPP ?
Au final, on apprendra que la DRPP avait surveillé la plupart des tueurs de 2015, mais n’avait pas déclassifié toutes ses notes en rapport avec les auteurs des attentats, contrairement aux autres services, sur demande des juges d’instruction et sur ordre de l’Intérieur :
« Seule la DRPP n’a pas joué le jeu. Et ce n’est pas faute d’avoir espionné les auteurs des différents attentats. Face à la commission d’enquête, René Bailly a lui-même expliqué que Saïd Kouachi et Salim Benghalem, “qui figure dans le ‘top 10’ des représentants français combattant dans les rangs islamistes dans la zone irako-syrienne”, avaient été placés sous surveillance en 2011 par son service. Ladite surveillance du frère Kouachi aurait repris en février 2014 avant d’être définitivement abandonnée en juin 2014 “parce qu’il a été établi que Saïd Kouachi n’était plus en région parisienne mais installé à Reims”. Sept mois avant la tuerie de Charlie Hebdo, la DRPP travaille sur un de ses deux futurs auteurs mais rien n’est versé dans le dossier d’instruction…
Concernant le 13-Novembre, Samy Amimour, chauffeur à la RATP radicalisé et membre d’un club de tir de la police, fait l’objet d’une surveillance de la part de la DRPP, selon les dires de René Bailly devant la commission. Là encore, on ne saura rien du travail effectué par le service de renseignement parisien sur le futur boucher du Bataclan. Pour résumer, la DGSI, la DGSE et les Renseignements territoriaux obtempèrent aux injonctions de la justice, communiquent leur documentation. Pas la DRPP. »
L’article de Mediapart se termine sur une note très sobre :
« Le 17 avril 2017, René Bailly a fait valoir ses droits à la retraite. »
D’autres n’auront pas eu cette chance.